Rafael Anton Irisarri : A Fragile Geography (Room40, 2015)
Ce n’est pas le premier CD que Rafael Anton Irisarri sort sur Room40. Le label a d’ailleurs l’air de l’avoir adopté, et avec lui son ambient pas originale mais diantrement capable de se fondre dans le paysage (et c’est ce qu’on demande à l’ambient, n’est-ce pas ?).
Chez Irisarri, il suffit de quelques touches de synthé, d’extraits de field recordings et d’électronique décorative pour vous mettre dans le bain (oui, car de bain il s’agit !). Un bain assez sombre d’aspect mais dont les vapeurs sont prêtes à vous emporter. On pense bien sûr au Rafael Toral de sa jeunesse (sur le très beau crescendo de Reprisal), au Brian Eno de son middle age (un rien grandiloquace, sur Empire System) et au Badalamenti de toujours (pour le très réussi Hiatus). Et quand Irisarri se paye le luxe d’une danse, c’est en compagnie d’une partenaire peu commune, j’ai nommé la violoncelliste Julia Kent (sur Secretly Wishing for Rain). Alors, fragile ?
Rafael Anton Irisarri : A Fragile Geography (Room40)
Edition : 2015.
Téléchargement : 01/ Displacement 02/ Reprisal 03/ Empire Systems 04/ Hiatus 05/ Persistence 06/ Secretly Wishing for Rain
Pierre Cécile © Le son du grisli
Steve Swell : Kanreki. Reflection & Renewal (Not Two, 2015)
La soixantaine est, pour Steve Swell, le temps du Kanreki – regard tourné vers le passé sur fond de réflexion permettant d’envisager la suite –, qu’illustrerait le florilège d’enregistrements que le label Not Two met aujourd’hui en boîte. Entre 2011 et 2014, on y entend le tromboniste en différentes compagnies : en conséquence, différemment occupé.
C’est d’abord avec Dragonfly Breath (et Paul Flaherty, C. Spencer Yeh et Weasel Walter) une « fuite en avant » d’une demi-heure enregistrée en concert à Brooklyn. Cette insatiable envie d’en découdre et même de tapage, Swell la soigne ici pour la relativiser ailleurs au son d’un jazz « straight » qui n’est qu’un prétexte à jouer en perpétuel affranchi (en quintette avec Ken Vandermark et Magnus Broo).
Après quoi, la palette s’élargit encore : composition plus complexe qu'interprètent quatre clarinettes (dont celles de Ned Rothenberg et Guillermo Gregorio) ; duo avec Tom Buckner ou trio avec Gregorio et Fred Lonberg-Holm qui servent l’un et l’autre d’inquiets morceaux d’atmosphère ; combinaison plus écrite qui accorde le trombone, le saxophone alto de Darius Jones et la guitare d’Omar Tamez. Enfin, il y a ces quatre minutes enregistrées seul au trombone, où, sur une note qu’il tient pour travailler encore à sa sonorité, Swell démontre ce qu’il affirmait au son du grisli en 2007 : « Je sens qu’il y a encore à dire ».
Steve Swell : Kanreki. Reflection & Renewal (Not Two)
Enregistrement : 2011-2014. Edition : 2015.
2 CD : CD1 : 01/ Live at Zebulon 02/ Essakane 03/ Schemata and Heuristics for Four Clarinets #1 04/ News from the Upper West Side – CD2 : 01/ Splitting up is Hard to Do 02-04/ Live at the Hideout 05/ Composite #8
Guillaume Belhomme © Le son du grisli
Joe Panzner, Greg Stuart / Jason Brogan, Sam Sfirri : Harness (Lengua de Lava, 2015)
Les deux duos que l’on trouve sur cette splitcassette ont été enregistrés le même soir (8 mars 2014) au même endroit (Oberlin College). C’est donc une soirée (plutôt noise) comme une autre, avec Joe Panzner & Greg Stuart qui versent dans un déluge progressif de sons qui raclent et font des étincelles… Le plaisir y est, et il y a même de beaux éclats tranchants…
Et Jason Brogan & Sam Sfirri (qui ont fait une apparition sur la compil' Wandelweiser Und So Weiter) qui passent derrière. Ce duo là est plus étrange, puisqu'il fait chanter un loup ? non ! Mais plutôt un chœur de pré-ados enfermés en sous-sol (si ce n’est en sous-bois, si l’on tend l’oreille on entend bien des oiseaux sur les branches) qu’ils s’apprêtent à calmer à coups de décharges électriques. L’accalmie qui suit est encore plus angoissante que les cris qu’on leur a arrachés. Heureusement, des voix reviennent, plus graves, peut-être celles de leurs fantômes (si l’on y croit). La prestation du duo a-t-elle été accompagnée d’un film ou d’un tableau chorégraphique quelconque ? Nul ne le sait mais sa musique est à elle seule extra-ordinaire.
Joe Panzner, Greg Stuart / Jason Brogan, Sam Sfirri : Harness (Lengua de Lava)
Enregistrement : 8 mars 2014. Edition : 2014.
Cassette : A/ Joe Panzner, Greg Stuart : We Didn’t Get There Tonight – B/ Jason Brogan, Sam Sfirri : Wolf
Pierre Cécile © Le son du grisli
John Cage, Morton Feldman : Radio Happenings (Allia, 2015)
Il est des préfaces qui valent toutes les introductions, chroniques... Celle que Christian Wolff a écrite pour ces retranscriptions de conversations entre John Cage et Morton Feldman (Radio WBAI, New York, 1966-1967) est de celles-là – et, puisqu’elle est courte, il faudra aller la lire.
A John Cage, Morton Feldman fait remarquer : « On dirait que les seules fois où nous avons la chance de nous parler, c’est à la radio ». A Feldman, Cage avoue : « C’est une forme de plaisir de converser en fait sur n’importe quel sujet. » Et les sujets de ces Radios Happenings ne manquent pas : de souvenirs en anecdotes et d’explications en impressions, les deux compositeurs badinent dans le même temps qu’ils dévoilent un pan de leur imaginaire. Dans leurs conversations se glissent alors les silhouettes d’autres grands compositeurs (Satie, Varèse, Stockhausen…), d’écrivains (Mallarmé, Whitman...) ou de peintres (De Kooning, Guston…), perce un aveu (ce difficile rapport de Feldman au « parasite sonore », qui l’oppose à l’idée de Cage selon laquelle tous les bruits peuvent s’entendre) ou quelque regret même (de ne pas voir les étudiants en musique aussi curieux que ceux en arts, par exemple, pour Cage). Ce sont là deux intelligences – en résumé : l’humour de Feldman et le rire de Cage – qui se stimulent et s’accordent.
Reste maintenant à regretter quelques lourdeurs dans la traduction et une mise en page qui peut fatiguer l’œil tant elle abuse des illustrations : nombreux portraits d’artistes reproduits là peut-être pour remplir l’espace laissé vacant par des notes quasi inexistantes – elles, auraient pu expliquer pourtant, même brièvement comme c’est le cas pour Lukas Foss, qui était Teitaro Suzuki ou pourquoi Feldman traite à l’époque de ces entretiens son ancien ami Philip Guston de « peintre conventionnel », ou aussi donner le nom de cette pièce écrite pour « quelques violoncelles, environ seize » évoquée par Cage. Et puis, sous la reproduction de la pochette d’un disque, c’est souvent une approximation – rien que pour For Christian Wolff : les labels Hat Hut et hat ART ont été confondus quand l’année de la composition de la pièce passe pour celle de la publication du disque… Plus loin, c’est le label Mode qui n’est pas cité sous la pochette de String Quartet N°1 ou la réédition sur CD de The Piano Music of Henry Cowell que l’on date de… 1963 ; plus loin encore, c’est toute annotation qui a été jugée inutile sous la couverture du Piano and String Quartet par Vicki Ray et l'Eclipse Quartet paru chez Bridge… Ce sont là des détails mais on sait (d’autant qu’il y en a d’autres) que le diable s'y cache : qu’importe, pour goûter aux brillantes conversations de John Cage et de Morton Feldman, on acceptera d'en passer par là.
John Cage, Morton Feldman : Radio Happenings (Allia)
Edition : 2015.
Livre (français) : Radio Happenings. Traduction de Jérôme Orsoni.
Guillaume Belhomme © Le son du grisli
Phantom Plastics : Dreams of the Incorruptibles (Korm Plastics, 2015) / Chalkboard Dust / Stay Alive (Geräuschmanufaktur, 2015)
Sous le nom de Phantom Plastics, Michael Esposito a pris l’habitude de publier des quarante-cinq tours, flexibles et carrés, à surfaces déstabilisantes, élaborées avec des partenaires qui ont le même goût que lui pour les sons et mêmes les musiques parasites : Jochen Arbeit, Michael Muennich, Leif Elggren, Per Svensson, Chris Connelly, Scanner, John Duncan, CM von Hausswolff…
Avec Dreams of the Incorruptibles (une face seulement), Frans de Waard fait son entrée dans cette liste des collaborateurs. Pendant près de six minutes, il manipule ici une sélection d’EVP qu’Esposito a bien voulu lui confier, mettant en valeur ce qu’on soupçonne être une phrase – par qui prononcée ? –, canalisant les souffles et les « défauts » de l’enregistrement, donnant enfin une certaine destination (voire une cohésion) à des captations qui n’ont plus guère d’origine.
Sur Chalkboard Dust / Stay Alive (deux faces, cette fois), Esposito retrouve Michael Muennich puis laisse faire John Duncan. Avec le premier, il organise de nouvelles grisailles à l’énergie contenue, dont la somme mettra en branle un moteur minuscule. Après quoi Duncan entame sa chanson étrange : deux mots (Stay / Alive) qu’il répète d’une voix qui le montre prêt à rendre son dernier souffle. Autrement que le « recadrage » de Waard, l’association de l’abstraction et de la ritournelle renouvelle ainsi l’intérêt pour l’étrange projet qu’est Phantom Plastics.
Phantom Plastics : Dreams of the Incorruptibles (Korm Plastics)
Edition : 2015.
7’’ (flexi) : A/ Dreams of the Incorruptibles
Phantom Plastics : Chalkboard Dust / Stay Alive (Geräuschmanufaktur)
Edition : 2015.
7’’ (flexi) : A/ Michael Muennich & Michael Esposito : Chalkboard Dust – B/ John Duncan : Stay Alive
Guillaume Belhomme © Le son du grisli
LDP 2015 : Carnet de route #32
Le lendemain du concert organisé par l'Experimental Sound Studio, Jacques Demierre et Urs Leigrumber donnaient un autre concert à Chicago : à la Bond Chapel, en compagnie de Fred Lonberg-Holm...
3 novembre, Chicago
Renaissance Society Bond Chapel, University of Chicago
Die Renaissance Society University of Chicago präsentiert Ausstellungen, Veranstaltungen und Publikationen zeitgenössischer Kunst. Im Jahre 1915 wird das Museum von einer unabhängigen Gruppe von Professoren gegründet, besitzt keine eigene Sammlung, sondern widmet sich vorallem der experimentellen Ethik. Das Museum ist bestrebt, bestmögliche Bedingungen für Kunst und Künstler zu schaffen, um künstlerische Arbeiten in Form von Aufträgen und Ausstellungen zu präsentieren. Es finden regelmäßig Rahmen Veranstaltungen wie Künstlergespräche, Vorträge, Konzerte, Lesungen statt, die nach kritischer Diskussion und Reflektion dokumentiert und zu publiziert werden.
In den ersten 100 Jahren haben mehr als 3400 internationale Künstler zum ausgewählten Programm beigetragen. U.a. Henri Mattise, Alexander Calder, Fernand Léger, Mies van der Rohe, Käthe Kollwitz, Joseph Cornell, Joseph Kosuth, Louise Bourgeois, Dan Graham, Mike Kelley, Isa Genzken, Felix Gonzalez-Torres, Kerry James Marshall, Joan Jonas, Steve McQueen, Danh Vo, Nora Schultz, und Mathias Poledna.
Im Bereich Jazz und Experimenteller Musik haben während den letzten Jahrzehnten in den Räumen der Renaissance Society auch zahlreiche Konzerte mit internationalen Musikern stattgefunden. Heute spielen wir im Trio zusammen mit Fred Lonbeg Holm in der Bond Chapel. Die kleine Kirche im Spätbarock Stil hat eine hallige und zugleich eine ungewöhnlich trockene Raum Akustik. Es ist nicht einfach den Klang im Raum zu ordnen, denn er bewegt sich permanent. Die Obertöne verhalten sich in der Tonhöhe ungewohnt. Ich kann mir gut vorstellen, dass alte Musik in diesem Raum gut klingt. Der Umgang mit mikrotonalen Klängen ist nicht einfach, wir sind herausgefordert noch intensiver zu hören. Wir spielen sehr leise oder kurz sehr laut. Sehr hoch oder tief. Blitzartige Wechsel und extreme Dynamiken. Gegen den Schluss zelebrieren wir mehrmals Stille. Wir halten sie bis zu drei Minuten. Wir verzögern ein Ende. Aus dem Nichts entwickeln wir weitere Klänge und die Musik nimmt ihren Fortlauf. Nach mehreren Interventionen, eine neue Richtung ist bereits bestimmt, endet das Stück schlagartig. Yuri Stone: „It was such a pleasure to meet you and the concert was truly a favorite of mine. Shook me to the core“.
U.L.
Alors qu'il nous reconduisait à l'hôtel situé downtown, Hamza Walker, curateur à The Renaissance Society, musée d'art qui accueillait notre deuxième concert à Chicago, s'exclama: « Serious stuff! », qualifiant de ces deux mots lancés notre performance en trio avec Urs et le violoncelle acoustique de Fred Lonberg-Holm. Cette interjection qu'il fit suivre immédiatement d'un énorme éclat de rire me rappela le presque aussi concis, « Tough stuff, but great stuff! », qu'il prononça après écoute live de gad gad vazo gadati, première partie du triptyque voicing through saussure, que nous avions présenté en 2011, en duo de paroles avec Vincent Barras, dans ce même lieu, cette même Bond Chapel de l'Université de Chicago, dont le plafond offre aux yeux curieux la représentation d'anges polychromes jouant une musique silencieuse et céleste, faite de cymbales, violons, harpes et flutes. Serious, tough, great…question de matière, donc. Si les adjectifs walkeriens, à valeur onomatopéique, renvoient dans leur immédiateté de projection à la fois à la densité du contenu du travail présenté et à la concision tranchante de sa forme, c'est l'expérience intime d'un « Deep stuff! », que n'aurait d'ailleurs pas renié le même Hamza, qui ne cesse de s'affirmer progressivement en moi comme la trace principale d'un effet d'écho produit par la tournée LISTENING. Durant tout le concert, je me suis senti descendre vers un état de perception dont la profondeur a suscité mon étonnement. Et ce n'est pas la neutralité du piano YAMAHA C3, de la YAMAHA CORPORATION, Yamaha Piano SINCE 1887, affichant le numéro X 6354522, dont les sons se réverbéraient de longues secondes encore après leur émission, qui aurait pu empêcher ce mouvement irrésistible vers des abysses intérieurs. Après quelques instants de jeu, cette poussée descendante se traduisit par un surgissement répété d'espaces de silence, d'une longueur inhabituelle, allant jusqu'à plusieurs minutes, espaces habités intensément dans leur durée autant par le public que par les trois musiciens. Le plus étonnant fut que ces blocs de silence, de silence instrumental, car l'environnement poursuivait son flux sonore inépuisable, ne s'imposèrent pas à travers une logique conceptuelle, mais furent le fruit d'un travail musical interne et collectif qui ramena à la surface une situation d'écoute d'une qualité rare. Et si lors de la première séquence silencieuse, j'entrevoyais encore la possibilité d'une fin, au fur et à mesure du jaillissement des séquences, j'ai non seulement perdu le besoin d'abréger chaque nouveau bloc apparaissant, mais encore, il m'est apparu de plus en plus impossible de conclure la performance en tant que telle : j'avais complètement perdu toute nécessité de terminer le concert. Mais comment achever un processus qui n'a pas de fin ? Comment sortir d'une situation sonore qui finit par se confondre totalement avec la réalité ? Post-concert Fred botta en touche, invoquant une pratique souvent adoptée par les musiciens nord-américains, qui veut que celui qui invite soit le boss, et qui dit boss dit aussi contrôle sur le final cut. Ce soir-là, à travers l'accumulation de ces moments de silence vertigineux, de moins en moins interrompus par de moins en moins de sons, notre logique fut, je pense, plus européenne, plus horizontale, tenir le collectif jusqu'au-delà du collectif. Alors que l'entame du jeu à trois s'était inscrite clairement dans le temps et dans l'espace, plus le concert se prolongeait, plus le concert me quittait intérieurement, plus la vie reprenait progressivement le dessus, sans tambour ni trompette.
J.D.
Photos : Jacques Demierre
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Vanessa Place : Last Words (Dis Voir, 2015)
Il serait mal venu d’entendre dans cette lecture une quelconque musique et même une sombre poésie sonore. Il faudrait demander à Vanessa Place, poète américaine et aussi avocate, ce qu’elle est venue chercher dans ces derniers aveux de condamnés à mort par la justice texane depuis la reprise des exécutions capitales, en décembre 1982 – un usage poétique du témoignage, comme le fit Charles Reznikoff avant elle, peut-être ; une inspiration qui fouille au plus noir de l’humain – que l’humain en question soit juge, assassin ou même (qui sait ?) innocent – peut-être aussi, à la manière de Kathy Acker, Peter Sotos ou Dennis Cooper (dont Dis Voir publia le saisissant Jerk dans la même collection ZagZig que dirigent Philippe Langlois et Frank Smith.)
Ces « endormis » que l’on trouve photographiés dans le livre – images et mots proviennent des archives du site internet de la Justice Criminelle du Texas – se pressent les uns contre les autres: six portraits par page, et Last Words en compte soixante. Pour ne pouvoir citer chacun de ces trois-cent-soixante condamnés-là, Place nous interdit à sa manière de lier, comme dans un jeu d’enfant, tel visage aux mots qu’il aura pu prononcer tout comme elle s’est gardé d’attacher à telle parole le crime qui l’aura fait taire.
D’une voix monotone, voire rentrée, elle égrène alors un chapelet – il est ici souvent question de dieu et de ses ambassadeurs – d’excuses, de regrets et de mots d’amour, de détails oubliés et d’espoirs qui y sont peut-être accrochés (de rentrer « à la maison », de se voir accueillir « au ciel », de croire que la mort que l’on va vous injecter est une sorte de renaissance...), d’hommages et de dédicaces, de remerciements (plus seul qu’il serait possible de l’être en plein désert, la religion parviendrait encore à vous guider), d’adieux enfin – le plus terrible étant peut-être ce « No last statement, no. »
Poignant, évidemment. Rendue sous un ciel de plomb, la chose administrative attrape les derniers mots de ses condamnés et les rend publics : Vanessa Place, elle, récite et illustre aujourd’hui ce qu’écrivit Michel Foucault jadis : « Au cœur de la folie, le délire prend un sens nouveau. » Or, peut-être n’est-ce pas ce « sens nouveau » qui frappe ici le plus.
Vanessa Place : Last Words (Dis Voir / Les Presses du Réel)
Enregistrement : 2014. Edition : 2051.
Livre et CD : Last Words
Guillaume Belhomme © Le son du grisli
Mamiffer, Daniel Menche : Crater (Sige, 2015)
J’ai comme l’impression de n’entendre Daniel Menche qu’en « périodes » de fêtes (voire : de Noël !). Cette fois, c’est avec le Mamiffer d’Aaron Turner et Faith Coloccia. Daniel dans l’antre du Mamiffer, voilà qui promettait, mais le premier piano qui crash rebute, déployant facile une intro qui n’en est qu’une (d’intro). Mais mais (or or) c’est par la suite que ça se précise : Menche et Mamiffer versent dans une ambient noise qui vous retourne l’estomac.
Oui, rien que ça. Field recordings (encore des f.r., mais quand même pas les mêmes que ceux des autres), crescendos telluriques, drones qui épaississent comme des crapauds qui fument, lourds instruments métalliques qui cherchent à retourner la terre aride et voix de sirènes qui vous serrent le… Mamiffer. On excusera juste le piano (de l’intro et de la conclusion) : à part ça, du grand Menche et du grand Mamiffer. Que dire d’autre sinon d’y courir ? = Tous au Crater !
Mamiffer, Daniel Menche : Crater (Sige Records)
Edition : 2015.
CD / Cassette : 01/ Calyx 02/ Husk 03/ Alluvial 04/ Breccia 05/ Exuviae 06/ Maar
Pierre Cécile © Le son du grisli
John Carter : Echoes from Rudolph’s (NoBusiness, 2015)
Dans le même temps qu’il publie un récent enregistrement de Bobby Bradford (The Delaware River), le label NoBusiness réédite un ancien disque de John Carter : Echoes from Rudolph’s, jadis autoproduit par le souffleur sous étiquette Ibedon – enregistré à Los Angeles entre 1976 et 1977, et ici augmenté d’un concert donné à la radio.
En 1973, Carter monte un trio avec son fils, Stanley Carter (contrebasse et basse électrique), et son ami William Jeffrey (batterie), que l’on entendra sur Nightfire ou Dauwhe. Jusqu’en 1976, la formation occupera ses dimanches après-midi à animer la minuscule salle du Rudolph’s Fine Arts Center – les spectateurs ne seront jamais plus d’une trentaine : peu de témoins, donc, de l’engouement pour la clarinette qui gagne Carter.
C’est néanmoins en studios (septembre 1976 et, pour une prise, juillet 1977) que le groupe se souvient ici de ces concerts réguliers : sur le morceau-titre, la clarinette suit les pas de Dolphy mais répond aussi à l’appel de ces folk pieces en gestation : impressions d’Afrique ou chants ultramodernes – c’est, sur To a Fallen Poppy, la douce voix de Melba Joyce, « accessoirement » épouse de Bobby Bradford – côtoient alors des interventions libres (à la clarinette, surtout) de toutes conventions.
The Last Sunday, dernier titre du premier des deux disques de ces nouveaux Echoes, donne aussi à entendre un archet frénétique : celui du fils. A la radio (en mars 1977), on atteste – malgré une prise de son moins favorable au trio – l’avancée de ses recherches avant de comprendre que ce qui les inspire est une admirable confiance. Ainsi John échange-t-il un motif mélodique avec Stanley avant de le laisser chercher de quelle manière lui échapper enfin : c’est un jeu en mouvement que les trois hommes partagent, qui se cherche encore dans le même temps qu’il affirme avec force. Plus tôt avec Bradford, ce fut Secrets ; quelques années plus tard, leur temps était déjà loin. C’est entre autres choses pourquoi cette réédition s’avère indispensable.
John Carter
To A Fallen Poppy
John Carter : Echoes from Rudolph’s (NoBusiness)
Enregistrement : 1976-1977. Edition : 1977. Réédition : 2015.
2 CD : CD1 : 01/ Echoes from Rudolph’s 02/ To a Fallen Poppy 03/ Angles 04/ Amin 05/ The Last Sunday – CD2 : 01/ Echoes from Rudolph’s / To a Fallen Poppy 02/ Unidentified Title 1 / Unidentified Title 2 / Unidentified Title 3 / Unidentified Title 4 / “Amin”
Guillaume Belhomme © Le son du grisli
John Carter : A Suite Of Early American Folk Pieces For Solo-Clarinet (Moers, 1979)
Ce texte est extrait du premier des quatre fanzines Free Fight, This Is Our (New) Thing. Retrouvez l'intégrale Free Fight dans le livre de 524 pagesFree Fight. This Is Our (New) Thing publié en 2012 par les éditions Camion Blanc.
Au début des années 1970 – 1972 ou 1973, selon son partenaire Bobby Bradford –, John Carter délaissa saxophones et flûtes pour se consacrer à la clarinette. Enfant, l’instrument l’attira pour posséder de nombreux « boutons » qui lui promettaient, raconta-t-il ensuite, un éventail de notes plus large que ne le faisait la trompette (trois boutons de pistons seulement). En 1972 ou 1973, bien sûr, Carter n’était plus dupe. Averti de son choix, Bradford regretta d’abord que son ami abandonne l’alto mais, face à l’évidence : « ce qu’il faisait à la clarinette m’a bouleversé ; et cela ne m’a pas pris plus de dix secondes pour tout oublier du saxophone alto. »
A ceux qui n’auront pas eu l’honneur d’être convaincu de visu par l’art supérieur avec lequel John Carter s’exprimait à la clarinette, reste notamment A Suite of Early American Folk Pieces for Solo Clarinet. Le 16 août 1979 – soit : après son apparition en duos avec Theo Jörgensmann au festival de Moers (édition qui accueillit aussi le trio Sunny Murray / David Murray / Malachi Favors) et avant ce Live du « premier » Clarinet Summit au New Jazz Meeting de Baden Baden –, Carter enregistrait seul à Düsseldorf. For Solo Clarinet, donc, cette Suite of Early American Folk Pieces : six pièces d’un « folk » de sa composition, soit d’un « folk » inédit ; l’emploi du terme serait pour Carter moins une manière de se débarrasser de ce « jazz-tiroir » dans lequel il ne peut être rangé que d’envisager le développement d’un art musical personnel mis au service d’un grand projet, qui deviendra plus tard Roots and Folklore: Episodes in the Development of American Folk Music.
Ce jazz que d’autres ont fait « notre musique classique », Carter l’envisage donc en morceaux d’un folk instrumental et ouvragé : les techniques étendues, qui ne datent pas d’hier, ne sont-elles pas capables de tout changer ? Alors, le musicien s’applique à mettre au jour un langage personnel qui saura raconter les grandes lignes d’une longue histoire. Et leurs nuances, en plus. En équilibriste sinon en voltigeur, il passe de thèmes arrêtés (pour les noms, voici : « Fast Fannies Cekewalk », « Johnettas Night Song », « Star Bright », « Buddy Red », « Doin The Funky Butt », « Earnestines Dillema », « A Country Blues ») en digressions déconstructivistes. Foin des classifications, la clarinette retourne jazz, classique et musique populaire. Pourtant lorsque la trajectoire vertigineuse n’empêche pas toute comparaison, vous parviennent quelques échos : Ornette Coleman, George Gershwin, et même Prokofiev qui, en « Earnestines Dillema », pourrait retrouver son petit. C’est que l’Amérique de John Carter est faite de tous les bruits du monde, qui sont ses origines. Pour ce qui est de son actualité, qu’on donne la parole à chacun des éléments qui la composent pour peu qu’il ait à dire. En cette Suite, John Carter a fait bien davantage que son simple devoir de citoyen.
John Carter : A Suite Of Early American Folk Pieces For Solo-Clarinet (Moers Music)
Edition : 1979.
LP : A1/ Fast Fannies Cekewalk A2/ Johnettas Night Song A3/ Star Bright – B1/ Buddy Red, Doin the Funky Butt B2/ Earnestines Dillema B3/ A Country Blues
Guillaume Belhomme © Le son du grisli