Terry Riley: Poppy Nogood and the Phantom Band All Night Flight (Elision Fields - 2006)
S’il est à l’origine d’un courant minimaliste américain qui aura pu, ici ou là, être gagné par une certaine austérité formelle, le compositeur Terry Riley démontrait en 1968 que les variations répétitives pouvaient aussi se permettre une exubérance plus séditieuse.
Enregistré en concert, Poppy Nogood and the Phantom Band All Night Flight donne à entendre Riley à l’orgue électrique et au saxophone soprano. Hypnotique dès l’ouverture, la musique imbrique des nappes oscillantes - soumises au delay ou à la consistance changeante de leur envergure sonore – et les interventions insatiables du soprano, là pour asseoir la transe ou, au contraire, la heurter sans jamais arriver à briser l’accoutumance.
Visiblement à l’aise, Riley sert une musique répétitive qui joue autant de ses influences (modes indiens ou musique gnaoua) que de préoccupations plus immédiates : expérimentations électroniques hybrides mises au service d’un psychédélisme d’un nouveau genre. Le tout, capable de mettre d’accord différents types d’auditeurs curieux.
CD: 01/ - 02/ - 03/ - 04/ - 05/ -
Terry Riley - Poppy Nogood and the Phantom Band All Night Flight - 2006 - Elision Fields. Distribution Differ-ant.
Alexander von Schlippenbach : Piano Solo Twelve Tone Tales, Vol. 1 & 2 (Intakt, 2006)
Sur deux volumes séparés, Alexander von Schlippenbach interprète, seul au piano, quinze compositions personnelles et six reprises. Délicat ou emporté ; toujours leste.
Evoluant sans garde-fou, Schlippenbach investit aussi bien le champ classique – mêlant touches impressionnistes et expressionnistes (Devices and Desires, ou le plus que lent Twelve Tone Tales II) ou d’essence plus contemporaine (Twelve Tone Tales) – que celui du jazz – sur des thèmes personnels (K 2, Meo, sur lesquels le pianiste adresse quelques clins d’œil à Monk ou Schweizer) ou non (reprises de Les de Dolphy et de All The Things You Are de Kern).
S’il bouscule parfois ses postures sages sous le coup d'une ferveur subite toujours accueillie avec bienveillance (The One, Only Thing Left), Schlippenbach construit le plus souvent une musique contemplative, déliée et délayée (Twelve Tone Tales III, Something Sweet, Something Tender), qu’il agrémente d’accents monkiens (Born Potty, Wildcat’s Proper Hit) ou estime à la lumière d’une réflexion vigilante. Avec assez de savoir-faire pour donner dans la redite sans jamais rien ressasser.
Alexander von Schlippenbach : Piano Solo Twelve Tone Tales, Vol. 1 & 2 (Intakt / Orkhêstra International)
Edition : 2006.
CD1 : 01/ Twelve Tone Tales 02/ Devices and Desires 03/ K 2 04/ Allegro Agitato 05/ The One 06/ Twelve Tone Tales II 07/ Only Thing Left 08/ Meo 09/ Lok 03 - CD2: 01/ Twelve Tone Tales III 02/ Bishop 03/ Allegorese 04/ Wildcat’s Proper Hit 05/ Born Potty 06/ All Jazz is Free 07/ Twelve Tone Tales IV 08/ Off Your Coat Hassan 09/ Les 10/ Something Sweet, Something Tender 11/ Out There 12/ All The Things You Are 13/ Trinkle Trinkle
Guillaume Belhomme © Le son du grisli
Philippe Robert: Rock, pop, un itinéraire bis en 140 albums essentiels (Le mot et le reste - 2006)
Journaliste aux Inrockuptibles, à Mouvement ou Jazz Magazine, Philippe Robert dresse dans Rock, Pop une sélection de 140 albums se rapportant au genre et qualifiés d’essentiels pour tout amateur véritable atterré par le niveau du goût des autres, ou pour tout historien valable dénonçant l’injustice avec laquelle la mémoire collective a coutume de se fabriquer des souvenirs, soit : médiocrement.
140 albums, enregistrés entre 1965 et 2005 et disponibles sur CD, évoqués sous forme de vignettes plutôt que de chroniques, comme l’explique l’auteur en introduction, qui mêlent histoire et anecdotes, descriptions et conseils (distillés, pour chaque disque, sous la forme d’une discographie sélective et d’une liste de groupes plus ou moins similaires à celui mis à l’honneur), le tout sous la plume claire et aguerrie de l’auteur.
Alors, en une trentaine de lignes à chaque fois, Robert présente quelques chefs d’œuvres reconnus (signés John Cale, Laurie Anderson, T. Rex, ou The Clash) ou, la plupart du temps, ignorés (dus alors à Julie Tippets, Ash Ra Tempel, Keiji Haino…), adresse des couronnes bigarrées à quelques personnages ténébreux (Chris Bell, Kevin Coyne, Nick Drake, et pelletées de songwritters extirpés de sous les sables) comme il admire celles, d’un autre genre, d’adeptes assumés du flower power et de folkeux en bataille, applaudit aux mélanges radicaux et hybrides (le rock teinté de cabaret d’Henry Cow, le free rock de Guru Guru ou le folk gothique de Pearls Before Swine) et redit tout le bien qu’il pense d’ouvrages de pop expérimentale aujourd’hui devenus classiques (fomentés par Robert Wyatt, My Bloody Valentine, Sonic Youth ou Shellac).
Personnelle, la sélection se trouve, ici ou là, évidemment discutable, mais l’ouvrage n’en reste pas moins jubilatoire : par sa logique, d’abord, tenue d’un bout à l’autre par l’exégète de la pire et plus rare espèce – soit : véritablement partageuse – qu’est Philippe Robert ; par sa capacité jubilatoire, ensuite, à tisser des liens insoupçonnés entre quelques univers qu’on aurait pu croire opposés.
Philippe Robert, Rock, pop, un itinéraire bis en 140 albums essentiels, Le mot et le reste, 2007.
Lori Freedman: 3 (Ambiances magnétiques - 2006)
Clarinettiste canadienne accumulant les partenaires (Steve Lacy, Joe McPhee, Ab Baars, Barry Guy, Misha Mengelberg…) comme d’autres collectionnent les médailles, Lori Freedman présente ici des extraits choisis de 3 récents et affables trios.
Aux côtés de René Lussier (guitare électrique) et de Martin Tétreault (turntables), Freedman combine les élans de sa clarinette basse et les perles bruitistes de Tétreault (Skroawng, Seven) ou rivalise avec les postures amusées de Lussier – blues défait sur Spaghetti brûlé, rock nerveux sur The Tribe of Triclops.
Plus atmosphériques, les pièces concoctées en compagnie de Jean Derome (saxophone et objets) et Rainer Wiens (guitare préparée et percussions) dessinent une irrégulière rose des vents (The Light of Night), disposent selon des patrons parallèles des drones de tout essences (Six Degrees), ou cèdent à la nécessité d’un assaut final emporté par la fougue du saxophone et de la clarinette (Tigresse).
Plus conventionnelles, les improvisations menées par Freedman, le contrebassiste Nicolas Caloia et la percussionniste Danielle Palardy-Roger, rappellent les enregistrements du Spontaneous Music Ensemble – avec (Chrysalis, Lipsync) ou sans (Babalou, Poussière de lune) véritable conviction. Sorte de retour aux sources improvisées comme moyen de diversifier le propos singulier de Lori Freedman.
CD: 01/ Skroawng 02/ The Tribe of Triclops 03/ Dohseedoh 04/ Seven 05/ Spaghetti brûlé 06/ The Light of Night 07/ Six Degrees 08/ Ipanemean Trionychid 09/ Tigresse 10/ Chrysalis 11/ Babalou 12/ Poussière de lune 13/ Lipsync
Lori Freedman - 3 - 2006 - Ambiances magnétiques. Distribution Orkhêstra International.
L'ocelle mare: L'ocelle mare (Ruminance, 2006)
Extirpé de Cheval de frise, le guitariste Thomas Bonvalet poursuit en solo sa quête de compositions instables et frénétiques, refusant l’évidence comme d’autres colorient au-delà des bords.
C’est que, transformées sous les coups – notes précipitées, cordes (r)attrapées à l’arrache, salves expiatoires et interventions impromptues - les 16 pièces du disque ne peuvent rêver longtemps de contours arrêtés. Energiques ou lasses, elles changent d’apparence selon la faculté de convaincre d’un médiator soudain en proie au doute, d’arpèges abondants mais soignés, ou d’un volume sonore hésitant qui fait ici office d’effet.
Usant avec parcimonie d’éléments rythmiques légers, d’un harmonica et d’un banjo (instrument qui réduit indéniablement les perspectives), Bonvalet fleurit un propos fait expressément pour lui échapper, qui trouve seul son chemin entre élans répétitifs et mouvements inopinés, pour accéder enfin aux promesses inédites de brusqueries tenant du sensationnel. Sans doute plus poli qu’avant, et en conséquence moins dérangé, Bonvalet aura pu rendre son tir plus précis.
L'ocelle mare : L'ocelle mare
Ruminance
Edition : 2006
CD : 01-16/ -
Omri Ziegele, Billiger Bauer: Edges & Friends (Intakt Records - 2006)
Emmené par le saxophoniste et chanteur Omri Ziegele, le collectif suisse Billiger Bauer – qui compte parmi ses rangs le batteur Dieter Ulrich et la pianiste Gabriela Friedli – met au jour une Zurich sous influence africaine, capable aussi d’élans singuliers.
Si Edges & Friends se contentait de servir un jazz hésitant entre swing et postures free (Africa Now), un funk porté par l’unisson de l’alto de Ziegele et du soprano de Jürg Wickihalder (Nursery Rhyme), ou encore, un décorum permettant au leader de déclamer Robert Creeley ou Dylan Thomas (Two Ways to No Answer, If We Were Children), son seul panache ne suffirait pas à rendre la chose originale.
Mais Billiger Bauer aère son bouquet d’influences au moyen d’un vocabulaire hérité d’une sérieuse pratique improvisée et de quelques tournures contemporaines. Divertissants, alors, les motifs répétés par le violoncelle de Bernhard Göttert (Two Ways to No Answer), les insistances irritantes du piano de Friedli (Be There), ou encore, les virulences collégiales qui emportent, finalement, Edges & Friends.
Insultants premiers de la classe que l’on aurait décoiffés, Billiger Bauer accommode avec efficacité son jeu classique et sa découverte d’un souffle libertaire et ardent. Assez rare pour être ignoré.
CD: 01/ Prologue 02/ Nursery Rhyme 03/ Two Ways to No Answers 04/ Edges & Friends 05/ Be There 06/ If We Were Children 07/ Holes of Time 08/ Africa Now
Omri Ziegele, Billiger Bauer - Edges & Friends - 2006 - Intakt Records. Distribution Orkhêstra International.
BJ Nilsen & Stilluppsteypa: Drykkjuvisur Ohljodanna (Helen Scarsdale - 2006)
Musicien suédois donnant dans les drones et les enregistrements environnementaux, BJ Nilsen s’associe pour la seconde fois au duo islandais Stilluppsteypa, pour mieux assumer ses ambitions atmosphériques autant que minimalistes.
Le long de compositions accueillant quelques fields recordings, les trois musiciens peignent des surfaces sensibles fantasmant le grésil (Undir Ahrifum / Sundurlaus), la course peu rassurante d’un engin de science-fiction (Undermaskin / Töfra Maskína), ou la découverte de souterrains dans lesquels aurait élu domicile une nuée d’oiseaux fantastiques (Supbröder / Drykkjufélagar).
Bruitisme fait de nappes diverses et toujours denses (Elstöt / Rafstud), la musique de Nilsen et Stilluppsteypa joue sans cesse la carte d’une claustrophobie apaisée par la diversité des intervenants choisis : bips espacés, effets de masse, chocs métalliques ou éléments rapportés de musique concrète. Pour présenter au final un condensé de combinaisons à la fois nébuleuses et subtiles.
CD: 01/ Svefnlaus / Sömnlös 02/ Elstöt / Rafstud 03/ Undir Ahrifum / Sundurlaus 04/ Supbröder / Drykkjufélagar 05/ Undermaskin / Töfra Maskína 06/ Skuggbild / Skuggamynd
BJ Nilsen & Stilluppsteypa - Drykkjuvisur Ohljodanna - 2006 - Helen Scarsdale.
Charlemagne Palestine, Tony Conrad: An Aural Symbiotic Mystery (Sub Rosa - 2006)
Réunis en 2005 au Théâtre Marcelis de Bruxelles, deux figures de la musique minimaliste – Charlemagne Palestine et le violoniste Tony Conrad – improvisent une pièce longue et inquiète, remplie d’obsessions heureusement inépuisables.
Amoncellement déraillant de nappes de claviers, de pizzicatos ou d’interventions à l’archet et d’une voix maltraitée, l’improvisation se veut opaque jusqu’à l’apparition de deux notes répétées de piano, Palestine égrenant ensuite un accord établi à partir de l’addition des drones. Amené à saturer pour mieux se faire entendre, Conrad complète les efforts que son partenaire destine à l’élaboration d’une gestuelle musicale autant que votive.
Plaintes tordues et invocations schlass, qui courent derrière un condensé élégant des musiques pour lesquelles les deux hommes auront déjà œuvré – Dream Music et Streeming Music, bruitismes élégiaques ou martelés - et de leurs influences – raga indien, sérialisme. Courent, jusqu’à l’atteindre.
CD: 01/ An Aural Symbiotic Mystery
Charlemagne Palestine, Tony Conrad - An Aural Symbiotic Mystery - Sub Rosa. Distribution Orkhêstra International.
Martin Tétreault, Otomo Yoshihide: HMMM (Ambiances Magnétiques - 2005)
Au printemps 2003, Otomo Yoshihide et le Québécois Martin Tétreault, derrière tourne-disques, donnèrent en Europe 15 concerts en duo. Quatrième et dernier tome de la rétrospective parue sur le label Ambiances magnétiques, Hmmm revient sur des moments construits à Brest, Nijmegen, Lyon, Grenoble et Genève.
Le long des trajectoires mises en place, Yoshihide et Tétreault disposent des souffles et des inserts déraillant, des larsens et des saturations, des grésillements et quelques chocs sur microphones. Travaillés sur l’instant, les morceaux peuvent adopter les formes d’une construction rythmique bousculée de temps à autre (Nijmegen No.3), d’une pièce minimale d’indus crachant (Brest No.4), ou faire soudain incursion dans le champ de la musique concrète (Genève No.2).
Ailleurs, le duo amasse ou imbrique ses propositions diverses, martèle une trouvaille, cherche enfin à refuser l’anecdotique sans toujours y parvenir (Grenoble No.4). Selon les enregistrements, Otomo Yoshihide et Martin Tétreault parviennent plus ou moins à motiver l’écoute de qui n’est pas engagé avec eux dans leur processus de création. Essayer d'aller voir, alors, du côté des trois premiers disques de la rétrospective.
CD: 01/ Brest No. 4 / Le Vauban - 22.04.03 02/ Nijmegen No. 3 / Extrapool - 25.04.03 03/ Lyon No. 4 / Kafe Mysik - 28.04.03 04/ Lyon No. 5 / Kafe Mysik - 28.04.03 05/ Grenoble No. 4/ Le 102 - 29.04.03 06/ Grenoble No. 5 / Le 102 - 29.04.03 07/ Genève No. 2 / Cave 12 - 30.04.03 08/ Genève No. 5 / Cave 12 - 30.04.03
Martin Tétreault, Otomo Yoshihide - HMMM - 2005 - Ambiances Magnétiques. Distribution Orkhêstra International.
Bob Marsh : Luggage (Last Visible Dog, 2006)
Un peu à la manière de son partenaire régulier Jack Wright, le violoncelliste Bob Marsh – ayant aussi joué aux côtés de Fred Lonberg-Holm, Ernesto Diaz-Infante ou Gene Coleman – agite inlassablement sa pratique improvisée ; insatiable, collecte chacune de ses tentatives comme on archive des documents accablants. Dernier en date, et plutôt convaincant : Luggage.
Le long de deux improvisations menées auprès de la violoncelliste Theresa Wong puis du saxophoniste Bryan Eubanks, Marsh revoie ses façons de faire comme il interroge encore les possibilités toujours différentes de nouvelles rencontres. Patiemment, d’abord : faisant du premier titre un amas de graves installés et d’aigus défilant, gonflé bientôt par les dissonances des deux archets et par quelques propositions vocales suggérées à peine.
Hésitant, ensuite : entre pizzicatos et archet pour répondre au mieux aux plaintes aigues et répétées du soprano d’Eubanks. S’il lui arrive d’esquisser quelques mélodies brèves, le duo préfère donner dans un constructivisme angoissé, motivé par les coups portés par la voix de Marsh, invectivant par peur de mal se faire comprendre. Et Luggage, de convaincre, donc. Des pratiques changeantes et singulières de Bob Marsh, qui bénéficient du savoir-faire de leur auteur autant que de son talent à choisir bonne – et jeune – compagnie.
Bob Marsh, Theresa Wong, Bryan Eubanks : Luggage (Last Visible Dog)
Edition : 2006.
CD : 01/ Marsh / Wong 02/ Marsh / Eubanks
Guillaume Belhomme © Le son du grisli .