Le son du grisli

Bruits qui changent de l'ordinaire


Vers TwitterAu grisli clandestinVers Instagram

Archives des interviews du son du grisli

Decibel : Perform Compositions by Alvin Lucier (Pogus, 2013)

decibel perform compositions by alvin lucier

On déplie le poster qui sert de pochette et vlan : « still and moving lines ». C’est presque une devise (en fait une composition déjà d’Alvin Lucier qui disait Still and Moving Lines of Silence in Families of Hyperbolas) que Decibel (formation de Perth, Australia) respectera de bout en bout (une heure). En tout cas, la phrase résume bien ces quatre compositions (datées de 1967 à 2002) qui durent, qui flottent et qui (donc) bougent.

D’accord le son du piano n’a aucun relief mais il sait se taire, c’est donc pour cela qu’Ever Present (on dit d’elle qu’elle est la composition la plus musicale de Lucier) perth (pardon). Dans mon lointain souvenir de Morton Feldman, c’est un peu feldmanien (peut être trop pour moi, mais c’est une affaire de goût…). On (je) préférera(is) la musique de passe-plat d’autobahn de Carbon Copies (1989), diablement plus fieldrecordée, field recordings que les instruments (sax, piano, flûte) imitent (secouent) ensuite.

Hands (1994) nous débarrasse du piano pour un orgue joué à huit (8) mains. Or moi j’entends des flûtes, des flûtes folles, qui me font tourner la tête et me clouent au sol. Maintenant à la plus vieille, de composition : Shelter (1967 = un an avant le 11 septembre pragois) pour « vibration pickups, amplification system and enclosed space ». Fabuleux (que dire d'autre ?). Pour résumer : bizzarement, plus on remonte le temps, plus le compositeur Lucier disparaît, moins il s’affirme. L’inverse d’un rocker, en quelque sorte, et c’est peut être ça qui me cloue au sol, justement !

Decibel : Perform Compositions by Alvin Lucier (Pogus)
Edition : 2013.
CD : 01/ Ever Present 02/ Carbon Copies 03/ Hands 04/ Shelter
Pierre Cécile © Le son du grisli



LDP 2015 : Carnet de route #17

ldp 2015 17

A la veille de la reprise pour le trio ldp de la tournée Listening (Lucerne, puis Londres), Barre Phillips évoque ici le souci de santé qui le tiendra quelque temps éloigné de la scène. Comme nous tous, Jacques Demierre et Urs Leimgruber attendent déjà son retour…



7 août 2015
La Garde, France

Deep inside us there are so many states of being that we work toward bringing to the light as we go through our lives.   
Black Bat – Roaming in the evening, plunging in the early morning.
And KABOOM – He found an opening in me –
"This is part of you too" he whispered into my inside ear.
Dance Dance Mother-fucker. Maybe you'll find it. I did.
With a little help from my friends. Cutting way down to beyond zero. The psycho-physical-knowing space that is nothing. Full of emptiness. All can happen and we will see it clearly because there is nothing else. With a little help from my friends. And there he was, B.B. locked in his cage, crying to get out and devour everything – But no!
Clarity beat out darkness. And today Black Bat is reduced to a Crab Shell. Just in time to fall away.     
Hallelujah! With a little help from my friends.
B.Ph.

Die extensive Frühlings-Tournee ist vorbei. Das lange Stück des Trios, ohne Anfang und ohne Ende hat wieder einmal eine lange Pause. Alles ist jetzt anders als vorher. In der Stille, in der Abwesenheit der physischen Präsenz spielt in mir das Trio weiter. Es gibt kaum einen Moment wo ich nicht mit dem Klang des Trios verbunden bin. Ob beim Spazieren in der Natur, im Strassenverkehr oder am Instrument, es spielt. Ich nehme wahr, ich höre und ich lasse mich darauf ein. Ich beobachte bewusst die Empfindungen in meinem Körper mit Gleichmut. Ob helldunkel, nasstrocken oder heisskalt ich lasse mich darauf ein. Auf das wie es ist. Das Hier und Jetzt ist nicht die Realität. Dennoch geniesse ich diesen Moment.
Die freie Improvisation ist eine andere Form von Komposition. Ich spiele mit meinem Instrument Lufttöne. Ich reibe und schleife an musikalischem Material. Auf einmal spiele ich einen langen, unaufhörlichen Ton. Ich spiele ihn weiter und weiter, ohne Anfang und ohne Ende. Ich fühle mich als Vogel und fliege davon. Erst jetzt merke ich, dass ich geträumt habe und erwache aus meinem tiefen Schlaf.
U.L.

Malgré le silence des instruments, la musique du trio se poursuit et continue de retentir dans l'interstice estival délimitant le Spring Tour du Fall Tour. Espace restreint mais essentiel entre-jeu, où d'intenses expériences ne cessent de nous relier. De ma cuisine, où j'écris la pièce dont le trio fera la création en novembre prochain avec l'orchestre symphonique de la Tonhalle de Zürich, la retraite silencieuse et méditative de Urs dans le Jura suisse m'ouvre par rebond un espace intérieur où je découvre des configurations sonores insoupçonnées. Assis à ma table, j'imagine cette autre table sur laquelle Barre combat Black Bat, et je ressens l'énergie profonde contenue dans ces quelques mots: with a little help from my friends. Le trio ldp est à la fois un lieu de pratique et une présence au monde de chacun des deux autres. En liberté, et much love, aussi.
C'est dans cette présence èldépienne que s'est progressivement révélée No Alarming Interstice, composition pour le trio et le Tonhalle Orchester Zürich commandée par les Tage Für Neue Musik. Une interrogation initiale a tracé la piste à suivre: comment rendre possible la rencontre entre un orchestre symphonique dédié à l’interprétation de compositions écrites et un trio de musiciens dont la pratique est de composer en improvisant ? Autrement dit, comment faire coexister dans un présent musical des expériences du son qui rassemblent des approches aussi différentes que celle de l’écriture, de l’indétermination et de l’improvisation ?
Ces questions fondatrices de No Alarming Interstice m’ont amené à réexaminer certains commentaires de Morton Feldman sur son propre travail compositionnel graphique. Il y décrit sa principale déconvenue: le défaut qu’ont ses pièces graphiques à contribuer à la libération des interprètes, alors que ce qu’il cherchait avant tout, c’était de permettre aux sons eux-mêmes d’être libres. L’objectif du compositeur américain étant de libérer les sons, non de laisser les musicien.cienne.s les occulter par un usage inapproprié de leur expression égocentrée. Il ajoute à son commentaire qu’il n’a jamais songé à la composition graphique comme un art de l’improvisation, mais davantage comme une aventure sonore totalement abstraite.
Pourtant, même si Morton Feldman semble dire que le résultat d’une mauvaise interprétation de son écriture graphique peut produire de l’improvisation - ce qui reste à questionner - le problème n’est pas celui de l’improvisation en tant que telle, laquelle est une pratique en soi et non un effet collatéral, mais plutôt celui de la confusion qui existe, au moment de l’interprétation, entre la responsabilité que demande une écriture indéterminée et la liberté, souvent mal comprise, d’agir selon ses envies en relativisant le texte graphico-musical. On retrouve d’ailleurs cette même confusion dans le cadre de la pratique improvisatrice expérimentale, où le rôle du texte musical est joué là par le contexte acoustique et sonore. Je verrais ainsi l’indétermination et l’improvisation plutôt comme des lieux autonomes, des entités spécifiques, avec leur propres stratégies graphico-musicales et sonores, textuelles et contextuelles.
Le point de vue, ou le point d’écoute, adopté dans No Alarming Interstice est celui où les trois approches mentionnées, indétermination, improvisation et écriture, sont abordées d’une manière non-hiérarchique, chacune entretenant et développant instant après instant un rapport particulier avec un texte qui lui est propre: musical, graphique, acoustique.
Ce qui m’a paru tout à la fois extrêmement intéressant et particulièrement stimulant, c’est le paradoxe entre la réflexion de Feldman en forme de constat d’échec sur une écriture musicale graphique qui manquerait sa cible en offrant une certaine forme de liberté improvisatrice et le fait que le compositeur américain soit devenu aujourd’hui l’un des compositeurs dont la scène de l’improvisation expérimentale se revendique le plus.
Le temps a passé, depuis plus de soixante ans, l’écoute a changé, et même si Feldman pointait négativement, à mon sens, l’improvisation, il y a eu appropriation de l’écoute feldmanienne par les musicien.cienne.s d’improvisation. Mais c’est moins l’ironie de l’histoire que les réflexions et les expériences sur l’espace et l’environnement sonores, où la position du sujet improvisant est moins égocentrée que dans la période annonçant le free-jazz, qui ont profondément modifié la pratique improvisatrice et raproché celle-ci de la position esthétique et de l’attitude compositionnelle du compositeur américain, où l’attention à la fois instinctive et extrême qu’il portait au son, à l’enchaînement temporel basé sur l’écoute de patterns sonores, a fait écho aux enjeux esthétiques et musicaux des improvisateur.trice.s. D’une certaine manière, avec les moyens et les préoccupations d’aujourd’hui, l’improvisation expérimentale poursuit au sein de l’instant la tradition de ce que Morton Feldman visait à travers son écriture graphique et indéterminée, à savoir une certaine forme de libération des sons.
C'est associée à la musique improvisée que le trio développe depuis une quinzaine d’années et fondée sur Marginal Intersection, une pièce pour grand orchestre écrite par Morton Feldman en 1951, que No Alarming Interstice rend un hommage anagrammatique au compositeur américain et convoque indétermination, écriture et improvisation, pour une expérience élargie de l'écoute du son dans l’instant.
J.D.

photo barre phillips

Photo : Barre Phillips

> LIRE L’INTÉGRALITÉ DU CARNET DE ROUTE


Zeitkratzer : Column One: Entropium (Karlecords, 2015)

zeitkratzer column one entropium

On ne le répétera jamais assez, l'ensemble Zeitkratzer a développé au gré de son abondante discographie une grammaire rugueuse et grinçante qui donne à ses (ré)interprétations un formidable piquant. Ainsi appuie-t-il là où ça secoue et on adore.

Nouvelle preuve des impeccables sonorités défrisantes des Berlinois, Column One: Entropium révise cinq compositions du collectif Column One (certains se souviendront qu'ils ont collaboré en leur temps avec Psychic TV ou Genesis P-Orridge), enregistrées en live au Berghain en 2012. Si l'aventure n'atteint pas toujours l'incroyable degré d'intensité des volumes consacrés à Stockhausen, Alvin Lucier (Alvin Lucier), Keiji Haino (Electronics 3) ou Whitehouse (Whitehouse), sans même parler de leur unique relecture du Metal Machine Music de Lou Reed, les habitués de la bande à Reinhold Friedl ne perdront pas une seule seconde de leur existence passionnée à fréquenter ce nouvel épisode.

Zeitkratzer : Column One: Entropium (Karlrecords)
Edition : 2015.
LP : A1/ Entropium Part 1: Panthera A2/ Entropium Part 2: Sol A3/ Entropium Part 3: Vilde Navarseke - B1/ Entropium Part 4: Handhilse B2/ Entropium Part 6: Lade
Fabrice Vanoverberg © Le son du grisli


Rhodri Davies, John Butcher : Routing Lynn (Ftarri, 2014) / Mark Fell : A Pattern for Becoming (The Tapeworm, 2015)

rhodri davies john butcher routing lynn

Ce sont trente-cinq minutes d’exception que renferme Routing Lynn, disque enregistré en concert (14 mars 2014) par John Butcher (saxophones amplifiés ou non) et Rhodri Davies (harpes) sur la lecture d’une composition quadriphonique de Chris Watson – faite déjà de Butcher et de Davies (éléments plus tôt glanés en concert à Routing Lynn) en plus d’environnements.

Ainsi aux pépiements et sifflements d’oiseaux affolés, Butcher oppose des souffles inattendus et Davies des vibrations qui, les uns comme les autres, semblent faire effet sur la bande enregistrée. C’est dire la force des réactions des musiciens : leurs longues notes tenues ou leurs vifs échanges proposant un chapelet d’extensions éphémères à la pièce de Watson. Sous l’effet de parasites agissant (et créatifs), la voici bel et bien agitée.

écoute le son du grisliRhodri Davies, John Butcher
Routing Lynn (extrait)

écoute le son du grisliRhodri Davies, John Butcher
Routing Lynn (autre extrait)

Rhodri Davies, John Butcher : Routing Lynn (Ftarri  / Metamkine)
Enregistrement : 14 mars 2014. Edition : 2014.
CD : 01/ Routing Lynn
Guillaume Belhomme © Le son du grisli

mark fell a pattern for becoming

On retrouve Rhodri Davies sur une cassette Tapeworm contenant deux interprétations d’A Pattern for Becoming, pièce pour sept enceintes mouvantes et un soliste signée Mark Fell. Le 22 janvier dernier, le harpiste réagissait ainsi aux signaux de l’environnement qu’on avait préparé pour lui à la Blue Room de la Royal Festival Hall : ainsi les cordes – tremblantes, pincées ou vibrantes – délimitent-elles un irrésistible champ magnétique. Sur l’autre face c’est, au même endroit mais deux mois plus tard, Okyung Lee qui rayait à l’archet cette partition de signaux avant d’en faire fléchir le volume dans de grands et beaux gestes.

Mark Fell, Rhodri Davies, Okkyung Lee : A Pattern for Becoming (The Tapeworm / Touch Shop)
Enregistrement : 22 janvier 2015 & 26 mars 2015. Edition : 2015.
Cassette : A/ A Pattern For Becoming, with Rhodri Davies – B/ A Pattern For BEcoming, with Okkyung Lee
Guillaume Belhomme © Le son du grisli


Luca Pissavioni, Dalila Kayros : A Spectral Work (Bunch, 2014) / Giancarlo Mazzu, Luciano Troja : Tasting Beauty (SLAM)

luca pissavini dalila kayros a spectral work giancarlo mazzu luciano troja tasting beauty

Un grand raffut nous accueille. Les voix se dédoublent, s’étirent, s’entrechoquent, s’entretuent. Les échos sont partout. Les cordes scellent un mouvement sans fin. Cris et vociférations prennent le dessus. Une furia percussive fait surface. C’est une bourrasque. Le fracas s’éternise. Des déflagrations entretiennent le chaos. Peu à peu, le mouvement ralentit, se perd, se rétrécit et apparaissent alors entrechats de cordes (violoncelle et contrebasse). D’autres voix s’élèvent, d’outre-tombe maintenant. Le chaos n’est plus, la matière stagne. Du fracas jusqu’au silence, Luca Pissavini (compositions, contrebasse, violoncelle, viola, cithare, daxophone, percussions, electronics) et Dalila Kayros (voix) signent ainsi une essentielle séance d’exorcisme musical...

... Pas toujours inutile, la bonne vieille mélodie. Surtout quand elle a quelque chose à dire, traduire, transmettre. Giancarlo Mazzu est guitariste et Luciano Troja est pianiste. Tous deux aiment la clarté mais aussi le vagabondage. On les entend quitter le chemin et fouiller les fossés. Dans ces fossés, ils ne trouveront aucune dissonance mais apprendront à se séparer et à faire fructifier de nouvelles pistes. Improvisant, ils chouchoutent la mélodie puis s’amusent à défaire le cadre. Quelques petites choses glanées chez Mal Waldron pour l’un, un zeste de prog chez l’autre : ça sonne juste et précis. Souvent profond.

Luca Pissavioni feat Dalila Kayros : A Spectral Work (Bunch Records)
Edition : 2014.
CD : 01/A Spectral Work
Luc Bouquet © Le son du grisli

Giancarlo Mazzu, Luciano Troja : Tasting Beauty (SLAM)
Enregistrement : 2013. Edition : 2015.
CD : 01/ Tasting Beauty 02/ Blues for Giuseppino 03/ Quando amavamo l’America 04/ Qui 05/ Barbara & Blaise 06/ Somiglia 07/ Natural Wisdom 08/ Fat Mouse in Brooklyn 09/ Village Flowers 10/ Caserta
Luc Bouquet © Le son du grisli



Annette Peacock : I Belong to a World That’s Destroying Itself (Ironic, 2014)

annette peacock i belong to a world that's destroying itself

Puisque toute réédition (ou presque) mérite une explication, voilà pour I Belong to a World That’s Destroying Itself : c’est en fait Revenge, qui était sorti au début des années 1970 sous le nom du Bley-Peacock Synthesizer Show (+/- 1969) & qu’il faut désormais considérer comme le premier album solo d’Annette Peacock (non, ce n’est plus I’m the One) puisque Paul Bley n’y apparaît que sur 3 titres et que 8 - 3 = 5 et que 5 c’est suffisant pour un solo. Trêve de précisions, ajoutons qu’on aura pris soin d’agrémenter Revenge de deux morceaux supplémentaires (Flashbacks et Anytime with You).

Ce qu’il y a d’étonnant dans I Belong to a World That’s Destroying Itself (qui est aussi le titre du troisième morceau) c’est qu’il y est presque plus question de voix (celle d’Annette, trafiquée, modifiée…) que de synthétiseurs et d’expés postjazz (en plus de Paul Bley, ont participé à l’enregistrement Gary Peacock, Laurence Cook, Perry Robinson ou Mark Whitecage). Un album de chansons un peu spéciales, il faut bien le reconnaître, parce qu’il racole (mai dans le bon sens du terme = stylistiquement ou genriquement parlant, du côté des protopunk / punkofunk / funkoblues /  bluesypop / poprélofi…) même si pas toujours sur le bon trottoir.  

Enfin, oui, si le son est un peu sale, c’est normal. Et d’ailleurs ça ajoute aux charmes de la chose qui ne nous vient pas d’une autre époque mais d’une autre planète. Une planète qu’accosteront bientôt (c’est du futur régressif) Soft Machine, Carla Bley ou même (quoi ? qui ?) Astrud Gilberto. De quoi quand même intriguer, et faire à Revenge Nouvelle Formule une belle place dans sa discothèque.

Annette Peacock : I Belong to a World That’s Destroying Itself (Ironic)
Enregistrement : 1968-1969. Ediiton (sous le nom de Revenge) : 1971. Réédition : 2014.
CD / LP : 01/ A Loss or Consciousness 02/ The Cynic 03/ I Belong to a World That’s Destroying Itself 04/ Climbing Aspirations 05/ I’m the One 06/ Joy 07/ Daddy’s Boat (A Lullaby) 08/ Dreams (If Time Weren’t)
Pierre Cécile © Le son du grisli


Jean-Luc Guionnet, Didier Lasserre : Hear Out! (Les potagers natures, 2015)

jean-luc guionnet didier lasserre hear out

On aurait pu attendre – on aura peut-être attendu – du présent duo d’autres surfaces polies et d’autres rumeurs à mettre au jour. Or, la fièvre (ou le public) en a décidé autrement : en concert, Jean-Luc Guionnet (au saxophone alto) et Didier Lasserre improvisent en pyromanes.

Attachée à ces impressions d’Africanasia (souvenir d’Arthur Jones et de Claude Delcloo), la paire, qui connaît ses classiques, nous refait le coup de la « musique du dehors » (Hear Out!). Enfonce le cloo, certes ; mais revoit aussi ses influences sur l’instant, et les révise même : après s’être entendus sur un même principe, l’alto accouche de plaintes hautes et d’accrocs fabuleux quand la batterie remue sans cesse pour ne jamais laisser la rengaine s’imposer.

Il y a chez Guionnet (malgré ses redites, ses contrariétés décidées…) et chez Lasserre (malgré sa courtoisie et son abnégation, ce « laisser-faire »), de quoi créer – et bien – dans le feu de l’action : l’alto vibre alors – combien, ici, de blending notes ? – et la batterie renvoie, quand ce n’est pas l’inverse. Et l’inverse, c’est justement ce que Guionnet et Lasserre donnent ici à entendre. Qui impressionne, brut et authentique.

Jean-Luc Guionnet, Didier Lasserre : Hear Out! (Les potagers natures)
Enregistrement : 28 février 2014. Edition : 2015
LP : A/ Set 1 – B/ Set 2
Guillaume Belhomme © Le son du grisli


Duane Pitre : Bayou Electric (Important, 2015)

duane pitre bayou electric

Qu’elle est longue à grimper la côte du Bayou Electric pour la colo de drones de Duane Pitre. Et lorsqu’il y arrive, pouf il disparaît. Mais on connaît le DP, et on attend son retour puisqu’on sait qu’il reviendra.

Gagné, voilà que les drones à répétition investissent c't'ambient sournoise où le synthétiseur et le violoncelle s’ébattent avant qu’on y déverse des criquets (des cigales ? qu’en sais-je ?) synthétiques et même des voix (bien étouffées, certes certes). Ca plus ça plus ça et voilà une musique de nuit (basses / insectes / dulcimer) qui se retire comme le jour. Mais pas de silence pour autant, non : des insectes, et le retour des drones beaucoup plus vindicatifs. Voilà ce que c’est que s’aventurer dans le Bayou Electric de Duane Pitre, qui prouve ici qu’il sait diversifier les drones qui continuent de l’inspirer.

Duane Pitre : Bayou Electric (Important)
Edition : 2015.
CD / LP : 01/ Electric Bayou
Pierre Cécile © Le son du grisli


Philippe Crab : Ridyller Rasitorier Rasibus (Le Saule)

philippe crab ridyller rasitorier rasibus

Un an après la parution du déjà remarquable Necora Puber, Philippe Crab réussit la gageure de lui donner une suite tout aussi passionnante. Cinquième album pour le musicien à l’humilité acérée dont la trajectoire de franc-tireur dans la dite « chanson française » s’avère suffisamment déboussolante et singulière, voire anachronique, pour réduire l’obsolète genre à une étiquette tout juste bonne à être décollée. De toute évidence, Crab ne se cherche pas délibérément une place, ne s’inscrit dans aucune filiation clairement identifiée, sinon identifiable. Il chuchote plutôt une beauté sans canon, accolée à la somptueuse évidence d’un monde en harmonie avec son esthétique. Un monde à rebours où le chanteur-guitariste remonte le temps pour accéder à des zones vierges : langue libre et rieuse, nourrie des cailloux d’Eric Chevillard et qui invente sa propre farandole de mots, accords de côté qui mettent à mal les conventions usitées, harmonies baroques qui se battent en duel, rythmiques reliées au berceau tellurique, son sans ornements qui convoque en creux quelque nostalgie folk appalachienne, collages sonores in vivo qui fouaillent le vivant… L’art s’affirme avec l’insistance têtue de ceux qui tamisent la brutalité du sens derrière la brillance de l’audace.
 
Le louable souci de Philippe Crab vise moins à élargir son audience qu’à approfondir et, simultanément, à aggraver la raison même de (se) jouer. D’un seul tenant, Ridyller rasitorier rasibus, titre qui emprunte sa substance poétique au recueil Dans la nature de Philippe Beck, chemine ainsi en trois denses étapes, durant un peu plus d’une heure. L’autre y rencontre soi-même, la quête de l’informulable rebondit sur la saisie du fugace. Se scrute dans les chansons de Crab ce qui remue et grommelle. Tortueux, le chemin fait office de savoureux périple et invite tout autant à la flânerie qu’à la découverte de saisissants impromptus. Souvent, le musicien opte pour une sorte d’épuisement, de ressassement, privilégie les motifs répétitifs, se joue de la durée. Chaque composition, jusque dans ses dérives instrumentales plus ou moins contrôlées, est question d’agencements à arbitrer, d’espaces à cerner, d’architectures à envisager. Il ne s’agit pas seulement de prendre son temps, mais d’en arracher des morceaux et de les nouer ensuite entre eux ; pas seulement de composer, ni même de décomposer, mais de bâtir un temps à soi, une cartographie sensible, celle des possibles. A l’instar du morceau sur Le Pont où l’attente de l’amoureux esseulé ouvre le monde alentour à la circulation des idées en un va-et-vient aussi envoûtant que déroutant. Crab semble bousculer les repères et étirer le temps afin de chercher une écriture qui échapperait à l’appréhension rationnelle des choses. L’intime, atteint au bout d’un long tête-à-tête, s’ouvre à des zones étrangement reculées de lui-même. Déploiement et tâtonnements hic et nunc d’un esprit vagabond qui considère la divagation et l’état second comme un délectable art de vivre.


 
Philippe Crab : Ridyller, rasitorier rasibus (Le Saule)
Enregistrement : 2014-2015. Edition : 2015.
CD / DL : 01/ Le rasoir d'O 02/ Le pont 03/ Idylle interrompue 04/ Mashuk 05/Sphère 06/ Dédier le temple 07/ MLH 08/ Lycophron 09/ Phorie 10/ Réponds 11/Un très joli ptè bois 12/Agraulé 13/ Les compagnies cycloportées 14/ Désidyllons 15/ Opulente nature 16/ Un cas banal de dissonance cognitive 17/Es tam polin 18/ Heureux les lapins
Fabrice Fuentes © Le son du grisli


Martin Küchen, Landæus Trio ‎: Four Lamentations and One Wicked Dream of Innocence (Moserobie, 2014)

martin küchen landaeus trio four lamentations

Four Lamentations and One Wicked Dream of Innocence : le titre du vinyle s’explique, et même, se comprend : quatre compositions de Martin Küchen, d’un abattement inspiré, augmentées d’une composition « innocente » que l’on doit au pianiste de la section rythmique qui accompagnait le saxophoniste ce 19 avril 2013, Mathias Landæus.

Des années après India ou Olé, le modal (et l’ « exotique ») inspire encore Küchen : ses mélodies sont attachantes, mais surtout sublimées par ses façons d’instrumentiste. Ainsi, les saxophones (alto, ténor, baryton) invitent-ils la section rythmique à les rejoindre pour mieux, ensuite, la traîner à terre ; et quand ils vacillent sur un swing ralenti – qui pourra évoquer le vieil Hawkins (Tres Palabras) ou le jeune Kenyatta (Until) – leurs vibrations font effet.  

On remerciera Johnny Åman (contrebasse lâche) et Jonas Holgersson (batterie mesurée) des discrétions qu’ils dispensent. Mais n’étant « que » membres du Landæus Trio, leur élégance ne compte pas en comparaison du bavardage mélodique – à la McCoy Tyner, alors qu’on aurait apprécié ici la ponctuation d’un Fred Simmons (Until encore) – de leur leader de pianiste. Inquiet de placer quelques notes au-dessus de celles du soliste, Mathias Landæus démontre en effet un goût pour le clinquant qui finit par embarrasser l’auditeur – après absorption de pilule Küchen, voici qu’il entend TSF.

L’auditeur en question devra donc faire un effort (en seconde face, surtout) : et consacrer toute son attention au timbre singulier de Martin Küchen en imaginant le pianiste suédois – mais, au son, déjà franco-italien – accompagner, et accepter d’accompagner seulement, l’épatant saxophoniste sur piano Bolleter.

Martin Küchen, Landaeus Trio : Four Lamentations and One Wicked Dream of Innocence (Moserobie)
Enregistrement : 19 avril 2013. Edition : 2014.
LP : A1/ Post Injuries A2/ Don’t Ruin Me – B1/ En Jämtländsk Xe B2/ Du Rör Dig Så Sakta… 03/ One Minute of Innocence
Guillaume Belhomme © Le son du grisli



Commentaires sur