Charles Mingus: Cornell 1964 (Blue Note - 2007)
Exhumé par la veuve du contrebassiste, Cornell 1964 donne à entendre les premières heures du groupe le plus convaincant qu'a jamais conduit Mingus: sextette comprenant Eric Dolphy, Johnny Coles, Clifford Jordan, Jaki Byard et Dannie Richmond.
Le 18 mars 1964, à l'Université Cornell, Mingus et ses hommes imposent un répertoire gigantesque qui ménage les liens du leader à la tradition (reprises d'Ellington, Billy Strayhorn et Fats Waller) et quelques vues plus personnelles, pour ne pas dire singulières, et magistrales: Fables of Faubus, Orange Was the Colour of Her Dress, Then Blue Silk, Meditations, So Long Eric, pièces maîtresses à chaque fois réassemblées selon l'humeur - jamais selon la forme - des musiciens.
Ici, rien à redire: interventions remarquables de Jordan au ténor (des Fables aux phrases ténébreuses de Meditations) ; passages d'un astre amateur de trajectoires bouleversées – Dolphy à l'alto, à la clarinette basse ou à la flûte – et supérieur, encore, sur Take the « A » Train ; pratique impeccable et fantasque du pianiste Jaki Byard et ténacité mise au profit d'une approche mélodique plus raisonnable du trompettiste Johnny Coles ; entente idéale, enfin, de la section rythmique: Richmond concentré, en charge des pulsations à respecter ou non, et Mingus, imprudent conducteur d'un groupe attentif à toutes sortes de possibilités.
Si l'on doit toujours craindre la sortie de « bandes inopinément découvertes », Cornell 1964 a de quoi rassurer tout sceptique: complétant le catalogue d'enregistrements en concert du Mingus Sextet, il s'y fait même une place de choix parmi les preuves déjà existantes et parfois moins complètes dans leur façon d'exposer l'énormité du discours mingusien (malgré la qualité toujours évidente des musiciens et de leurs prestations): blues réinventé à coups de gestes inspirés et provocateurs, revendication hautaine et gagnante au son d'une musique tout simplement supérieure.
Charles Mingus : Cornell 1964 (Blue Note / EMI)
Enregistrement : 1964. Edition : 2007
CD1 : 01/ ATFW 02/ Sophisticated Lady 03/ Fables of Faubus 04/ Orange Was the Colour of Her Dress, Then Blue Silk 05/ Take the « A » Train - CD2 : 01/ Meditations 02/ So Long Eric 03/ When Irish Eyes Are Smiling 04/ Jitterbug Waltz
Guillaume Belhomme © Le son du grisli
Spontaneous Music Ensemble: Frameworks (Emanem - 2007)
En 1968, 1971 et 1973, le percussionniste John Stevens menait à Londres trois versions différentes de son Spontaneous Music Ensemble.
La première année, Norma Winstone dépose ses vocalises descendantes sur le bourdon étrange que forment Kenny Wheeler au bugle et Paul Rutherford au trombone. Notes longues portées haut par chacun des instruments (ajouter la basse clarinette de Trevor Watts), qui simulent chutes et rétablissements, tirant des dissonances de leurs confrontations. De plus en plus présent, Stevens finit par convaincre son ensemble des charmes d’une cacophonie libératrice (Familie Sequence).
Deux ans plus tard, le batteur retrouve Watts et invite Julie Tippett et le contrebassiste Ron Herman. Compulsif, mais aussi plus mélodique, Quartet Sequence donne à entendre le duel interne auquel se livre Tippett, posant sa voix sur les arpèges clairsemés de sa guitare, parmi les frasques rythmiques montées par Stevens et Herman, et les chastes interventions du saxophone soprano.
A peine une dizaine de minutes, enfin, pour Flower, sur lequel Stevens et Watts (toujours au soprano) improvisent et interrogent la possibilité d’une simultanéité d’exécution, pour mieux jouer, ensuite, avec le décalage de leurs interventions. Histoire de conclure l’exposition de trois pièces improvisées soumises à grands principes, qui éclairent sous un autre angle l'éloquent répertoire du Spontaneous Music Ensemble.
CD: 01/ Familie Sequence 02/ Quartet Sequence 03/ Flower
Spontaneous Music Ensemble - Frameworks - 2007 - Emanem. Distribution Orkhêstra International.
Zero Point: Plays Albert Ayler (Ayler Records - 2007)
Le temps de deux improvisations et de sept reprises du maître, Zero Point fantasmait le retour sur terre d’Albert Ayler. Pas n’importe où, sur terre: au Café Jazzorca de Mexico.
Là, German Bringas (saxophones alto et ténor), Itzam Cano (contrebasse) et Gabriel Lauber (batterie) rendaient fin 2006 un hommage appliqué : habité par « The Holy Ghost », Bringas plaidait en faveur de l’incarnation sur Tune Q autant que sur Improv 1, porté par une section rythmique idéale. Interprétant, plus détaché mais toujours aussi convaincant, Angels et The Wizard, le trio ajoute à la forme les fonds de blues ou de folklore bouleversé chers au discours d'Ayler.
Forcément virulent, plaintif, souffreteux ou enthousiaste, Zero Point fait du songbook investi un tribute remarquable, et relativise toutes les distances.
CD: 01/ Vibrations 02/ The Wizard 03/ Tune Q 04/ Infant Happiness 05/ Saints 06/ Children 07/ Improv 1 08/ Improv 2 09/ Angels
Zero Point - Plays Albert Ayler - 2007 - Ayler Records. Téléchargement.
Area C: Haunt (Last Visible Dog - 2007)
A coups de farfisas, guitares et boîtes à rythmes, Erik Carlson et Jeff Knoch - soit : Area C - élèvent un grand disque de pop sous influences expérimentales.
C’est aux minimalistes américains que le duo fait le plus souvent référence : dès Outside the Flaming Body, sur lequel les orgues imposent leurs cercles envoûtants, ou sur Circle Attractor, Part II, plus discret, qui rappelle un Terry Riley parti en terre indienne à la recherche de l’hypnose.
Ailleurs, Area C taille au couteau un rythme sur le drone tremblant de Names of Places, donne dans une pop gentille avec Circle Attractor, Part I ou estime, à la suite de Fennesz, l’intensité de digressions parasites à appliquer à Haunt. Plus décevant sur Star Names, Carlson et Knoch ne s’en seront pas moins montré pertinents, à la hauteur d’influences hautes et capables de singularité encourageante.
CD: 01/ Outside the Flaming Body 02/ Haunt 03/ Star Names 04/ Names of Places 05/ Circle Attractor, Part I 06/ Circle Attractor, Part II
Area C - Haunt - 2007 - Last Visible Dog.
Anthony Braxton: Solo (Pisa) 1982 (Leo Records - 2007)
Avec Steve Lacy, Anthony Braxton est le musicien qui aura le plus souvent interrogé sa pratique en solo d’un jazz libre, ou pas (intéressé aussi par l’interprétation de standards). Exemple donné en 1982, à Milan.
Dans le sillage de Dolphy (dont il reprend l’un des titres phares, Alone Together, même s’il y fantasme davantage un Bechet amateur de soubresauts), Braxton oscille donc entre avant-garde allant - pour lui - de soi, et réminiscences traditionnelles : mettant un point d’honneur à tout sacrifier aux écarts de langage (des rauques perturbateurs de 106 C aux aigus atteints sur 26 G), il peut aussi faire preuve de plus de retenue lorsqu’il reprend Monk (Round’ Midnight).
Chancelant, il réécrit ailleurs le Giant Steps de Coltrane ou investit, comme l’a souvent fait Arthur Blythe, un mode oriental qu’il confrontera bientôt à de nouvelles expérimentations sourcilleuses (77 E). Peaufinant chacune de celles-ci, le saxophoniste surprend à chaque fois et puis estime avoir dit l’essentiel, après lequel il ne reviendra pas. Le public a beau tenter le rappel (Antonio réclamé longtemps en fin d’enregistrement), aucune chance de convaincre Braxton du moindre intérêt de la redite.
CD: 01/ Comp. 26 C 02/ Comp. 106 C 03/ Comp. 106 N 04/ Comp. 26 G + 99 G 05/ Comp. 118 A 06/ Alone Together 07/ Comp. 77 E 08/ Round'Midnight 09/ Comp. 119 J 10/ You Got to My Head 11/ Giant Steps
Anthony Braxton - Solo (Pisa) 1982 - 2007 - Leo records. Distribution Orkhêstra International.
John Coltrane: Trane Tracks (Efor Films - 2007)
C’est à San Francisco, dans les murs de l’Eglise Saint John Coltrane, que commence et se termine Trane Tracks. Là, depuis 1971, on entretient la flamme de neuvaines allumées en l’honneur de l’esprit saint du saxophoniste, que la spiritualité concernait autant que la musique depuis 1957, année à laquelle il mit un terme à sa consommation d’héroïne. Ayant relaté la parabole, la voix-off peut consacrer tous ses efforts à rentrer dans le vif du sujet.
Biographie scolaire mais efficace, Trane Tracks tire davantage son originalité des interviews qu’elle renferme que des extraits de concert qui l’illustrent - si ce n’est pour une version donnée en plein air et devant un public nombreux de My Favorite Things. Au nombre des interrogés : McCoy Tyner et Elvin Jones, le violoncelliste Ron Carter et le trompettiste Benny Bailey ; enfin, le révérend Bishop King, de la paroisse suscitée, qui se fait un plaisir de tout ramener à dieu.
Sortis dans la précipitation - puisqu’il s’agissait encore, en 2005, de combler un manque autorisant spéculation -, les dvd consacrés au jazz renferment souvent de piteuses réalisations. Celui-ci a cela de différent qu’il allie un exposé clair de la vie de son sujet et quelques idées fantasques, chemins de traverse inattendus et divertissants. Pour, enfin, se voir attribuer la palme de meilleure introduction filmée à l’œuvre de Coltrane disponible à ce jour.
John Coltrane - Trane Tracks - 2007 (réédition) - Efor Films. Distribution Nocturne.
Ramon Lopez : Swinging With Doors (Leo records, 2007)
Le percussionniste Ramon Lopez aura connu des collaborations plus simples à défendre. Sur Swinging With Doors, le voici qui dialogue avec Teppo Hauta-Aho, joueur de porte.
Bien sûr, Hauta-Aho est avant tout un des contrebassistes de Cecil Taylor, et s’il se prête au jeu, c’est pour laisser Lopez imaginer parmi quelques grincements - qui peuvent évoquer l’invention d’un instrument hybride, à ranger entre le saxophone et la cornemuse – ou mettre autrement en valeur les solos du batteur, qui oscillent entre swing (Tanguillos del clavel) et interventions mélodiques à la manière de Max Roach ( The Godfather of Modern Drumming).
Plus loin, Lopez use de clochettes et d’instruments à lamelle de bois (The Moon Came to the Forge), passe de la batterie à une derbouka sur The Beauty of Life, et use encore d’autres instruments minuscules, histoire de diversifier le dialogue et de ne pas étouffer le propos de Drums Solo II sous l’effet nuisible de l’anecdote. Ainsi, Ramon Lopez et Teppo Hauta-Aho se montrent plus que convaincants, et la surprise (ou la méfiance) passée, imposent une œuvre réussie.
Ramon Lopez : Swinging With Doors / Drums Solo II (Leo Records / Orkhêstra International)
Edition : 2007.
CD : 01/ Bismillah 02/ A Prayer in my Soul 03/ Monterrey 04/ The Beauty of Life 05/ The Godfather of Modern Drumming 06/ Ninos del agua 07/ Riihimaki Ballad 08/ The Moon Came to the Forge 09/ The King of Shuffle 10/ Tanguillos del clavel 11/ Krishna 12/ Maldonado Street
Guillaume Belhomme © Le son du grisli
Mathias Delplanque: Le pavillon témoin (Low Impedance - 2007)
Dans son Pavillon témoin, Mathias Delplanque défend une musique électroacoustique pas fâchée de renouer avec une pop légère, auprès d’invités choisis (TG Mauss, Oldman et Martin Gosset).
S’il édifie ici des constructions rythmiques et leur impose les vues mélodiques d’une guitare folk, d’un violon ou d’un mélodica, dans la veine des travaux de Four Tet ou Nathan Michel (Contre-plinthe), Delplanque peut aussi s’adonner à des collages plus expérimentaux, mais toujours lumineux (Saragosse). Ailleurs, il choisit d’aller explorer son côté sombre sur Le détecteur de mouvements, pièce peu rassurante élevée sur un amas de violons glissants.
Parfois bavard (les agréments électroniques trop nombreux de La trappe), Delplanque aura exposé au final un discours convaincant à force de cohérence. Pour faire de ce Pavillon témoin un exposé heureux d’expérimentations accessibles, voire domestiques.
CD: 01/ Contre-plinthe 02/ Interrupteurs 03/ Anti-reflet 04/ Réduit 05/ Le corridor 06/ Le détecteur de mouvements 07/ Va-et-vient 08/ Parquet flottant 09/ La trappe 10/ Saragosse 11/ It’s Spring on the Moon 12/ Seems Like It’s Like Always Like This 13/ ecrasé sous les pierres 14/ Le regard 15/ Dérivation
Mathias Delplanque - Le pavillon témoin - 2007 - Low Impedance.
Michael Marcus: The Magic Door (Not Two - 2007)
Saxophoniste new-yorkais entendu auprès de Sonny Simmons (au sein des Cosmosamatics, notamment), Jaki Byard ou Franke Lowe, Michael Marcus passe à la clarinette le temps de The Magic Door, enregistrement bouclé en compagnie de partenaires triés sur le volet.
Amateur d’un swing en perpétuel déséquilibre (The Magic Door, Sonic Corridors), Marcus peut évoquer Jimmy Giuffre sur un hommage adressé à Pee Wee Russell (Hey Pee Wee), ou Eric Dolphy sur One More Minute. Moins convaincant lorsqu’il donne dans une mélodie perlée (Morning Daffodil), sujet parfois à quelque baisse de régime (Abstractions in Lime Caverns), c’est en instaurant des dialogues privilégiés avec tel ou tel de ses partenaires que Marcus sublime son enregistrement.
Aux côtés du violoncelliste Daniel Levin, par trois fois, mettant au jour un monde merveilleux de dissonances (Sonic Corridors, Sunset Falling in the Mirrors) ; en compagnie du contrebassiste François Grillot, se laissant aller à un long développement instinctif (Blue Reality). Et, partout, le soutien lumineux que confère à l’ensemble la batterie de Jay Rosen. Echanges qui font de The Magic Door un disque à l’alchimie née de la rencontre d’auteurs complémentaires.
CD: 01/ The Magic Door 02/ Hey Pee Wee (for Pee Wee Russell) 03/ Blue Reality 04/ Sonic Corridors 05/ Abstractions in Lime Caverns 06/ One More Minute 07/ Morning Daffodil 08/ Circular Worlds, Sitting Lights 09/ Sunset Falling in the Mirrors
Michael Marcus - The Magic Door - 2007 - Not Two. Import.
Spiritworld: Live at the CUE Art Foundation (Witnissimo - 2006)
Depuis plus de trente ans, le peintre américain Jeff Schlanger nourrit un projet personnel appelé musicWitness, qui le porte à rendre sur papier et sur l'instant des impressions glanées lors des concerts de musique créative auxquels il assiste. Le 8 avril 2005, lors d'une exposition de ses travaux au CUE Art Foundation de New York, il investissait l'exercice devant caméras, le temps d'un concert donné par William Parker, Oluyemi Thomas (Positive Knowledge), Joe McPhee et Lisa Sokolov.
En lente procession, les musiciens prennent place parmi les peintures et les sculptures. Soprano sous le bras, McPhee attend son heure, qui suivra de peu celle de la vocaliste Lisa Sokolov. Impressionnante, elle tisse avec le saxophoniste des entrelacs étourdissants quand Parker et Thomas se chargent de percussions diverses (cymbales, gongs, cloches et bols). L'ensemble divague ainsi sur les rives d'une Asie intérieure transportée dans la 25e rue.
La seconde improvisation voit Parker retrouver son instrument de prédilection, la contrebasse. Plus perturbés, la voix et les vents se chargent de mettre au jour une musique urbaine dont les référents se trouvent moins capables d'apaiser les tourments exposés. Sous le coup des heurts improvisés, les gestes de Schlanger - Ralph Steadman coloré - traduisent le propos des musiciens ou illustrent leur pratique, pour atteindre, au final, la révélation fidèle d'un moment exceptionnel.
DVD: 01/ Spiritworld: Live Concert at CUE 02/ musicWitness: Genesis & Testimony 03/ musicWitness: Vision Gallery
Spiritworld - Live at The CUE Art Foundation - 2006 - Witnissimo.