Geir Jenssen : Cho Oyu 8201 m (Ash International, 2006)
Au moyen de field recordings attrapés sur Minidisc, Geir Jenssen (Biosphere) nous transporte au sommet du Cho Oyu, mont himalayen situé à la frontière tibéto-népalaise, auquel il s'est attaqué à l’automne 2001.
Carnet de route sonore, Cho Oyu raconte 8201 m de transport. A terre (Zhangmu, Tingri), des bribes de conversations filtrant parmi clochettes et gongs, le bruit d’un moteur ou le chant d’un torrent. Et puis, après avoir mis en boucle un court passage de musique tibétaine retenue sur cassette (Jobo Rabzang), c’est l’ascension. A 5400 mètres de hauteur, Jenssen croise quelques bergers et leurs troupeaux (Palung). Dernière présence animale, une nuée d’oiseaux (Cho Oyu Basecamp, Nangpa La).
Moins fréquentes, les rencontres se font aussi moins concrètes : voix d’un pilote d’avion survolant les parages (Camp 1) ou faible mélodie passant à la radio (Camp 15) captés par les appareils de Jenssen. Qui enfermeront aussi la rumeur d’une tempête de grêle (Camp 3) et celle de l’ambiance régnant au sommet (Summit).
Forcément insaisissable dans son intégralité, la portée de ces field recordings n’en est pas moins fascinante. Matériau ayant servi à la confection de Dropsonde – album de Biosphere sorti en 2005 -, Cho Oyu 8201 m expose concrètement la somme de souvenirs influents, et invente une cartographie d’enregistrements rares.
Geir Jenssen : Cho Oyu 8201 m, Field recordings from Tibet (Ash International / La baleine)
Edition : 2006.
CD : 01/ Zhangmu 02/ Tingri 03/ Jobo Rabzang 04/ Chinese Basecamp 05/ Palung 06/ Cho Oyu Basecamp 07/ Nangpa La 08/ Camp 1 09/ Camp 15 10/ Camp 2 11/ Camp 3 12/ Summit
Guillaume Belhomme © Le son du grisli
Free Zone Appelby 2005 (Psi - 2006)
Autour du saxophoniste Evan Parker, neuf improvisateurs de choix servent, selon les combinaisons, une musique exaltée et vorace, aux allures oscillant entre free jazz définitif et contemporain déluré.
Parmi les combinaisons, trois trios: Kenny Wheeler (trompette), Paul Rogers (contrebasse) et Tony Levin (batterie), déroulant un free incisif sur Red Earth Trio-1; Gerd Dudek (saxophone ténor), John Edwards (contrebasse) et Tony Marsh (batterie), introduisant Red Earth Trio-2 de manière déconstruite avant de tout sacrifier à l’énergie implacable ; Paul Dunmall (soprano et ténor), Philipp Wachsmann (violon) et Tony Levin, enfin, opposant les entrelacs mesurés de saxophones et de violon à la charge féroce des hurlements et des sirènes (Red Earth Trio-3).
A Red Earth Quartet 1, ensuite, d’occuper l’espace. Ouvert au son du contrepoint abrupt des deux ténors (Evan Parker et Gerd Dudek), la pièce progresse sous l’effet de l’ardeur de Tony Levin. Insatiables, déjà, les saxophonistes amassent leurs trouvailles sans plus se poser de question, quand Levin gagne encore en densité et que la contrebasse de John Edwards n’en peut plus d’insister.
Réunis tous, enfin, sur Red Earth Nonet, les improvisateurs investissent des sphères ténébreuses, mouvements lents et circulaires pour free jazz dense évoquant le Way Ahead de Coursil. Irrémédiable, la charge sera passagère, fière et accablante, et regagnera peu à peu le souterrain duquel on l’avait extirpée. Un final dans les brumes, après autant d’épreuves du feu essuyées avec prestige.
CD: 01/ Red Earth Trio-1 02/ Red Earth Quartet 1 03/ Red Earth Trio-2 04/ Red Earth Trio-3 05/ Red Earth Nonet
Free Zone Appleby 2005 - 2006 - Psi. Distribution Orkhêstra International.
Steve Lacy: Esteem (Atavistic - 2007)
Enregistrement jamais édité jusque-là, Esteem aurait pu trouver sa place dans la série Unheard Music instituée par le label Atavistic, si celui-ci n’avait pas décidé d’en faire la première pierre d’une autre collection : The Leap : Steve Lacy Cassette Archives, qui puisera au gré de ses sorties dans la somme des bandes personnelle de Steve Lacy.
Amateur, donc, l’enregistrement de ce concert donné en février 1975 à La cour des miracles - club parisien que le quintet du saxophoniste fréquentait alors. Pour conséquence, le son du soprano, lointain, qui devait pourtant rivaliser de présence avec la section rythmique de Kenneth Tyler (batterie) et Kent Carter (contrebasse), et, surtout, avec les interventions débridées du saxophoniste Steve Potts (The Crust).
Sur le fond, cette fois, Esteem parle de tout ce qui faisait la musique du quintet de Lacy à cette époque : mélange de déconstruction rattrapée à peine par le violon d’Irène Aebi (Flakes), déploiement polyrythmique sur lequel Lacy avance par à-coups (The Duck, Esteem), ou espaces réservés à un free collégial (The Rush).
Pour attester une dernière fois des possibilités du groupe, The Uh Uh Uh emporte tout : danse lasse ou marche macabre gagnée par la joie, sur laquelle Lacy et Potts combinent des perles altières et dissonantes. Morceau qui, à lui seul, prouve qu’il faut croire au potentiel des bandes anciennes, pour peu qu’elles soient du nombre des souvenirs enfouis d’un musicien surdoué.
Steve Lacy : Esteem (Atavistic / Orkhêstra International)
Enregistrement : 1975. Edition : 2007.
CD : 01/ The Crust 02/ The Uh Uh Uh 03/ The Rush 04/ Esteem 05/ Flakes 06/ The Duck
Guillaume Belhomme © Le son du grisli
John Carter / Bobby Bradford Quartet: Seeking (HatOLOGY, 2006)
Si le multi instrumentiste John Carter a joué aux côtés d’Ornette Coleman, c’est au sein du New Art Jazz Ensemble, qu’il fonda en 1964 avec le trompettiste Bobby Bradford, qu’il aura démontré toute l’étendue de ses possibilités – combinaison d'avant-garde et d'assurance West Coast. En 1969, le quartette enregistre son premier disque, Seeking, réédité aujourd’hui par hatOLOGY.
En connaisseurs, Carter et Bradford y servent un jazz tenant de l’éclat – swing délicat de The Village Dancers et performance bondissante de Sticks and Stones –, mais aussi du clinquant – phrases langoureuses du saxophone sur Karen On Monday, et, surtout, impression liquoreuse qu’est Seeking, sur laquelle une flûte sous réverbération ne permet aucune échappatoire.
Deux reproches qui ne peuvent pourtant pas grand-chose face à des morceaux comme In the Vineyard et Song for the Unsung (seule composition de Bradford), tirant largement profit l’un et l’autre du savoir-faire de la section rythmique : maintien assuré du batteur Bruz Freeman et (surtout) maîtrise et imagination du contrebassiste Tom Williamson, capable de modeler étrangement n’importe quel gimmick sans jamais rien lui faire perdre de son efficacité.
Au final, donc, le meilleur l’aura emporté, qui plaide pour le bien-fondé de la réédition de Seeking, premier des quatre enregistrements que John Carter et Bobby Bradford auront eu le temps de mener ensemble.
John Carter / Bobby Bradford Quartet : Seeking (hatOLOGY / Harmonia Mundi)
Enregistrement : 16 janvier 1969. Réédition : 2006.
CD: 01/ In the Vineyard 02/ Karen On Monday 03/ Sticks and Stones 04/ The Village Dancers 05/ Seeking 06/ Song for the Unsung
Guillaume Belhomme © Le son du grisli 2006
Gérard Nicollet, Vincent Brunot: Les chercheurs de sons (Editions alternatives - 2004)
Spécialiste de la nouvelle lutherie, Gérard Nicollet dresse en compagnie de l’illustrateur Vincent Brunot une trentaine de portraits de musiciens iconoclastes, savants fantasques et artistes hors cadre, partis à la recherche de sons inexpérimentés.
S’il ne cache pas qu’un travail de classification reste à faire dans le domaine de la lutherie expérimentale, Nicollet préfère s’attacher à rendre ici le parcours de quelques uns de ses artisans. Et à présenter certaines de leurs œuvres, qu’il distingue selon qu’elles tiennent de la machine musicale, de l’œuvre d’art (installations et sculptures), ou du nouvel instrument de musique - 3 catégories induisant différentes pratiques musicales.
Evoluant, donc, aux marges de l’expérimentation et des musiques populaires, voici rappelées ou révélées les figures de Pierre Bastien (dont ont peut conseiller les enregistrements du Nu Creative Methods), des frères Baschet (inventeurs du Cristal), de Georges Azzaria ou Pierre Berthet (percussionniste aperçu aux côtés du compositeur Arnold Dreyblatt). Préoccupés par l’acoustique ou le bricolage électronique, à l’origine d’une lutherie monumentale (percuphone de Patrice Moullet, vielles gigantesques de Philippe Destrem et Jean-Michel Ponty) ou minimaliste (objets trouvés que combine Frédéric le Junter, instruments de guingois de Max Vandrevost), l’essentiel réside pour chacun de ces artistes dans la dérobade autant que dans l’invention, dans le prétexte sonore dont se sert leur passion pour concrétiser ce qu’ils peuvent imaginer de plus déraisonnable. Pour preuve, l’inventaire des noms de ces instruments – souvent illustrés avec précision, et détaillés via légendes : balasson, cornebidouille, nénuphone, spalafon, frénétique, dodéklaxophone ou capteurs poilus. Termes que n’aurait pas renié Jarry, et qui convainquent une nouvelle fois de ces tentatives de réconcilier l’expérimental et le populaire, le sérieux de la quête et l’extravagance des gestes. Et dont Gérard Nicollet et Vincent Brunot se font ici de pertinents défenseurs.
Gérard Nicollet, Vincent Brunot, Les chercheurs de sons, Instruments inventés, machines musicales, sculptures et installations, Paris, Editions alternatives, 2004.
Marc Berhens, Paulo Raposo : Hades (and / OAR, 2006)
Après avoir disposé leur matériel d’enregistrement à l’intérieur d’embarcations évoluant en rade de Lisbonne, Marc Berhens et Paulo Raposo montent leurs field recordings en vue de fantasmer une traversée du Styx, puis une approche du Royaume d’Hades.
Ingrédients concrets de l’ambient expérimentale proposée ici, le souffle des vents et quelques vagues, les craquements du bois des nacelles puis des chocs métalliques. Relevant l’ensemble concret, le traitement électronique se charge d’amasser les nappes grondantes, d’allonger les enregistrements brefs offrant la possibilité de leur propre changement en bourdon hésitant.
Aux portes d’Hades, donc, la tempête est simulée, qui marie les zones d’ombres portées aux menaces des flammes, et transporte l’auditeur de l’appel étrange d’une soufflerie inquiète à l’abîme abstrait de silences troublants. Le tout déposé lentement, conseillé paisiblement ; imposé avec confiance et audace.
Marc Berhens, Paulo Raposo : Hades (and / OAR)
Edition : 2006.
CD : 01/ - 02/ - 03/ - 04/ -
Guillaume Belhomme © Le son du grisli
Steve Swell's Nation of We: Live at the Bowery Poetry Club (Ayler Records - 2006)
Comme le Celestrial Communication Orchestra mené jadis par Alan Silva, le Nation of We de Steve Swell – ici enregistré début janvier 2006 à New York – rassemble quelques musiciens de premier ordre le temps d’un projet ambitieux. Mais l’époque demande plus de fougue encore, et conseille à chacun de soigner ses sursauts d’individualisme.
Trompettes de Roy Campbell, Lewis Barnes et Matt La Velle, en façade, l’ensemble tombe sans attendre dans les excès amusés d’un free ravageur. 16 musiciens, donc, partis à la recherche de gestes expiatoires enfouis, qu’ils provoquent dissonances ou emportements plus dramatiques - à l’image des phrases de saxophones de Rob Brown, Sabir Mateen, Ras Moshe, Saco Yasum et Will Connell (First Part).
Sonnant l’heure des trombones – de Swell, donc, Dave Taylor, Peter Zummo et Dick Griffin -, Second Part poursuit sur le même rythme et avec les mêmes intentions, auxquelles désobéiront pourtant l’intervention extatique des contrebassistes Matthew Heyner et Todd Nicholson, puis le piano de Chris Forbs, s’occupant en compagnie du batteur Jackson Krall d’imposer un passage plus déconstruit. Anéanties aussi par de nouveaux emportements collectifs, joyeusement coupables de cacophonies disposées à distances régulières, mais aussi de pauses lascives et de phases inquiètes.
Car le Nation of We répète l’éternel dilemme, vacillant entre phrases lâches et assauts vindicatifs (Third Part) - les trombones faits avocats de la mesure quand les saxophones n’en pourront plus de tout se permettre (Fourth Part). Jusqu’à la conclusion unanime scellant la réconciliation inévitable.
CD: 01/ First Part 02/ Second Part 03/ Third Part 04/ Fourth Part
Steve Swell's Nation of We - Live at the Bowery Poetry Club - 2006 - Ayler. Téléchargement.
Jack Wright: As Is, Solos from Beirut and Barcelona (Spring Garden Music - 2006)
Enregistré en avril 2006 – à l’Irtijal Festival de Beyrouth et lors d’une performance donnée à Barcelone -, As Is ballade le saxophoniste Jack Wright d’obligations de retenue en abandons permissifs. Et parfait le long œuvre en solo de l’improvisateur.
Décidant d’introduire le disque au son d’à-coups légers et de notes tremblantes, Wright révèle rapidement l’exercice du jour, qui consiste à refuser toujours l’installation de la ligne pure (01). De couacs recherchés en grincements dérangeants, d’aigus expulsés par le soprano (03) en fulgurances circulaires (02), il diversifie ses attaques, et dérange ses constructions à chaque fois différemment.
La technique brillante mise à mal, Wright peut feindre un grognement animal ou, au contraire, étouffer quelques cris à l’intérieur de son instrument ; ponctuer sobrement le silence à passer ou tout sacrifier à quelques crissements incertains. Le reste, à l’image de la pratique habituelle de l’improvisateur: raisonnable ou emportée, fougueuse toujours.
CD: 01/ 01 02/ 02 03/ 03
Jack Wright - As Is, Solos from Beirut and Barcelona - 2006 - Spring Garden Music.
Fast Colour: Antwerp 1988 (Loose Torque - 2005)
Quintette emmené par le batteur John Stevens, Fast Colour accueillait en 1988 à Anvers la chanteuse Pinise Saul et le saxophoniste Evan Parker. Dans le seul but de parfaire l’hommage délicat adressé par Stevens à l’un de ses partenaires favoris: le contrebassiste Johnny Dyani, disparu 2 ans plus tôt.
Sur un gimmick de contrebasse et la divergence amusée des instruments à vent (trompette d’Harry Beckett, saxophones de Dudu Pukwana et Parker), l’ensemble investit avec Now Time le champ des rengaines délurées dont Sun Ra s’était fait le chantre - imité bientôt par Eddie Gale -, pour ne plus les lâcher: qu’elles prennent l’allure d’une marche funèbre traînante accueillant les expérimentations légères de la tromboniste Annie Whitehead (Johnny Dyani’s Gone), d’une fanfaronnade gonflée par la surenchère à laquelle se livrent les deux saxophonistes (Mbizo), ou d’une construction baroque hésitant entre free jazz et swing (Way It Goes).
Toujours plus expansifs, les musiciens refusent de penser l’hommage comme célébration terne, redisent la circularité de l’existence sur Don’t Throw It Away (répétitions de la trompette bientôt reprises par Pinise Saul) avant de conclure leur set dans l’opulence altière capable de consoler de Way It Goes / Now Time. Boucle bouclée, œillade à un éternel retour qui pourrait faire passer les membres de Fast Colour du nombre de 7 à celui de 8.
CD: 01/ Now Time 02/ Way It Goes 03/ John Dyani’s Gone 04/ Don’t Throw It Away 05/ Mbizo 06/ Way It Goes / Now Time
Fast Colour - Antwerp 1988 - 2005 - Loose Torque.
Simon Nabatov: Around Brazil (ACT - 2006)
Une fois sorti de la Julliard School of Music, le pianiste Simon Nabatov s’est forgé une expérience aux côtés de Sonny Fortune, Paul Motian ou David Murray, avant de mettre en pratique un jazz plus personnel, exigeant, et ayant souvent recours à l’improvisation.
Sur Around Brazil, Nabatov interprète en solo quelques pièces de choix du répertoire brésilien et deux de ses propres compositions. Donnant une version réfléchie du Estrada do Sol de Jobim ou d’Eu Vim Da Bahia de Gilberto Gil, le pianiste s’amuse ailleurs, en donnant des allures de Polonaise à un choro d’Ernesto Nazareth, ou en retirant la substantifique moelle d’un thème d’Ary Barroso, qu’il décorera ensuite de quelques dissonances. Plus expérimental, Nabatov improvise une longue introduction déconstruite à Aguas de Março, ou tempête sur Qualquer Coisa de Caetano Veloso. Des teintes différentes font donc d’Around Brazil un enregistrement convaincant, qui oscille sans cesse entre exercice de style raffiné et expérimentation intelligente.
CD: 01/ Desde que o samba é samba 02/ Estrada do Sol 03/ Partita de Março 04/ Nenê 05/ Eu vim da Bahia 06/ Depois que o llê passar 07/ Na Baxia do Sapateiro 08/ My Sertão 09/ Valsa de Pôrto Das Caixas 10/ Qualquer coisa 11/ Você é linda
Simon Nabatov - Piano Works V, Around Brazil - 2006 - ACT. Distribution Harmonia Mundi.