Alva Noto : Xerrox Vol.3 (Raster-Noton, 2015)
Prolifique (mais alva-silencieux depuis quelque temps), Carsten Nicolai en est déroutant… En écoutant le troisième volume de Xerrox, je m’aperçois qu’ainsi (quoi ?) il y a déjà eu deux Xerrox de son Alva Noto et que je suis passé à côté. Je pourrais rattraper mon retard, vous me direz, et moi je répondrais « ça se pourrait bien ».
Une musique encore plus électrisante qu’électrique (un sticker devrait nous prévenir du danger à l’approche de ces nappes de synthés qui circulent comme des bancs de poissons de Miyazaki) et encore plus profonde (basses, mes amies) que tout ce que j’ai entendu du projet de Nicolai. Pop-impressionniste, nostalgico-naïf de temps en temps, l’ambient du vol.3 évoquera le duo Eno / Budd, mais en plus moderne (modo = temps présent). Et mon temps présent à moi est celui qu’Alva Noto fait, même si c’est à rebours : vol.3, vol.2, vol.1.
Alva Noto : Xerrox Vol.3 (Raster-Noton)
Edition : 2015.
CD : 01/ Xerrox Atmosphere 02/ Xerrox Helm Transphaser 03/ Xerrox 2ndevol 04/ Xerrox Radieuse 05/ Xerrox 2ndevol2nd 06/ Xerrox Isola 07/ Xerrox Solphaer 08/ Xerrox Mesosphere 09/ Xerrox Spark 10/ Xerrox Spiegel 10/ Xerrox Exosphere
Pierre Cécile © Le son du grisli
Janek Schaefer : World News (REV. Laboratories, 2015)
Architecte de la musique expérimentale, ayant notamment travaillé aux côtés de Brian Eno ou Philip Jeck, Janek Schaefer jette un regard inquiet, voire pessimiste, sur World News, tout en demeurant captivant d'un bout à l'autre.
On y entend une radio qu'on imagine israélienne annoncer les infos, suivi d'un extrait de... Devandra Banhart (This World) avant que le témoignage d'une voix masculine nous transmette son insomnie effrayante, sur fond de bombardements lointains (Our World). L'homme de Walton-on-Thames nous emmène alors dans une conférence où une voix féminine sexy nous annonce la fin de l'énergie bon marché (Imagine a World), c'est d'autant plus réussi qu'en fond sonore, un drone aigu nous renvoie l'écho d'un Also Sprach Zarathustra de notre temps.D'abord apaisant, grinçant dans sa conclusion, l'ultime Another World noue le linceul sur le cercueil de notre civilisation.
Janek Schaefer : World News (REV. Laboratories)
Edition : 2015.
CD : 01/ This World 02/ Our World 03/ Imagine A World 04/ Another World
Fabrice Vanoverberg © Le son du grisli
Ken Vandermark, Barry Guy : Occasional Poems (Not Two, 2015)
Avant Occasional Poems, il y eut – et il y eut seulement – pour Ken Vandermark et Barry Guy Fox Fire. A l’invitation de Marek Winiarski, le duo se retrouvait sur la petite scène de l’Alchemia en 2014, dans le cadre du Krakow Jazz Festival. Les « poèmes » sont ceux de Robert Lax, dont les titres ont inspiré neuf improvisations.
Every good thing in measure : voilà l’idée principale qui préside à la conversation de la contrebasse, des clarinettes et des saxophones. Au commencement, Vandermark esquive les coups que lui porte l’archet ou cherche à répondre à des cordes surprenantes surtout parce qu’elles ploient. Certes, quelques flottements, dans les premières minutes, mais avec Shadow Cuts Light, le duo s’accorde sur un discours de dérèglements heureux.
Un saxophone glisse une mélodie qui rampe bientôt dans une forêt de graves à la verticale, sinon évite des coups d’archet rapide en restant à distance rapprochée de la « chose musicale » (I Will Sing You of the Moments, States of Being). Quelques flottements encore, sur le second disque, qui disparaissent rapidement quand Vandermark et Guy, sans plus s’écouter, se volent dans les plumes – Lax, encore. Vif, le duo est aussi vivifiant.
Ken Vandermark, Barry Guy : Occasional Poems (Not Two)
Enregistrement : 22 novembre 2014. Edition : 2015.
2 CD : CD1 : 01/ Nature is a Wolf 02/ Lights Cuts Shadow 03/ Shadow Cuts Light 04/ I Will Sing You of the Moments – CD2 : 01/ States of Being 02/ Pan Metron Ariston (every good thing in measure) 03/ Black, White, Red, Blue 04/ Riding the Air 05/ Curving of the Wave
Guillaume Belhomme © Le son du grisli
Simon Whetham : What Matters is that It Matters (Baskaru, 2015)
La poésie de Simon Whetham n’est pas celle du quotidien (en tout cas pas le mien). Le quotidien, il l’arrache et le recompose selon son humeur. Et elle est souvent noire, sa poésie, même si elle ne s’interdit ni la distraction ni les tons pastels.
C’est d’ailleurs un bizarre de disque que What Matters is that It Matters. Car on ne sait jamais sur quel pied danser. Eh oui, Whetham peut balancer un petit air folklo' avant de déclencher une avalanche, jouter fort avec les turntables de Kiyoharu Kuwayama, faire passer un train qui décharge une ambient pop onirique, tâter d’une sorte de guitalélé pour conjurer le sort des moteurs de Ryu Hankil, modifier ses field recordings dans de gigantesques tubes à essai… La tête nous tourne, Simon.
Mais j’avoue que si What Matters is that It Matters fait l’effet d’une compil (de chutes ?) assez inégale, certains passages sont d’une bien belle beauté belle (--> Things Just Fall Where They Want to, The Innocence of Deceit).
Simon Whetham : What Matters is that It Matters (Baskaru)
Enregistrement : 2012. Edition : 2015.
CD : 01/ Things Just Fall Where They Want To 02/ One Side of the Border 03/ What Matters Is That It Matters 04/ The Innocence of Deceit 05/ You Can’t Escape the Past 06/ The Other Side of the Border
Pierre Cécile © Le son du grisli
Anthony Braxton, Derek Bailey : First Duo Concert (Emanem, 2015)
La première édition de ce disque Emanem (Duo 2, 1974, double vinyle) découpait le concert du 30 juin 1974 qu’il consignait en deux parties : first set / second set. Sur CD, la première réédition (1995) oblige la seconde (2015) : voici le first et le second sets découpés, l’un et l’autre en six aires (area).
C’est que Martin Davidson a réfléchi, entre la première et la deuxième édition de la référence Emanem, et su voir qu’Anthony Braxton et Derek Bailey s’étaient « entendus » là sur quelques atmosphères. Des champs d’improvisation prédéterminés, pour tout dire, qui auront accordé le musicien de Chicago et celui de Londres – dans les notes de pochette, Davidson revient sur les différences qui régissaient (et nourrissaient) alors deux formes d’improvisation libre : celle qui s’attachait encore à un peu de matériau écrit, et celle qui, du même matériau, faisait (pour combien de temps encore ?) table rase.
Le deuxième concert que Braxton (qui découvre Londres en 1971) et Bailey donnent ensemble documente ainsi une approche : celle de deux mondes, et d’un intérêt commun. De saxophones en clarinettes et flûte, le premier trouve là de quoi revoir ses façons (déjà hétérogènes) quand le second presse sa six ou dix-neuf (c'est là une estimation, et sans doute un souvenir) cordes afin d’aménager quelques volumes qui agiteront les habitudes de son visiteur-partenaire. Inutile d’insister : la rencontre est non seulement historique, mais également essentielle.
Anthony Braxton, Derek Bailey : First Duo Concert (Emanem / Orkhêstra International)
Enregistrement : 30 juin 1974. Edition : 1974. Première réédition : 1995. Réédition : 2015.
CD : 01-12/ First Duo Concert
Guillaume Belhomme © Le son du grisli
Krishve : Sort Diamant / Apollo (Clang, 2015)
Bon anniversaire à la Danish Composers' Society : cent bougies sur le gâteau, ça se fête. Pour l'occasion, deux pièces composées pour les enceintes à douze voies de la Bibliothèque Royale de Copenhague s'imposaient. Elles sont de la plume de l'artiste local Krishve, alias Kristian Hverring, qui nous signe l'EP deux-titres Sort Diamant, une très belle expérience en lévitation, où la Kosmische d'hier n'est que prétexte à une envolée suave en marge de la musique tonale, avant qu'un ultime coup d'accélérateur n'ajoute une dernière lueur finalement très rock sur l'événement, dont on regrette juste de ne pas en avoir été.
Très en verve, l'artiste danois remet le couvert sur Apollo, autre EP (cinq tracks) où il dévoile un penchant impressionniste tout autant recommandable. Si, vous l'aurez deviné au détour de son titre, la cosmologie tient un rôle central, elle ne se borne pas à paresseusement caresser les étoiles du bonheur. Plus proche de la vision d'un Ligeti quand il enfile son costume d'astronaute, Krishve ajoute maintes touches de modernité, entre rugosité et sensualité, et le fait avec une telle évidence qu'on ne peut que s'incliner. Chapeau bas.
Krishve : Sort Diamant / Apollo (Clang Records)
Edition : 2015
CD / DL : Sort Diamant 1/ Vandspejl 2/ Surstof (Respiration IV) 03:57
Fabrice Vanoverberg © Le son du grisli
Yoni Kretzmer : Book II (OutNow, 2015)
Un son de ténor granuleux, épais, étranglé : voici Yoni Kretzmer. Ce dernier est né à Jérusalem, est passé par Tel-Aviv puis par Paris avant de s’installer à New York, il y a quelques années. Le fruit du free coule en lui. Son cri n’est pas de pacotille et n’a que faire de gesticulations inutiles. Pour le moment, je ne connais que ce quartet à deux contrebasses, qui me ravit.
Ici, les automatismes des contrebassistes Reuben Radding et Sean Conly et les frappes insistantes du batteur Mike Pride s’oublient au profit d’une incessante mise en son collective. Frémissement de cordes, archet et ténor se confondant ou archets en pleurs, batterie aux riches ricochets, le ténor ne joue jamais en solitaire.
Plutôt que de compositions parlons de mises en situation : de la frénésie à la tendresse de Stick Tune en passant par les souffles las de Ballad, rien ne se disloque puisque tout se construit dans la justesse de l’instant. Cerise sur le gâteau : les dix-neuf minutes de Number 4 où l’ombre modulante d’un Evan Parker plane longtemps avant que se propage et se déchire le cri. Welcome.
Yoni Kretzmer 2Bass Quartet : Book II (OutNow Recordings)
Enregistrement : 2014. Edition : 2015.
2 CD : CD1 : 01/ Haden 02/ Soft 03/ Stick Tune 04/ Metals 05/ Freezaj 06/ Leaves 07/ Polytonal Suite 08/ Ballad – CD2 : 01/ Number 4
Luc Bouquet © Le son du grisli
Chaz Underriner : Reinterprets Song 6 , Song 8, Song 9 by Anastassis Philippakopoulos (Edition Wandelweiser, 2015)
Les pièces d’Anastassis Philippakopoulos que « réinterprète » ici le guitariste Chaz Underriner ont été écrites pour d’autres instruments que le sien : flûte (Song 6, que les éditions Wandelweiser ont publiée plus tôt sous le nom du compositeur sur Songs And Piano Pieces), section de cordes (Song 8, qu’Underriner interprète avec trois autres guitaristes : Armin Abdihodzic, Greg Dixon et Robert Trusko) et clarinette basse (Song 9).
Trois chansons qui se suivent en toute discrétion, remuant légèrement sous l’effet des notes sorties de l’ampli. Elles – qui changent selon l’intensité de l’attaque du guitariste –, oscillent, traînent quelques secondes (les basses, surtout) puis disparaissent. C’est alors le moment de leur régénération : dans leur redite ou leur remplacement. Sur la couverture du disque, Michael Pisaro écrit que les suites d’événements que sont les pièces d’Anastassis Philippakopoulos obligent leurs interprètes à y trouver eux-mêmes la « chanson ». En prenant un peu de recul, Underriner en aura révélé les mélodies aspirées.
Chaz Underriner : Reinterprets Song 6 , Song 8, Song 9 by Anastassis Philippakopoulos (Edition Wandelweiser / Metamkine)
Edition : 2015.
CD : 01/ Song 6 02/ Song 8 03/ Song 9
Guillaume Belhomme © Le son du grisli
DinahBird : A Box of 78s (Gruenrekorder, 2014)
Tiens, les deux faces ne marchent pas de la même façon, même si elles sont toutes les deux remplies de sons qui « auraient » fait le voyage jusqu’à nous (c.a.d. sur ce vinyle) dans une valise – je renvoie le lecteur intéressé par les explications aux explications données par l'artiste sonore DinahBird sur le site du label Gruënrekorder).
Donc donc… Quand on pose le diamant sur A, il sautille un peu (parfois beaucoup) et choisit lui-même le sillon sur-lequel il va looper (= répéter un son en boucle, soit quelques secondes d’un tinetement, un bout d’opéra, deux ou trois secondes de violon, un autre bout d’opéra, etc. etc.). Oui, lecteur, c’est une boucle. Sans fin (comme ma chronique s’il ne tenait qu’à moi, c’est que j’en ai sous le pied). Une boucle qui pourrait tourner pour toujours. Et il y en a plusieurs, des boucles, mais nous n’avons qu’un, nous, « toujours ». Il faut donc choisir, se poster red d’équerre sur une chaise à côté de la platine, écouter quelques secondes et choisir un autre sillon (il ne faudrait pas que le diamant nous refasse le coup du « c’est moi qui choisit »).
En face B, la lecture est classique : une rivière coule (merveilleuse rivière et eau à jamais reliée aux forces de la nature qui chantent…) un homme nous raconte une histoire, et il nous donne les clefs pour comprendre le concept de la chose vinylesque. C’est malgré tout un peu dommage, parce que le disque perd de sa poésie, et de sa bizarrerie (toute liquide qu'elle est). La galette a donc quitté le monde de l’art pour celui de la production discographique. La transformation s’est-elle faite dans une valise ?
DinahBird : A Box of 78s (Gruenrekorder)
Edition : 2014.
LP : A Box of 78s
Pierre Cécile © Le son du grisli
LDP 2015 : Carnet de route #25

27 octobre, Philadelphia
The Rotunda
Heute reisen wir mit dem AMTRAK train vom Penn-Station New York nach Philadelphia. Bei unserer Ankunft bringt uns ein Taxi zum Konzertort. Steven Tobin verantwortlich für die Konzertreihe Fire Museum empfängt uns. Er zeigt uns den Konzertraum und ein ziemlich verwahrlostes Upright Klavier, das für das Konzert zur Verfügung steht. Das Instrument gleicht eher einem verstaubten, alten Möbelstück, als einem Klavier. Es wird für Jacques eine zusätzliche Herausforderung sein dieses Objekt im Konzert musikalisch einzusetzen. Ich bin jedoch überzeugt, dass Jacques auch mit diesem Instrument umgehen kann.
Ich treffe mich mit Ken Weiss zu einem Interview in einem Nebenraum im oberen Stock. Ken arbeitet für die kanadische Musikzeitschrift Cadence, und er hatte mich lange im voraus kontaktiert, um mit mir ein ausführliches Gespräch zu führen. Normalerweise halte ich vor Konzerten keine Gespräche und gebe keine Interviews. Bei Ken’s Anfrage hatte ich die leise Ahnung, dass ein Gespräch mit ihm spannend sein könnte, und ich habe zugesagt.
„Was ist der Unterschied zwischen freier Improvisation und instant composing“. Diese Frage wird immer wieder gestellt, offensichtlich ist es immer noch nicht ganz klar, ob es einen Unterschied gibt und wie freie Improvisation praktiziert wird und wie sie zustande kommt. Meiner Meinung nach ist die freie Improvisation eine andere Form von Komposition. Sie entsteht nicht im voraus, weder notiert noch vorbereitet. Sie entsteht aus dem Moment heraus, indem man sich offen und unvorher eingenommen auf eine momentane Situation einlässt. Der Raum und die Zuhörer bilden hierfür eine Art akustische Partitur. Aus dem Moment heraus fallen Klänge spontan in den leeren Raum. Der Fortlauf wird zwischen den Musikern, aus dem Spiel heraus bestimmt. Für mich besteht zwischen freier Improvisation und instant composing kein substanzieller Unterschied, beide Bezeichnungen stehen für eine radikale Form freier Improvisation...
Konzentriertes Hören und Verantwortung, materielle Voraussetzungen und die spontane Eingabe bilden die Basis unserer Musik. Wir agieren, intensivieren, traktieren, dekonstruieren, eliminieren, addieren und multiplizieren.. die Musik nimmt ihren Verlauf. Sie entsteht in Echtzeit, sie entsteht indem sie entsteht. Gesten und Spielweisen vermischen sich und lösen sich ab. Wir halten nichts fest. Das Ausgelassene zählt genauso wie das Eingefügte. Jedes Konzert ist auf eine Art ein Original. Jede Situation ist anders. Der akustische Raum, das Publikum, die gesamte Stimmung im Hier und Jetzt, die gespielten Klänge und die stillen Zwischenräume sind Teil eines experimentellen, musikalischen Erlebnisses. Das Konzert dauert 45 Minuten. Das Publikum ist begeistert und bedankt sich mit Standing ovation.
U.L.
Le piano Myers F. Hall, 57897, poussé avec peine devant la scène de la Rotunda de Philadelphie par le technicien du lieu sur un tapis pour l'empêcher de rouler, était-il en fait une "dust machine" comme on parle d'une "smoke machine"? Repeint sans soin et tatoué PHILADELPHIA, ce piano droit, unique instrument vertical de cette tournée, a provoqué en aval du concert davantage de commentaires d'ordre visuel que musical. Depuis longtemps j'ai pour habitude d'éprouver de la bienveillance envers chaque piano que je suis amené à jouer. Pour faire bref, il n'y a pas de bons ou de mauvais pianos, il n'y a que des instruments différents, avec des potentialités spécifiques. A moi de les découvrir, à moi "to deal with it" comme dit Barre dans la vidéo présentée à chaque concert et qui marque son absence-présence en ce début de Fall Tour. Mais je dois avouer que ce soir-là, ce fut particulièrement difficile d'entrer en relation avec ce meuble à clavier. Le public ne s'en est, semble-t-il, pas rendu compte, puisque le concert fut salué par une standing ovation, mais j'ai ressenti une méfiance infinie de l'instrument à mon égard. Comme si cette méfiance immense le poussait à se refuser à mon jeu, à développer des stratégies d'évitement, à tout mettre en oeuvre pour empêcher que chaque parcelle de son territoire ne soit jouée. Ce qui avait complètement échappé à mon attention en cours de performance, c'était les nuages de poussière, grotesquement mis en scène par la lumière des projecteurs, que chaque son émis, chaque touche activée, chaque partie de l'instrument effleurée, mettait en mouvement de manière extravagante. Mais à écouter les commentaires, à relever les mots employés par les gens du lieu et par le public pour décrire la qualité de ce piano et celle de ses effets, j'ai ressenti une attitude générale de dérision envers l'instrument, une disposition faite de déconsidération, presque une posture d'absence d'estime, comme si à la base de la relation individu-instrument résidait un mépris originel, qui avait fini par agir avec violence tel un filtre brutal sur une relation d'écoute, me laissant désemparé comme face à un animal battu qui refuserait tout geste d'approche. Comme souvent, une coïncidence, ici un message de Quentin Conrate, lecteur-spectateur qui aborde la question de la figure du festaiuolo dans un courriel en résonance à son suivi du Carnet de route et à sa présence au concert donné à la Malterie de Lille en trio avec Hannah Marshall, m'a amené à penser que l'instrument-piano en tant que présence physique pouvait parfois jouer ce rôle-là, celui d'une figure intermédiaire qui désigne la "scène du son" au public assistant à l'action sonore. Dans le cas qui nous occupe, le piano Myers F. Hall de Philadelphie aurait ainsi renoncé, pour une raison qui reste mystérieuse, à jouer ce rôle de figure désignante, en se transformant en "dust machine", projetant entre lui-même et les spectateurs un voile de poussière dissimulant et étouffant la "scène du son". Il n'aurait laissé trace de lui-même que visuellement, à travers les particules de poussières virevoltantes qui ont si intensément nourri les commentaires du public, auxquels je me permets d'ajouter celui de Quentin, tant l'expérience du concert est une expérience riche en strates complexes et paradoxales: "Bonjour Jacques, j'ai pu poursuivre partiellement ma lecture de ton Carnet depuis notre rencontre à la Malterie, et j'ai eu l'idée de poursuivre un peu notre discussion de cette manière, à la suite du bout de l'interview où tu évoques l'idée de "faire partie de l'expérience". J'ai travaillé pas mal de temps sur cette question en étudiant les nuances entre performance et happening et la pensée de Kaprow. J'ai beaucoup étudié à cette occasion le moment du commencement, qui me semble fondamental pour se prémunir d'un choc, j'ai l'idée que la chose glisse. Le choc d'une pièce qui commence est pour moi un déictique trop net qui vient se greffer et nous impose l'idée que "ça commence" - à ce titre, j'ai forcément été sensible à votre manière de rentrer (Lionel Marchetti disait à Densités vouloir à présent parler avant de lancer les pièces pour étalonner notre oreille, j'aimais bien cette idée). Ce problème du mot dont tu parles se place chez moi à ce moment. Savoir si le musicien me donne à entendre quelque chose ou si il veut lui se faire entendre, ce qu'englobe sur le moment notre sphère sonore, la sienne comme celle de celui qui l'écoute, le musicien qui nous montre à entendre comme les festaiuolo dans les peintures. Quand tu parles de la soufflerie de la malterie par exemple, hier en y jouant, le début du set était nourri du son de la pompe à bière qui a au final été coupé, c'était intéressant de constater que nous étions tous à son écoute alors que personne ne jouait encore. Certains dans le public semblaient apprécier le fait que ce soit coupé, moi je jouais déjà avec rien qu'en pensée. Belle tournée et belle journée à vous!". J'aime ces mouvements de boomerang, qui nous font à la fois avancer et reculer, revisitant passé et futur dans l'espace insaisissable de notre expérience du présent.
J.D.
Photos : Jacques Demierre
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