Joan Rothfuss : Topless Cellist. The Improbable Life of Charlotte Moorman (The MIT Press, 2014)
C’est un curieux parcours musical que celui de Charlotte Moorman (1933-1991). D’un des surnoms qu’on lui donna, Joan Rothfuss a fait le titre d’un livre : Topless Cellist. En préambule de l’épaisse biographie, l’auteur avoue que si son sujet est Moorman, on y trouvera aussi un peu d’elle-même ; et puis, que si rien de Moorman ne lui échappe, la Moorman dont elle fait le portrait sur plus de quatre-cent pages ne devra pas forcément être prise pour la « véritable » Moorman.
C’est donc avec élégance que Rothfuss entame son affaire chronologique, qui nous en apprend sur ce qu’on ne pensait n’être que la simple femme-instrument de Nam June Paik. Or… A partir de 10 ans : musique classique obligatoire ; à l’âge de 25 : de musique classique, plus jamais. Au classique, opposer l’original ou l’excentrique : Charlotte Moorman amènera la musique expérimentale (« the newest and most exciting music of our time ») à un public qui est loin de l’être.
Introduite à le « new music » par Kenji Kobayashi, amatrice de Stockhausen, Brown, Cage…, Moorman oublie d’être musicienne pour organiser des « événements » qui connaîtront un certain succès : c’est, en 1961, Works by Yoko Ono ; ensuite, ce seront Cage, Brown, Lucier, Feldman, Corner, Goldstein… qu’elle permettra de faire entendre. Stockhausen jouant les entremetteurs, Moorman et Nam June Paik se rencontrent en 1964 : l’artiste rêve alors pour son « action music » d’une strip-teaseuse sonore. Après Alison Knowles, Moorman s’y colle – lorsqu’elle joua Giuseppe Chiari, un journaliste ne parla-t-il pas de « violoncelle de Lady Chatterley » ?
En marge de Fluxus, Charlotte Moorman – que George Maciunas tenait pour rivale – et Nam Jun Paik composent un personnage ambigu, faisant fi d’anciennes conventions pour mieux en instaurer de nouvelles. Le 12 novembre 1969, la voici interprétant John Cage à la télévision (Mike Douglas Show). Si le compositeur ne saluera pas la performance, il profitera un peu de la publicité qu’elle lui fait. C’est là toute l’ambiguïté de la position de Moorman : actrice et promotrice, vulgarisatrice et vigie, guignol et expérimentatrice : quand certains l’accusent de kitsch, d’autres parlent d’avant-garde. L’histoire est toujours la même, et toujours passionnante : les nouveaux dogmes s’opposent aux anciens, les expérimentateurs « dissidents » courent après les cachets (même publics), les novateurs qui se ressemblent se tirent dans les pattes… Et, à la fin, tout est détaillé en biographies.
Joan Rothfuss : Topless Cellist. The Improbable Life of Charlotte Moorman (The MIT Press)
Edition : 2014.
Livre (anglais) : Topless Cellist. The Improbable Life of Charlotte Moorman
Guillaume Belhomme © Le son du grisli
Christian Wolfarth, Michael Wintsch, Christian Weber : Thieves left that behind (Veto, 2015)
Dans l’intention (peut-être) de réanimer cet interplay repéré sur The Holistic Worlds of…, les trois W que sont Christian Wolfarth, Michel Wintsch (qui abandonne ici son piano de prédilection) et Christian Weber ont enregistré Thieves left that behind les 21 et 22 février 2015 à Genève.
Après avoir reconnu au trio une certaine cohésion et même un esprit en commun, on déplorera une nouvelle fois son déséquilibre. Notamment quand Wintsch fait fi de toute mesure, synthétiseur et piano électrique verbalisant l’ennui que l’auditeur redoutait de retrouver là. De pauvres sonorités en banque en bavardages abscons, le clavier endosse en effet le rôle de tous les voleurs – d’aimables conversations, d’improvisations dignes d’intérêt, etc. – annoncés.
Derrière ce WWW-là, restent quand même une ouverture et une conclusion : sur ces rythmes tendus (Schgreen), le trio était pourtant bien parti ; dans la sécheresse d’une dernière improvisation (Fairly Mysterious), il n’aura fait qu’essayer de se rattraper.
Christian Wolfarth, Michel Wintsch, Christian Weber : Thieves Left that Behind (Veto)
Enregistrement : 21 et 22 février 2015. Edition : 2015.
CD : 01/ Schgreen 02/ Thieves Left That Behind 03/ Thirsty Mate 04/ Heart of Gold 05/ Doubtable Distinctiveness 06/ Approximate Size 07/ A Thing Is A Thing 08/ Fairly Mysterious
Guillaume Belhomme © Le son du grisli
Jean-Marc Foussat : Alternative oblique (Improvising Beings, 2015)
1973-2015 : 42 ans (avec arrêts, suspensions et rebonds) de vie(s) musicale(s) à la charge de Jean-Marc Foussat, l’homme au chapeau et au VC III. Et quatre CD pour que personne ne doute plus des talents de musicien et d’improvisateur de JMF. Pleins jusqu’à la garde, ces CD...
Cédéun : in the beginning
Phyllauxckzairrah n° III : Du prog rock innovant avec infiltrations de riffs. Du planant sans axe, des fausses routes, de longues plages, des breaks de drums fébriles. JMF n’est encore que guitariste (JMF, Marc Bohy, Pascal Bouscaillou : Verrières-le-Buisson 1973). Carte postale : captations, collages et transformations. Sardou (est-ce bien lui ?) et sa Marseillaise. Du flipper électronique. L’Internationale et le tournis. L’ère du temps. (JMF : Igny 1975). Jean-François Ballèvre : Nancarrow en surdosage. Dysharmonie et dissymétrie. Pensée obsessive et cauchemar sans sortie. Nerfs à vif. (Jean-François Ballèvre : Verrières-le-Buisson 1975). Le lézard Marcio : joyeux bordel. Cuivres criards et dissipés. Surexcités. Les sons de la rue. Les halls de gare. Du kitsch vite renvoyé dans les limbes. Des transes africaines. Un moelleux duo flûte / basse électrique. Bal tragique (JMF, Pascal Barrès, Alain Hako, Jean-Michel Laugier, Antoine Potier, Hélène Sage, Jacques Sordoillet : Cluny 1977)
Cédédeux : sonic years
Thrash the Flash : sur de petites saynètes, JMF fâche les pistes. L’harmonie se désarticule, s’oublie, se noie au sein des sons du VC III. Rien ne peut lui échapper. Après le minutieux collectage de sons vient celui des brouillages. De la contamination sonique comme art profond. Une trompette demandant la parole ou une clarinette basse barrissant en pure perte, n’y peuvent rien : JMF façonne un envers devenu endroit. Seule résiste une guitare (Marc Dufourd), jamais en reste de riff ou de solos éclairés. (JMF, Marc Dufourd, Lea Dufourd, Damien Dufourd, Jérôme Bourdellon, Antenna : 2000-2013)
Cédétrois : solo(s)
Loopé : un cœur qui bat. Des cascades horizontales et des horizons morcelés. La métrique est implacable et hypnotique. Douce hypnose. Avec JMF, la boucle n’est jamais inerte mais toujours vivante, toujours recommencée (JMF : Igny 1975). Wild Thing : c’est le vent du chaos et des orages soniques. Vision de l’enfer et grignotage des cerveaux. Les loups hurlent, la bande est grouillante : c’est l’échec des diables (JMF : La Garenne-Colombe 2011). Alternative oblique : au cœur de l’usine, JMF fait dérailler les machines. Il casse le mouvement, dérègle, fait fondre les cadences. Des gémissements de plaisir triomphent de tristes manufactures (JMF : La Garenne-Colombe 2015). Live at le Souffle Continu : pensée chromatique, lenteur et délestement. De sages turbulences, bisous magnétiques et râles des cavernes (JMF : Paris 2013)
Cédéquatre : et les ami(e)s
Les yeux fermés : trompette, trombone et VC III caquettent et nous alertent du péril en cours. Le chaos viendra de l’atome. Ils n’ont que frayeurs en bouches et en doigts (JMF, Jean-Luc Cappozzo, Nicolas Souchal : Paris 2015). Torrent vertical : un lieu insaisissable et la difficulté de se fixer. Des cymbales que l’on fouette. Univers oblique. Bientôt renversé (JMF, Marialuisa Capurso, Dirar Kalash : Altamura 2015). A propos des réflexions : un galop de VCII, trompette et contrebasse. Le galop troue la matière, la trompette tend la mélodie sans la briser. Fort, mais trop court : mériterait un CD entier (JMF, Fred Marty, Joe McPhee : La Garenne-Colombe 2015). Ombres dans un espace sans coude & A Big Final : les amis se pressent au portillon. On s’observe, on s’écoute, on crie et on exulte (ça couvait, ça couvait !) (JMF, Paul Lovens, Thomas Berghammer, Raymond Boni, Hans Falb, Irène Kepl, Joe McPhee, Noïd, Makoto Sato : Nickelsdorf 2015)
Jean-Marc Foussat (et les amis) : Alternative oblique (Improvising Beings)
Enregistrement : 1973-2015. Edition : 2015.
CD : Alternative oblique
Luc Bouquet © Le son du grisli
Jason Kahn, Tim Olive : Fukuoka / Osaka (Notice Recordings, 2015)
Deux ans après avoir enregistré ensemble les pièces de Two Sunrise, Jason Kahn et Tim Olive se retrouvaient au Japon : Osaka le 15 mai 2014 (en seconde face de cette cassette Notice), Fukuoka le 18 (en première face).
Ce sont, là encore, deux ouvrages bruitistes qui profitent de l’expérience des musiciens : leurs manières d’envisager leur matériel électronique (synthétiseur analogique, micros électromagnétiques, table de mixage et radio) sont sûres mais non dogmatiques. Ainsi les sons tenus qui chuintent ou crissent peuvent abandonner de leur longueur sous l’effet d’un parasite ou le conseil d’un aigu perçant.
C’est à Osaka sans doute que le duo démontre le mieux son entente en jouant de ses différences. Quand l'un trouve l'inspiration dans son attachement à la musique concrète, l’autre se laisse guider par sa fascination pour la technologie. Deux virulences s’accordent pourtant, dans un bruit de vaisselle que l’on brise ou de félins qui se cherchent. Le résultat est surprenant, puisque d’un noise « organique ».
Jason Kahn, Tim Olive : Fukuoka / Osaka (Notice Recordings)
Enregistrement : 15 & 18 mai 2014. Edition : 2015.
Cassette : A/ Fukuoka B/ Osaka
Guillaume Belhomme © Le son du grisli
Jake Meginsky : Vandals (Open Mouth, 2015) / Jake Meginsky : Kasper Struabe Stencil Cycles (Mantile, 2015)
Le résumé du d’où vient Jake Meginsky, on le trouvera là. OK (ouf). Il me faut ajouter que Vandals (et en Vandals je m’y connais, j’ai fait de l’histoire mon cursuce universitère) est le deuxième disque que Bill Nace publie de Meginsky sur son son label Open Mouth (et ça veut dire beaucoup).
Tout batteur qu’il fut (jeu de mot !), Meginsky électronise / programme / boucle des rhythms qui feraient pâlir d’envie les amateurs de noise arythmique (et attireront à lui tel un gros aimant jaloux les amateurs de Farmers Manual ou d'Institut Für Feinmotorik). C’est dire, car des bruits on en trouve chez Meginsky : comme sur les vieux synthés Yamaha, ils sont les « ad lib » du truc qui fait que ça marche parce que ça change : plus séduisants les uns que les autres, les mini rythmes se chevauchent et moi le cheveau j’aime ça (et à cru encore).
Bizarrement, Vandals jongle avec les boombasses et les aigus tintants (chez Meginsky la balance des aigus et des graves s’avère des plus intéressantes) et je n’échangerais certainement pas ses petits bruits bizarres contre un gros noise à la petitpapa. La preuve étant que le monsieur peut donner l’impression de passer l’aspirateur dans sa voiture qu’on n’en ressent pas moins les effets des retombées de particules : et je (proto)danse, y’a plus rien qui compte que la (proto)danse… Well Done, Vandals!
Jake Meginsky : Vandals (Open Mouth)
Edition : 2015.
LP : Vandals
Pierre Cécile © Le son du grisli
Pour avoir plus tôt cédé à L'appel du vide, cette cassette de Jake Meginsky n’impressionnera pas outre mesure. Mais ses rythmes électroniques – souvent affirmés – élevés sous cloches, qui prolifèrent et se nourrissent l’un l’autre de graves appuyés et d’aigus saillants, diffusent des sonorités de mécaniques bruitistes qui, aussi régulières soient-elles, épousent les quatre murs du salon, voire du foyer. Les meubles en tremblent encore – est-ce là la marque de l’art irrésistible de Meginsky ?
Jake Meginsky : Kasper Struabe Stencil Cycles (Mantile)
Edition : 2015.
Cassette : A1/ Aaili A2/ Hooda A3/ Rahat A4/ Tuba – B1/ Ziya B2/ Affan B3/ Waqas
Guillaume Belhomme © Le son du grisli
Nate Wooley : (Dance to) the Early Music (Clean Feed, 2015)
Ce n’est pas un retour au jazz « à l’ancienne » qu’opère ici Nate Wooley, mais un retour au revival : sur six compositions de Wynton Marsalis et trois autres personnelles, qui composent (Dance to) the Early Music.
C’est une histoire de souvenirs – ceux d’un temps où l’oreille de Wooley était encore en formation – qui, avec Hesitation, débutait bien : la trompette et la clarinette basse de Josh Sinton (dont le jeu sait se faire remarquer) menant de conserve, et avec force, une réécriture plus qu’un hommage. On ne peut guère oublier les années et les circonstances où l’on s’est défini, qui nous ont défini, écrivait Boulez. Sans doute est-il difficile d’y retourner sans une certaine tendresse.
Une faiblesse, voire. Sacrifiant au compositeur qu’il a choisi de réinterpréter, le trompettiste abandonne ici beaucoup de l’invention qu’on lui connaît et les structures complexes de Post-Hesitation (NW), comme les motifs répétés de Phryzzinian Man (WM), ne parviennent pas à faire qu’on relativise facilités et broderies : avec les vents, le vibraphone de Matt Moran s’adonne à des unissons qui lassent : quant à la contrebasse et à la batterie (Eivind Opsvik et Harris Eisenstadt), elles soulèvent à distance un soufflet qui toujours retombe.
Dans les notes de pochette, Nate Wooley souligne que c’est l’âge (40 ans) qui le pousse aujourd’hui à revoir ses manières. On aurait seulement préféré qu’il cherche à inventer sur un souvenir plus inspirant.
Nate Wooley Quintet : (Dance to) The Early Music (Clean Feed / Orkhêstra International)
Edition : 2015.
CD : 01/ Hesitation 02/ For Wee Folks 03/ Blues 04/ Delfeayo’s Dilemna 05/ Phryzzinian Man 06/ On Insane Asylum 07/ J Mood 08/ Skain’s Domain 09/ Hesitation/Post-Hesitation
Guillaume Belhomme © Le son du grisli
LDP 2015 : Carnet de route #26
Revenus des Etats-Unis, Jacques Demierre et Urs Leimgruber ont désormais retrouvé Barre Phillips. Avant d'évoquer les retrouvailles en question, ils livrent ici le souvenir de leur passage par Buffalo.
28 octobre, Buffalo
Hallwalls Contemporary Arts Center
Hallwalls wurde an der West Side von Buffalo ende 1974 von einer Gruppe junger bildender Künstler (einige von ihnen waren immer noch Studenten) - Diane Bertolo, Charles Clough, Nancy Dwyer, Robert Longo, Cindy Sherman und Michael Zwack gegründet. Letzterer hatte eine Ausstellungsfläche ausserhalb der Halle und den Studios, in einem ehemaligen Raum eines Eiskellers geschnitzt. Von Anfang an war ihr Interesse neue Arbeiten von lokalen Künstlern zu zeigen und den Austausch zwischen ihnen und Künstlern aus anderen Städten zu ermöglichen, indem Gastkünstler Vorträge hielten oder Installationen erstellten, mit der Absicht im Austausch Austellungen in ähnlichen Räumen und in andern Städten zu organisieren. Ihr Fokus war immer interdisziplinär, sowie nach außen gerichtet, nicht nur für bildende Künstler, sondern auch für Musiker, Schriftsteller, Filmemacher und Video- und Performance Künstler. Hallwalls etablierte sich bald als eine einflussreiche Kraft für Innovation innerhalb der örtlichen Gemeinschaft als auch auf nationaler Ebene, und entwickelte seine kleinen Ressourcen durch den Zusammenschluss mit anderen kulturellen Einrichtungen, sowohl für größere und kleinere, gemeinsame Projekte.
Hallwalls bietet heute eine ideale Plattform für verschiede Formen von Musik. Zeitgenössische, komponierte Musik, Improvisierter Musik, Folk und experimental Rock. Seit vielen Jahren ist Steve Baczkowski, musikalischer Leiter zusammen mit David Kennedy zuständig für das Programm improvisierter Musik. Die Konzerte finden jeweils in einem mittelgrossen Konzertraum mit einer ausgezeichneten Studio Akustik statt. Heute treffen wir uns wieder mit dem Cellisten Fred Lonberg-Holm. Nach dem Auftritt in Ann Arbor spielen wir das erste Mal als Trio. Wir positionieren uns im Halbkreis, gleich wie im Trio mit Barre. Jacques ist wie immer von der Bühne aus rechts, Fred links und ich in der Mitte. Wir spielen selbstverständlich komplett akustisch. Und wir zeigen das Video mit Barre: „when I was a kid“... später spielen wir mit Barre und dem Video. Tak! Sofort fallen die Töne in den offenen Raum. Sie klingen aus, sie transformieren sich in Geräusche, sie zersetzen sich abrupt und im decrescendo. In Verbindung mit dem Cello habe ich den Eindruck mein Sopran klinge höher als mit dem Bass und das Tenor tiefer. Interessant? Wir agieren horizontal, vertikal sehr leise und laut, abrupte Wechsel lösen sich ab, dazwischen gibt es Stille. Wir spielen Flagolets und Mehrklänge entwickeln feedbacks und Verzerrungen. Vertrackte Rhytmen, Schläge ertönen, Beben und Donner fügen sich ein. Das Konzert nimmt seinen Verlauf... Die Zuhörer sind sehr aufmerksam, sie partizipieren am experimentellen Erlebnis. Am Schluss applaudieren die Leute begeistert und die Spannung hält an . „This was an amazing show“ sagt Steve und bedankt sich bei den Musikern. Anschliessend gehen wir gemeinsam in eine naheliegende Bar zu Bier und Chicken Wings. Draussen stürmt und regnet es heftig.
U.L.
Ce qui attira d'abord mon attention en pénétrant dans le Bashford Hall, ce fut le granulé de la surface du couvercle portant l'inscription STEINWAY & SONS. Je ne pus m'empêcher de rechercher dans le son de ce piano construit à New-York dans les années 1920 un même rendu de texture. Que je ne retrouvai évidemment pas. Je revins alors vers cette surface formée de petits grains inégaux en laissant courir mes doigts le long de son étendue. Ce geste simple se transforma étonnamment en une sorte d'aventure personnelle. Chaque nouveau contact avec chaque nouvelle parcelle de surface instrumentale fut comme autant d'imprégnations qui agiront sur la matière des gestes musicaux improvisés en concert quelques heures plus tard. Cette rencontre avec l'extérieur du corps de l'instrument, sans produire aucun son, si ce n'est celui du glissement de mes doigts, me renvoya à mes propres limites sonores, m'imaginant soit les déplacer soit les élargir. L'absence de son me laissait voir-entendre l'étendue qu'allait prendre ce son une fois propagé. Sans son, il m'était plus facile de me dépouiller de mes manies sonores personnelles et d'ouvrir ainsi un espace où, paradoxalement, mon expression personnelle jouirait en fin de compte de davantage de place pour s'exprimer. Changer de sens, littéralement, m'avait permis d'éviter cet écueil dont parle Nietzsche: "Il est difficile et pénible à notre oreille d'écouter quelque chose de nouveau; nous entendons mal la musique qui nous est étrangère. (…) Le nouveau se heurte à l'hostilité et à la résistance de nos sens. De manière générale, même les processus sensoriels les plus "simples" sont dominés par l'affectivité, par la peur, l'amour, la haine par exemple, ou, négativement, par la paresse." Ce n'est en tous les cas pas la paresse qui poussa David Kennedy, qui organisait ce soir-là son dernier concert, et qui m'avait écrit que si sa mémoire était correcte, j'allais jouer sur un Steinway Baby Grand, 5'7'', appartenant à la série M, à défendre avec passion durant de nombreuses années les pratiques sonores expérimentales et improvisées à Buffalo. Effleurer des doigts l'architecture granuleuse de ce piano STEINWAY & SONS, fut comme étudier les formes sonores produites par l'instrument et les confronter aux virtualités que l'on porte éventuellement en soi...
... Une auto-exploration qui soudainement a fait de ce piano un livre ouvert, où les mots écrits dans la matière même de l'instrument me sont apparus comme un immense poème visuel, tout en tension, autres cordes vibrantes, face aux structures de bois et de métal :
STEINWAY FOUNDRY CASTING
TUBULAR METALLIC ACTION FRAME PAT.
au-dessus en plus petit
STEINWAY & SONS
la célèbre lyre en double S, où père et fils,
à la fois réunis et séparés par l'indispensable esperluette,
regardent l'un vers le passé, les autres vers l'avenir
REGISTERED
U.S. PAT. OFF.
en arrondi au-dessus des cordes aiguës
STEINWAY & SONS
NEW YORK
en ligne sous les ouïes
PATENT GRAND CONSTRUCTION
J.D.
Photos : Jacques Demierre
> LIRE L’INTÉGRALITÉ DU CARNET DE ROUTE
Thighpaulsandra : The Golden Communion (Editions Mego, 2015)
L'air de beaucoup, The Golden Communion est – déjà – le septième chapitre discographique de Thighpaulsandra (Tim Lewis). Outre une foule d'invités, dont les habituels collaborateurs Martin Schellard aux guitares et à la basse & Sion Orgon aux percussions et au chant, le nouvel essai du gaillard gallois le montre extrêmement à son avantage.
Suivant ses (bonnes) habitudes, les genres se bousculent : entre dark folk à la Marc Almond (le splendide Salute), échos kosmische à l'orée du pastiche (The Food Garden, très drôle), évasion du côté de Coil et Current 93 et... Felix Kubin (A Devil In Every Hedgerow), souvenir électronique de Kurt Weill et citation de (mais oui) Phil Collins sur Misery (et ça marche à donf). La monotonie se tire une balle dans la tête et nous, un feu d'artifice jubilatoire.
Thighpaulsandra : The Golden Communion (Editions Mego / Metamkine)
Edition : 2015.
2 CD / 3 LP : CD1 : 01/ Salute 02/ Did He Fall? 03/ The Foot Garden 04/ A Devil In Every Hedgerow 05/ The Golden Communion - CD2 : 01/ Misery 02/ Valerie 03/ The Sinking Stone 04/ On The Register 05/ The More I Know Men, The Better I Like Dogs
Fabrice Vanoverberg © Le son du grisli
Tom Cora, Zeena Parkins, Luc Ex, Michael Vatcher : Madame Luckerniddle (Fédération Hiéro Colmar, 2015)
Voilà un disque (deux, en fait, et vinyle en plus) qui me ramène à mes jeunes années, moi qui ai découvert le violoncelle de Tom Cora avec The Ex sur le disque Scrabbling at the Lock. Et donc j’apprends maintenant que Cora et Ex (Luc) ont joué Sainte Jeanne des abattoirs en 1998… Et en Alsace, qui plus est, avec Zeena Parkins et Michael Vatcher… Tout ça sous le nom de Madame Luckerniddle.
Ici ce n’est pas leur lecture de la pièce de Brecht mais une improvisation à l’Atelier du Rhin (de Colmar) = en marge des abattoirs donc. Le concert est inédit. Il montre où en était Cora quelques mois avant sa mort, dans les tourments d’une improvisation folle, baroque, théâtrale… qui engage avec force tous les intervenants. Loin du Scrabbling at the Lock, encore que… En tout cas assez retournant pour nous retourner, nous amateurs d’impros comme amateurs de rock (utilisation emphasique du « nous »), presque vingt ans après les faits.
Tom Cora, Zeena Parkins, Luc Ex, Michael Vatcher : Madame Luckerniddle (Fédération Hiéro Colmar)
Enregistrement : 1998. Edition : 2015.
2 LP
Pierre Cécile © Le son du grisli
Hal Russell NRG Ensemble + Charles Tyler : Generation (Nessa, 2014)
Les compositions des membres du NRG Ensemble d’Hal Russell – six titres enregistrés en 1982, augmentés de deux autres, datant de l’année précédente, sur cette réédition – ont, sur Generation, une fantaisie en commun. Une extravagance, même, que rehausse la présence de Charles Tyler.
Sans celui-ci, c’est en introduction une marche contrariée faite d’un gimmick de basse, puis de courts solos de guitare saturant et combien de saxophones (Russell, Chuck Burdelik) multipliés : une fanfare qui piétine avec panache au son d’un mélange de jazz créatif (proche de celui du World Saxophone Quartet), de funk goguenard, de folitude kitsch et, même, de no wave.
Avec Tyler, au baryton, à l’alto et à la clarinette, ce sont quatre pièces qui ramènent l’NRG dans le champ (miné) d’un jazz déroutant : marche portée par la basse de Curt Bley, grands airs de déroute voire de déconstructions, répétitions obsédantes qui font effet jusque sur les musiciens, élucubrations acoustiques (dans la trompette de Brian Sandstrom) ou électriques (dans la guitare du même). S’il faut lier le tout, Russell n’en abandonne pas moins, ici ou là, ses saxophones et sa batterie pour un cornet… C'est que, même remuante, sa facétie l’inspire.
Hal Russell NRG Ensemble, Charles Tyler : Generation (Nessa / Orkhêstra International)
Enregistrement : 9 septembre 1982 (01-06) & 10 janvier 1981 (07-08). Réédition : 2014.
CD : 01/ Sinus Up 02/ Poodie Cut 03/ Sponge 04/ Tatwas 05/ Cascade 06/ Generation 07/ This Fence
Guillaume Belhomme © Le son du grisli