Günther Rabl: Werk II, 1976 (Canto Crudo - 2000)
En 1976, Günther Rabl se cantonnait aux possibilités de sa contrebasse et de percussions, en solo ou aux côtés des musiciens Xavier Breton et Renate Porstendorfer.
Elaborée en trio, Eingtlich Soitma part sur un gimmick de contrebasse, renforcé bientôt par les trouvailles de Breton (au sanza) et de Porstendorfer (usant, elle, d’objets du quotidien), pour instituer un climat proche de celui que John Lurie peindra plus tard sur African Swim. Plus loin, Rabl et Porstendorfer emmêlent les phrases d’un grand archet compulsif aux inserts de voix trafiquées d’un prêcheur convaincu (Funny B.A.).
Seul, le contrebassiste opte pour le re-recording, dans le but de mieux défendre une pièce répétitive et dissonante (Zum Henker), une impression orientale plus mélodique (Syntax der Seefahrer), ou une composition qui pourrait être celle d’un Morricone ayant versé dans l’expérimental (Polka für Unpaarhufer), avant de donner à entendre, pour conclure, une symphonie pour deux contrebasses échafaudée selon le bon vouloir de changements de tons et de digressions grinçantes (Sinfonie für Zwei Bässe).
Plus facile d’accès que le premier volume des œuvres complètes de Rabl, Werke 2 informe sur les intentions acoustiques du musicien, gérées aux côtés de tentations électroniques alambiquées, et donc beaucoup plus expérimentales.
CD: 01/ Eingtlich Soitma 02/ Zum Henker 03/ Syntax der Seefahrer 04/ Funny B.A. 05/ Merry X-ray 06/ Polka für Unpaarhufer 07/ Sinfonie für Zwei Bässe
Günther Rabl - Werk II, 1976 - 2000 - Canto Crudo.
Joe Fonda : Loaded Basses (CIMP, 2006)
Distribuant quelques accrocs à sa discrétion au gré des sorties régulières d’albums presque à chaque fois impeccables, le contrebassiste Joe Fonda dresse en 2006 une stèle imposante aux graves : Loaded Basses.
Auprès du saxophone baryton de Claire Daly, du tuba de Joe Daley, de la clarinette basse de Gebhard Ullman et du basson de Michael Rabinowitz, enfin, porté par la science percussive de Gerry Hemingway, Fonda tire d’un gimmick soutenu une composition sourcilleuse mais charmante, qui fait aussi bien avec l’unisson des notes allongées des instruments à vent qu’avec les digressions individuelles – tenant d’un free mesuré ou d’un apaisement nécessaire prôné par le basson (Bottoms Out/Gone Too Soon).
Emporté ensuite dans une ronde jouant des contretemps et des prédispositions au solo de chacun des musiciens (Breakdown), le sextette profite pleinement des possibilités graves de ses instruments sur Rocks In My Head : lentes, rampantes, les phrases investissent un sillon d’où Daley voudra s’extraire, pour emmener bientôt ses partenaires sur la voie d’une ballade soul et lâche, dans laquelle on instille des périodes de flottement. Pour conclure, le duo Fonda / Hemingway lance une marche fantasque, prétexte pour l’ensemble à feindre l’épuisement, avant de servir un swing rageur. Et de conclure dans un chaos allègre ce concert donné en 2005 au Spirit Room de New York, et cette nouvelle preuve offerte sur disque du don du Bottom's Out de Joe Fonda.
Joe Fonda's Bottoms Out : Loaded Basses (CIMP)
Enregistrement : 2006. Edition : 2006.
CD : 01/ Bottoms Out/Gone Too Soon 02/ Breakdown 03/ Rocks In My Head 04/ Brown Bagging It
Guillaume Belhomme © Le son du grisli
Ross Bolleter: Secret Sandhills and Satellites (Emanem - 2006)
Cofondateur de WARPS (World Association for Ruined Piano Studies), l’Australien Ross Bolleter donne avec Secret Sandhills and Satellites – rétrospective d’enregistrements produits sur son propre label entre 2001 et 2005 - un aperçu saisissant de ses pratiques sur pianos ravagés ou en passe de l’être.
Réfléchissant aux différentes manières d’anéantir encore davantage ses instruments, Bolleter n’en sort pas moins quelques morceaux de choix : comptines étranges (Save What You Can), progressions sous tension (Time Waits) ou pièces essentiellement percussives (Dead Marine, et Going To War Without The French Is Like Going To War Without An Accordion, que l’apparition d’un accordéon changera bientôt en java fantasque).
Ailleurs, le musicien allie un gimmick ou une note faite référent aux divagations précipitées de la main droite (And Then I Saw The Wind, Old Man Piano), ou monte à force de re-recording une pièce colossale sur laquelle 6 pianos et quelques chants d’oiseaux rappellent les visions singulières de Jérôme Bosch (Secret Sandhills).
Convaincant à chaque fois, Ross Bolleter, perdu parmi les débris, fait figure d’enchanteur. Et si Secret Sandhills and Satellites a tout de la curiosité, son usage change rapidement le tout en évidence désormais indispensable.
Ross Bolleter : Secret Sandhills and Satellites (Emanem / Orkhêstra International)
Enregistrement : 2001-2005. Edition : 2006.
CD : 01/ Secret Sandhills 02/ Axis 03/ Dead Marine 04/ And The I Saw The Wind 05/ Chorus Line 06/ Save What You Can 07/ Going To War Without The French Is Like Going To War Without An Accordion 08/ Time Waits 09/ Come Nights 10/ Jaunty Notes Of Paddocks Bright 11/ Old Man Piano
Guillaume Belhomme © Le son du grisli.
Robert Hampson, Steven Hess: s/t (Crouton Music - 2006)
Retenues, 20 minutes issues de la rencontre de Robert Hampson (Loop, Main, et partenaire occasionnel de Jim O’Rourke) et de Steven Hess (percussionniste ayant, lui, collaboré avec Pan American ou Fessenden). La pochette : transparente ; les titres : pas arrêtés. Et Crouton Music de donner à nouveau dans l’abstraction fière.
Tirant le matériau de ses propositions musicales de coups divers distribués par Hess, Hampson monte ensuite patiemment les chocs et leurs résonances. Coups de charleston espacés rivalisant avec quelques drones, cloches infinitésimales rappelant à l’ordre des hordes de parasites, attaques sur cymbales au devenir sombre, noyées bientôt par le traitement que leur réserve l’ordinateur.
Dépositaire ailleurs de tensions diverses, d’effets de masse ou de simili larsens, le duo aura tiré de ses expériences de quoi inquiéter qui cherche dans un disque l’assurance délicate. Et adresse aux restants le fruit de manipulations appréciables selon l’humeur.
CD: 01/ - 02/ - 03/ - 04/ -
Robert Hampson, Steven Hess - s/t - 2006 - Crouton Music.
Cecil Taylor : The Eighth (HatOLOGY, 2006)
Enregistré le 8 novembre 1981 à Fribourg, The Eighth présente un Cecil Taylor Unit supérieur - quartette comprenant Jimmy Lyons (saxophone alto), William Parker(contrebasse) et Rashid Bakr (batterie), dont le savoir-faire imposera toujours toute réédition.
D’abord invocation mêlée aux attaques percussives raisonnées, Calling It The 8th – découpé ici en trois parties – se met en place sûrement, Lyons et Taylor tissant un curieux contrepoint avant de profiter ensemble des permissions distribuées par le free à la source qu’a toujours défendu le pianiste. Fiévreux, lui plaque ses accords ou déploie des arpèges emphatiques jusqu’à l’étourdissement. Au plus haut, le duo Taylor / Lyons choisit l’éclipse et offre toute la place à la section rythmique. Une voix filtre, à nouveau, avant la nouvelle salve décidée par l’entier quartette. Sarcastique, Bakr peut bien rappeler au temps, la machine, lancée, décide d’elle-même, impose son free acharné, qui s’emparera de la même manière, si ce n’est plus rapidement encore, de Calling It The 9th. Roulant mais aussi plus instable, le morceau permet au saxophoniste de distribuer les plaintes d’une sirène compulsive au beau milieu de la progression torrentielle de Taylor. Annoncée, la frénésie est à son paroxysme, et comble les impasses de clusters sans appel. Qui closent 70 minutes de session rageuse et implacable.
Cecil Taylor Unit : The Eighth (HatOLOGY).
Enregistrement : 8 novembre 1981. Réédition : 2006.
CD : 01/ Calling It The 8th 02/ Calling It The 8th 03/ Calling It The 8th 04/ Calling It The 9th
Guillaume Belhomme © Le son du grisli
Frode Gjerstad: Ultima (Cadence Jazz - 1999)
Enregistré en 1997 lors de l’Ultima Festival d’Oslo, Ultima voit le saxophoniste Frode Gjerstad évoluer plus haut encore, porté par une section rythmique de choix, constituée du contrebassiste William Parker et du batteur Hamid Drake.
Commencée entre deux rythmes, l’heure d’improvisation évolue forcément au gré d’intentions toujours nouvelles: swing immédiat de Parker sur lequel le saxophoniste déploie, ample, phrases indépendantes et réponses attendues ; élaborations nébuleuses et aiguës de Gjerstad ; déstructuration rythmique de Drake, qui n’hésite pas à aller voir soudain du côté du binaire, ou interroge plutôt quelques influences latines.
Intense, un grand solo de batterie sonne la demi-heure de jeu, après laquelle le trio adopte un rythme de croisière plus stable, servant des répétitions envoûtantes et allant decrescendo. Le solo de Gjerstad, ensuite, sensible et sifflant free. Jusqu’à ce que Parker et Drake reviennent pour conclure, l’un déposant un gimmick, l’autre laissant courir ses doigts sur les toms. Au son gracieux d’une improvisation maintenant apaisée.
CD: 01/ Ultima
Frode Gjerstad Trio - Ultima - 1999 - Cadence Jazz Records.
Friedrich Gulda, Günther Rabl: Landschaft Mit Pianist (Canto Crudo - 2006)
A l’origine contrebassiste, l’Autrichien Günter Rabl s’est peu à peu intéressé aux possibilités d’enregistrements divers sur bandes sonores variées afin d’élaborer une musique expérimentale chaste. Enregistré il y a une vingtaine d’années, ce duo avec le pianiste Friedrich Gulda offre un aperçu saisissant de la chose.
Au premier plan, Gulda improvise d’abord quelques divagations romantiques, quand les cassettes de Rabl – contenant essentiellement un répertoire de bruits tirés du seul piano – osent des souffles et des chocs, donnant à l’envi dans un bruitisme répétitif mais mesuré.
A force de coups distribués sur légère réverbération, Rabl s’impose ensuite davantage, sous l’influence d’élans difficilement qualifiables (assauts plus violents, grincements, inserts de métal) derrière lesquels le pianiste dépose quelques accords appuyés, avant d’opter pour des arpèges, cavalant et conclusifs.
Intelligente, la lente progression de l’enregistrement fantasme la rencontre de John Wolf Brennan avec Charlemagne Palestine, comme il donne à entendre un projet original autant que singulier.
CD: 01/ Landschaft Mit Pianit
Friedrich Gulda, Günther Rabl - Landschaft Mit Pianist - 2006 - Canto Crudo.
Günther Rabl: Werk I, 1975-77 (Canto Crudo - 2000)
Premier volume des oeuvres complètes enregistrées par Günther Rabl, Werke I rapporte les pièces enregistrées par le musicien entre 1975 et 1977 – comme le souligne précisément, mais dans une autre langue que la notre, le titre du disque en question.
A entendre, 3 collages insolites fabriqués à partir d’enregistrements personnels, sous la coupe, à chaque fois, d’un référent saisissable: intervention d’un piano sur Mugl Entsteigt ; constructions rythmiques sur Märchen ; mélodie mince et sifflante sur Mugl Entsteigt II.
Partout ailleurs, le brouhaha récréatif créé par des combinaisons qui convoquent carillons, souffles à vitesse variable, passage d’eau en tubes, rebonds jacasses, voix, ambiances étouffées, et – enfin - silences.
Une portée de musique expérimentale dont se serait emparé un bestiaire étrange, pour devenir musique électroacoustique construite à la manière dont Schwitters pensait l’architecture.
CD: 01/ Mugl Entsteigt 02/ Märchen 03/ Mugl Entsteigt II
Gunther Rabl - Werk I, 1975-77 - 2000 - Canto Crudo.
Interview d'Alan Douglas
Depuis la fin des années 1950, le producteur Alan Douglas (1931-2014) aura plusieurs fois démontré son talent créatif, en fomentant quelques rencontres de choix – celle d’Ellington, Mingus et Roach sur Money Jungle, notamment – ou en réservant une oreille attentive aux envies de musiciens aussi singuliers qu’Eric Dolphy ou Jimi Hendrix. Soit, une carrière hors du commun, que Douglas tient à poursuivre aujourd’hui, voire, à compléter.
...Les temps étaient assez durs quand je me suis lancé dans la production indépendante avec le label Duchess Records. C’était à la fin des années 1950. Je faisais écouter des compilations d’artistes que je représentais à des éditeurs de New York. C’est comme ça que j’ai rencontré Nicole Barclay, qui gérait alors pour la France les catalogues de labels comme Atlantic, United Artists ou Mercury. Je lui ai fait écouter un disque qu’elle a aimé, et elle m’a demandé de travailler pour elle. L’idée était de m’occuper d’un tout nouveau label, pour lequel Nicole me demandait d’imaginer une série de rencontres. Ma première idée a été de réunir mes deux chanteuses préférées, qui étaient alors Billie Holiday et Edith Piaf. J’ai rencontré Billie à New York, histoire de lui soumettre le projet, nous avons écouté quelques disques ensemble, et elle était partante. Malheureusement, de retour à Paris, j’ai appris la mort de Billie.
Vous avez rapidement travaillé pour United Artists. Comment cela s’est-il produit ? Les Barclay distribuaient United Artists en France, et Nicole m’apprend un jour que le président de la compagnie était à la recherche d’une personne qui connaissait assez le jazz pour pouvoir se charger d’un catalogue entièrement consacré au domaine. Nicole a fait les présentations, et je me suis retrouvé la tête de la section jazz de United Artists, tout juste inaugurée.
C’est pour eux que vous avez enregistré des disques comme Money Jungle ou Coltrane Time. A l’époque, Duke Ellington et Billy Strayhorn enregistraient la bande originale d’un film avec Paul Newman. On m’a demandé d’aller voir s’ils n’avaient besoin de rien, et j’ai fait la rencontre de ces deux musiciens. Un jour, j’ai demandé à Billy pourquoi il n’enregistrait pas sous son propre nom. Il me répond « Mais… Parce que personne ne me demande !» Je lui propose alors de tenter le pari, et je l’ai fait enregistrer avec les Double Six et Mimi Perron. Après quoi, Ellington m’a appelé. Nous avons parlé ensemble d’une idée que j’avais, qui consistait à le faire enregistrer au sein de petits ensembles. Mais le seul disque de ce qui devait constituer cette série a été Money Jungle. J’avais parlé de ce projet à Mingus, qui m’avait tout de suite donné son accord, et m’avait suggéré Max Roach comme batteur. En ce qui concerne Coltrane Time, c’est différent, puisque c’est une session produite par Tom Wilson, et non pas par moi… A cette époque, United Artists demandait à des producteurs indépendants de produire les disques de jazz qu’ils sortaient. Quand j’ai écouté cet enregistrement, Coltrane émergeait tout juste. Alors, je l’ai appelé et ai appelé Cecil, pour les persuader qu’il ne rimait à rien que ce disque sorte sous le nom de Taylor. J’ai su les convaincre tous les deux de changer le nom de l’enregistrement, qui est devenu Coltrane Time.
Vous disposiez d’un champ d’action assez large au sein de United Artists, et, en 1964, vous décidez de revenir au label indépendant, avec FM Records… En fait, Monty Kay, alors manager du Modern Jazz Quartet, m’a demandé de venir travailler avec lui. J’ai accepté sa proposition, et j’ai ensuite monté FM Records en compagnie de Pete Cameron. Un jour, Monty me présente Eric Dolphy, à qui je m’empresse de demander ce qu’il aimerait vraiment enregistrer. Il m’a alors parlé de ce qu’il rêvait de faire, et puis nous avons passés une semaine en studio, lui, les musiciens qu’il avait choisis et moi. Chaque jour, de 16 heures à 3 heures du matin, nous ne cessions d’enregistrer. De ces séances sont sortis les albums Conversations et Iron Man. Dolphy est l’une des personnes les plus intelligentes et gentilles que j’ai rencontré. Et l’un des meilleurs musiciens, bien sûr. Je le compare souvent à Hendrix, avec qui il partageait le même état d’esprit, une façon de voir et de penser les choses assez similaire. Et un même sens de l’humour, aussi.
En 1965, au terme de l’aventure FM Records, vous faîtes un nouveau détour par United Artists, avant de créer Douglas Records… Ca a été un accident. Un jour, je croise dans la rue un ami en compagnie d’une vieille femme, assez fantasque, qu’il me présente. Il s’agissait de la mère de Lenny Bruce, un comédien provocateur et surtout très à la mode, le type incontournable du moment. Pendant cette conversation, mon ami me dit que la mère a tous les enregistrements de son fils sur bandes, et qu’elle ne sait pas quoi en faire. De mon côté, je venais de gagner un peu d’argent, et j’ai décidé d’acheter à cette femme la totalité des bandes en question, contre la somme de 5000 dollars. Je me suis alors penché sur les documents, et ai décidé d’en faire un livre, puis un livre parlé. Ca a tout de suite été un succès. Au même moment, je suis entré en contact avec un producteur de film qui connaissait Malcolm X, et on a commencé à produire des enregistrements de discours de Malcolm X. Et puis, ça a été le tour des cassettes d’Allen Ginsberg, puis de Timothy Leary. Tous ces livres parlés ont été des succès commerciaux. Ce n’est qu’après que j’ai commencé à produire de la musique avec Douglas Records.
Et notamment celle de Jimi Hendrix… J’ai rencontré Jimi dans un festival, et nous sommes tout de suite devenus amis. Il habitait chez moi lorsque, une nuit, il entre dans ma chambre et me demande de le suivre. Puis il joue devant moi et me demande de l’aider à produire « Gypsy Eyes ». C’était juste après la séparation de l’Experience. Le souci de Jimi était qu’il ne savait pas écrire la musique, et passait donc ses journées au studio pour enregistrer chacune de ses trouvailles. Pendant 4 mois, nous avons enregistré ensemble.
Beaucoup de musiciens de jazz semblent avoir éprouvé un intérêt pour sa musique… Nous avons passé beaucoup de samedi après-midi ensemble, Jimi et moi, en compagnie de Miles Davis, Buddy Miles, et d’autres musiciens encore. Miles me tannait pour enregistrer un disque avec Jimi, et, à chaque fois, je lui rétorquais que ce n’était pas possible, puisque Miles avait signé chez Columbia, et Jimi chez Warner Brothers. Jusqu’au jour où j’ai réussi à obtenir les permissions de Warner Brothers, Columbia et Polygram, pour organiser une rencontre entre eux. Bientôt, la date était arrêtée. Le jour J, une demi-heure avant le début de la session, Jack Whittemore, l’agent de Miles, me téléphone et me dit que Miles demandait 50 000 dollars pour enregistrer. Evidemment, je n’avais pas cette somme. J’appelle ensuite Miles, et lui demande « C’est vrai ce que me dis Jack ? », et Miles me répond : « Vas-y, tu les as, je sais que tu peux me les donner ! » J’ai alors raccroché. Jimi avait entendu la conversation, tout était dit, et on décide de sortir dîner. Mais avant de partir, le téléphone sonne. C’était Tony Williams, qui me dit: « J’ai entendu dire que tu offrais 50 000 dollars à Miles… Je veux la même chose. » L’histoire était bel et bien terminée. Avec le recul, je me dis que l’enregistrement aurait été de toute façon difficile à gérer, si l’on prend en compte les égos qui auraient été réunis dans un même studio.
Gil Evans appréciait aussi beaucoup Hendrix… Gil adorait Jimi Hendrix, et aurait aimé travailler avec lui. Je fréquentais beaucoup Gil, et je lui ai un jour soumis un projet d’album appelé « Play The Blues »… Je voulais que Jimi s’attaque au blues et que Gil s’occupe des arrangements. Tout le monde y voyait une excellente idée, qui n’a malheureusement pas pu être concrétisée.
Avec Hendrix ou les Last Poets, vous avez en définitive enregistré un type de Great Black Music autre que le jazz d’avant-garde qui avait cours en ces mêmes années. Quel était le rapport au jazz de ces musiciens ? Jimi n’aimait pas le jazz vieille école. Un titre comme « How High The Moon » étiré jusqu’à dépasser les 20 minutes avait tout pour l’ennuyer. Par contre, il aimait l’album que j’ai produit pour McLaughlin, Time Devotion. Il aimait aussi les jazzmen issus du Loft Movment, le free jazz lui convenait pas mal. Il appréciait aussi Miles et Gil, bien sûr. Quant aux Last Poets, c’était des fans de jazz, mais leur concept était plus orienté vers des influences afro-cubaines. Ils avaient un côté très spirituel, étaient tournés vers le vaudou comme intéressés par d’autres mystiques. Ils s’emparaient du message de Malcolm X pour en faire de la poésie de rue. D’ailleurs, ils ont aussi joué au Wildflowers Festival.
Comment en êtes vous arrivé à produire les enregistrements de ce festival ? En 1976, le free jazz concernait un public très particulier… Les musiciens habitaient l’East Village, dans des lofts aux loyers moins prohibitifs. Ces espaces permettaient qu’on y organise des concerts, et les gens venaient écouter les musiciens, apportaient ce qu’ils pouvaient. Peu à peu, ces concerts sont devenus très à la mode à New York. Aller écouter du free dans l’East Village était devenu le truc à faire : on y fumait de l’herbe, on y buvait de la bière, c’était libéré. En tant que producteur, il me fallait être à l’écoute des musiques issues de la rue, et comme je connaissais Sam Rivers – c’est un vieil ami, de Boston, comme moi – je lui ai proposé par téléphone d’enregistrer le festival qu’il organisait. Il a dit O.K., il a invité tout le monde, Oliver Lake, et tous ces types de Chicago, et nous avons enregistré tout ça. Le son était bon et le disque est sorti. J’ai fait un arrangement avec les musiciens: j’enregistrais, je m’occupait de réaliser et sortir une compilation, et je leur donnais le reste des enregistrements, avec lequel ils pouvaient faire ce qu’ils voulaient. Ils étaient ravis…
Les choses semblaient se faire simplement à l’époque. Celle qui a suivi semble avoir été pour vous toute différente… Eh bien, je suis retourné auprès du groupe de Jimi. Et puis je me suis occupé de films de concerts. Les cameramen étaient nombreux à filmer des spectacles, mais il n’y avait pas encore réellement de marché pour cela. J’ai tout de même produit une quinzaine de films, comme celui relatant le combat de Mohammed Ali au Zaïre, autour duquel avait été organisé des concerts, ou d’autres consacrés à Celia Cruz, B.B. King ou aux Pointer Sisters. Je me suis occupé des bandes que nous avions enregistrées avec Jimi, et que ses frères n’aimaient pas beaucoup. J’ai fait rejouer l’orchestre derrière Jimi – la batterie, notamment. Puis j’ai sorti le disque sous le nom de Crash landing et ça a été un succès, quelque chose comme la quatrième place aux Charts… J’ai ensuite pu produire deux disques des Last Poets, et la compilation Wildflowers, qui est sortie en 1978. Après cela, j’ai un peu levé le pied, même si je continuais de m’occuper de la carrière de Jimi Hendrix. A une époque, il était presque oublié, il fallait faire quelque chose contre ça. J’ai alors commandé une étude de marché, par laquelle j’ai appris le nom des chansons d’Hendrix qu’appréciaient le plus les gens, avant de travailler à The Ultimate Experience pendant 10 ans. En 1995, le catalogue d’Hendrix m’a échappé, pour des problèmes de droits. La sœur adoptive de Jimi gère maintenant le répertoire.
Aujourd’hui, vous rééditez certaines des productions Douglas Records, mais souhaitez aussi mener à bien de nouveaux projets… Je suis revenu en France grâce à ma femme. Là, j’ai rencontré Michael, de DG Diffusion, qui m’aide à poursuivre ma carrière de producteur. Aujourd’hui, vivant en France, je dois m’intéresser à la musique française. Lorsque je vais au restaurant, je n’entends malheureusement que de la musique américaine. Pourquoi les Français n’écoutent-ils pas leur propre musique ? Je trouve, par exemple, la musique de Brel magnifique… Un jour, à Marseille, j’achète un disque – Jazz in Marseille - dans une petite boutique, et, dans la voiture, j’entends une musique merveilleuse, jouée par la pianiste Perrine Mansuy et le saxophoniste François Cordas. C’était superbe, très spécial, et très bien interprété. Brel a écrit des thèmes de jazz, si seulement les jazzmen français le savaient, ce pourrait devenir de grands standards du jazz. Il m’est alors venue l’idée d’une Série française à produire : on commencerait avec Brel, et puis on pourrait continuer avec le répertoire d’Aznavour, par exemple. Il ne nous reste plus qu’à faire découvrir cela au public, et que celui-ci apprécie. Récemment, nous avons aussi sorti « Three Piano For Jimi » de Geri Allen, sur lequel Geri reprend des thèmes signés Hendrix en compagnie des Batson Brothers, et une compilation élaborée par Bill Laswell appelée « Little Boys Don’t Get Scared ».
Alan Douglas, Paris Montparnasse, 8 juin 2006.
Guillaume Belhomme © Le son du grisli.
Byard Lancaster: Ancestral Link Hotel (CIMP - 2006)
Freejazzman actif dans les années 1960 aux côtés de Sunny Murray ou Bill Dixon, le saxophoniste Byard Lancaster a toujours su éviter l’écueil de la théorie ressassée jusqu’à perte d’acuité. Indiscipliné, son jazz se sera frotté au funk autant qu’au folklore jamaïcain ; aura aussi subi quelques incartades punks. Pour mieux revenir, aujourd’hui, à l’endroit où tout a commencé.
Vu de l’Ancestral Link Hotel, l’horizon est africain. La voix de Lancaster alterne avec le jeu d’une flûte rudimentaire sur les percussions sagement déposées par Harold E. Smith – partenaire historique de Joe McPhee – et les allées et venues d’archets, sur les contrebasses d’Ed Crockett et Bert Harris. Un peu à la manière de l'Art Ensemble, le groupe installe une impression sensible relevée par les interventions de cloches et de sifflets.
Ensuite, viennent les conséquences: blues obligé (Slow Blues in G), hard bop subtil (Milestones), ballade précipitée par un swing convaincant (Killer Joe), ou free jazz affirmé encore et toujours aussi élégamment, au soprano (Searching) ou à l’alto (sur le ludique et efficace Holy Buddy). Terminant le concert par un solo dense, Byard Lancaster aura ainsi naturellement réinventé l’intégralité de ses classiques.
CD: 01/ Ancestral Link Hotel 02/ Holy Buddy 03/ Slow Blues in G 04/ Milestones 05/ Killer Joe 06/ Searching 07/ You Decide
Byard Lancaster Quartet - Ancestral Link Hotel - 2006 - CIMP Records. Distribution Impro Jazz.