Le son du grisli

Bruits qui changent de l'ordinaire


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Archives des interviews du son du grisli

Murayama, Ezaki, Kinoshita : Ready'n (Tenseless, 2009)

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Puisque le silence existe avant tout par et dans sa durée, Seijiro Murayama (percussions), Masafumi Ezaki (trompette) et Kazushige Kinoshita (violon), ont pris soin de découper net les trois plages de Ready’n : 40 minutes, 20 autres et puis 10, qui font la remarquable pièce enregistrée à Kobe au printemps 2008.

Le silence, les musiciens en font ici leur espace et leur œuvre. En pointillistes concentrés, ils se succèdent ou se bousculent mais interviennent toujours à distance, dessinant les reliefs d’un domaine de blancs imposants pour savoir laisser filtrer les couleurs qu’ils contiennent : une note de trompette une fois jouée, un frottement de caisse claire évoquant quelques secondes durant une pluie fine tombant sur un toit de papier, le chuchotement de cordes qu’abandonne le violon. 40 minutes, 20 autres et puis 10, possiblement jouables à l’envers : la position du sablier importe peu, puisqu’il ne s’agit plus seulement de temps ni de silence, mais plus concrètement encore d’esprit.

Seijiro Murayama, Masafumi Ezaki, Kazushige Kinoshita : Ready’n (Tenseless Music)
Enregistrement : 2008. Edition : 2009.
CD : 01/ 40:00 02/ 20:00 03/ 10:00
Guillaume Belhomme © Le son du grisli



Darius Jones : Man'ish Boy (AUM Fidelity, 2009)

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Sur la pochette du premier album du saxophoniste Darius Jones, on voit un jeune Afro-américain à trois visages suivi par une silhouette menaçante. Le trio rassemblé par le musicien (avec Cooper-Moore au piano et au diddley bow et Rakalam Bob Moses à la batterie) produit en effet une œuvre qui peine quelque fois à se détacher de l’ombre de ses figures tutélaires.

C’est que Darius Jones fait ici davantage un travail mémoriel, en évoquant sa jeunesse dans le Sud des Etats-Unis et en rendant audible l’importance du blues et du gospel dans sa formation. La passion lyrique exprimée par le saxophoniste et ses acolytes suffit à intéresser l’auditeur, que ce soit par le biais de ballades chaudes et crépusculaires comme Meekness ou d’improvisations au souffle puissant comme ce nerveux Chasing the Ghost. Pour ce dernier morceau, Cooper-Moore joue du diddley bow, un instrument à une seule corde d’origine africaine dont l’utilisation introduit un groove ravageur. Nul doute que cette œuvre embryonnaire ancrée dans l’histoire de la Great Black Music communiquera joie et énergie aux aficionados du genre.

Darius Jones Trio : Man’ish Boy (A Raw and Beautiful Thing) (Aum Fidelity / Orkhêstra International)
Enregistrement : 27 avril 2009. Edition : 2009.
CD : 01/ Roosevelt 02/ Cry Out 03/ We are Unicorns 04/ Meekness 05/ Salty 06/ Chasing the Ghost 07/ Big Train Rollin’ 08/ Forgive me
Jean Dezert © Le son du grisli


Gregg Kowalsky : Tape Chants (Kranky, 2009)

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Au prétexte de trouver de l’intérêt à travailler sur le matériau cassette (au moyen de lecteurs et d’enregistreurs de cassettes mais aussi – et quand même – de synthétiseurs analogiques et de microphones variés), Gregg Kowalsky bouda un peu le digital pour édifier Tape Chants.

De concerts (aux airs d’installation sonore) en studio (où le disque a été enregistré), Kowalsky affina ses expériences au point de consigner sur disques un lot de trouvailles électroacoustiques rehaussées d’une drôle d’envie de se mouvoir. Après qu’un décorum brumeux aura été installé, toutefois, d’où jailliront boucles minutieuses et parasites extirpés du monde réel. Quelques soupçons de rythme, ici et là, font tenir l’assemblage et parfont même sa cohésion à coups de contrastes inattendus. Les vignettes expérimentales peuvent alors se désagréger, elles reviendront sous forme de souvenirs pour obéir aux conseils des boucles tenaces de Tape Chants.

Gregg Kowalsky : Tape Chants (Kranky)
Edition : 2009.
CD : 01/ Invocation 02/ I-IV 03/ V 04/ VI-VII 05/ VIII 06/ IX 07/ X-XI
Guillaume Belhomme © Le son du grisli


Interview de Dennis Gonzalez

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Trompettiste installé à Dallas, Dennis Gonzalez voit cette année paraître une poignée d’enregistrements qui célèbrent son association avec quelques figures de taille (Reggie Workman sur A Matter of Blood, Frank Lowe sur un Live enregistré par son Band of Sorcerers en 1989 ou Joe Morris sur Songs of Early Autumn) ou sa complicité avec ses deux fils (à entendre sur The Great Bydgoszcz Concert), auxquels il doit, voici une dizaine d’années, d’avoir renoué avec la musique...

Vous avez sorti cette année deux grands disques : A Matter of Blood, en quartet, assez sombre et énigmatique, et Scape Grace, en duo, plus lumineux. Je pense sincèrement que nous parlerons encore de ces deux disques dans de nombreuses années. Pensez-vous vivre une étape particulière dans votre carrière de musicien, ou n'est ce qu'une suite naturelle de votre parcours commencé il y a 30 ans maintenant ? La réponse est quelque part entre ces deux suggestions… A côté de ces deux références que vous mentionnez, j’ai sorti d’autres disques cette année… C’est l’année la plus productive, la plus fertile de toute ma carrière, même si je prends en compte les « années Silkheart ». Le nouveau label lituanien NoBusiness Records a sorti Songs of Early Autumn, un enregistrement avec le grand guitariste Joe Morris (qui joue ici de la contrebasse). Mes fils et moi avons sorti l’enregistrement d’un concert donné par notre groupe, Yells At Eels, en compagnie du saxophoniste portugais Rodrigo Amado en Pologne, qui s’appelle The Great Bydgoszcz Concert, sur le label Ayler Records.  Enfin, Qbico Records a sorti Hymn for Tomasz Stańko, disque sur lequel je mène une formation avec le saxophoniste légendaire de Detroit Faruq Z. Bey, l’ancien leader de Griot Galaxy… Je vous remercie pour vos mots au sujet de ces deux disques, et j’espère vraiment qu’on parlera encore d’eux dans quelques années.  Il est difficile, dans la vie d’un musicien de jazz, de penser pouvoir être un jour oublié, c’est pourquoi je prie pour que Blood et Scape Grace  m’aident à pénétrer les esprits et les oreilles des amateurs de jazz partout dans le monde. Je pense que, depuis 2004, je vis une nouvelle étape de créativité dans ma musique. J’ai commencé ma carrière à la fin des années 70 et j’ai connu différentes étapes – différentes directions, des hauts et des bas – tout au long de ces trente années.  Mais, au final, je pense qu’il y a une cohérence dans mon travail, malgré tous les styles et mes nombreux groupes…  On m’a souvent dit qu’on pouvait reconnaître mon son sur chacun des disques que j’ai enregistrés, que ce soit avec des musiciens connus ou d’autres moins connus…  Cela ne cesse de m’étonner !

Parlons un peu de Matter of Blood… Il y a dans ce disque une sonorité formidable, ample et mystérieuse, due à l'alchimie de quatre musiciens qui semblent tous au meilleur de leur créativité. Pouvez-vous nous parler de ce disque et des musiciens qui y jouent ? Evidemment, le musicien le plus important et le plus connu de cette séance est le contrebassiste légendaire de John Coltrane, un des plus doués techniquement de tous les bassistes de jazz, un joueur aussi brillant dans le hard bop que dans l'avant-garde : Reggie Workman, qui a maintenant 76 ans. J’ai fait sa connaissance il y a 28 ans en Finlande, lors du Festival Pori, où il jouait avec le batteur maintenant disparu Edward Vesala. Puis nous nous sommes à nouveau rencontrés pendant le festival de jazz de Lubiana, où il dirigeait des workshops et des performances avec sa femme Maja, la grande danseuse yougoslave. Nous avons un peu discuté, de tout et de rien, puis nous nous sommes promis de faire de la musique ensemble, « un de ces jours ».  J’ai ensuite attendu que le bon moment se présente pour que nous puissions collaborer idéalement quand Marty Monroe de Furthermore Recordings m’a encouragé à ne pas laisser passer trop de temps. Avec l’aide de mon ami Oliver Lake et grâce à Mr. Workman lui-même, nous avons enregistré à Brooklyn le 30 décembre de l’année dernière. J’ai vraiment été surpris par la fluidité et le naturel avec lesquels son jeu de contrebasse s’est intégré à ma musique. Je n'ai pas assez de mots pour décrire ce qu'il a accompli sur cet enregistrement, pour évoquer la tendresse et les cris de son instrument. Il faut vraiment l’écouter sur ce disque ! Ensuite, il y a Michael T.A. Thompson… J’ai joué à New York au Tonic avec Ellery Eskelin et Mark Helias en 2003, et le batteur Gerald Cleaver aurait dû nous accompagner, mais comme il n’était pas là à l'heure, Michael T.A. Thompson l’a remplacé. Ce concert est sorti sur le label Clean Feed sous le nom de Dance of the Soothsayer’s Tongue. Thompson possède un sens quasi-psychique de la batterie… Il est excellent, c’est un des mes batteurs préférés issu de la scène new-yorkaise. Nous sommes également de bons amis ! Maintenant, quelques mots concernant le pianiste... En 1983, la compagnie de disques Nimbus m’a envoyé un CD sur lequel on entendait un jeune pianiste de Los Angeles, Curtis Clark.  Il jouait là avec le Sud-Africain Louis Moholo (avec qui j’allais faire un disque en 1985) et avec le saxophoniste anglais Andy Sheppard. Le disque s’appelait Live at the Bimhuis. J’ai trouvé la musique fraîche et pleine de swing, avec des moments totalement fous et free. Dès ce moment, j’ai décidé que je jouerai un jour avec Curtis. Mais il a habité Amsterdam pendant vingt ans, et ce n’est que récemment qu’il est revenu aux Etats-Unis pour des raisons qui me sont inconnues. Ce disque m’a donné la chance de jouer avec ce pianiste extraordinaire.

Revenons des annés en arrière... Qu'est ce qui vous a donné envie de jouer de la musique ? Pouvez-vous nous expliquer le chemin qui vous a mené de l'apprentissage de la trompette au jazz ? Je joue de la trompette depuis l’âge de 10 ans et mon rapport à cet instrument a vraiment changé au cours de ces 45 années. Si j’ai choisi cet instrument, c’est que je me suis rendu compte que dans l’orchestre de l'école la trompette était habituellement l'instrument solo. J’ai été timide toute ma vie et je me disais que c'était une manière d'attirer l'attention sans trop en faire. J’ai vite aimé la puissance du son de l’instrument… Et  puis, c'était mon premier jouet de valeur ! À la maison, le jazz qu’on écoutait était celui de l'ère du swing, période qu’affectionnait beaucoup mon père. Je préférais alors les disques de Stan Kenton, parce qu'il était très expérimental pour cette période. Avant 1969, je ne me rendais pas du tout compte du poids historique de la trompette dans le jazz, jusqu’à ce qu’un des leaders de l’orchestre remarque une tendance dans mon jeu à la « décomposition » lors des concerts du groupe et m'offre un album de Sam Rivers sur Blue Note : Contours, avec Freddie Hubbard à la trompette. La musique était si inhabituelle et « out » ! C’était exactement de ce dont j’avais besoin pour m’ouvrir sur une pratique plus moderne de la trompette et pour que je continue à avoir envie de jouer en concert… Ensuite, j'ai été élevé dans la foi de l'église baptiste, ce qui est peu commun pour un américain d’origine mexicaine, et la musique jouée dans les églises puise beaucoup dans le chant religieux des noirs, dans les hymnes écrits par les gens du sud des États-Unis qui ont été influencés eux-mêmes par la musique des Afro-Américains. Ces chansons et ces hymnes sont profondément ancrés dans mon coeur et dans mon esprit. Ainsi, quand j'ai commencé à jouer du jazz – au tout début, je jouais plutôt du rock‘n’roll – ces chansons religieuses ont naturellement commencé à transparaître dans ma musique. C’est en partie pour cette raison que je me réclame de la musique afro-américaine... Dans les années 70, quand j’ai commencé à jouer le jazz, les mouvements  tels que « Black Power » et « Black is Beautiful » étaient déjà bien présents et les jazzmen afro-américains qui jouaient « free » ne jouaient que très rarement avec des musiciens blancs, mais je pense qu'ils ont compris que ma condition d’hispano-américain, de « latino », me faisait connaître les mêmes difficultés que les leurs, que mon peuple souffrait tout comme souffrait le peuple noir. C’est que nos deux peuples combattaient alors également pour être mieux entendus et reconnus, ont été tous deux impliqués dans la lutte pour les droits civiques. Ils m'ont donc perçu comme étant un de leurs « frères », non de couleur de peau mais plutôt d'esprit. Ainsi, quand j'ai commencé d'enregistrer pour des labels internationaux et plus réputés, j'ai de plus en plus joué au sein de groupes « noirs » : ceux de John Purcell, Malachi Favors, Ahmed Abdullah, Charles Brackeen, Max Roach, Cecil Taylor, Kidd Jordan, Alvin Fielder, Roy Hargrove, Louis Moholo, et beaucoup d'autres… Mais en même temps que je pénétrais plus avant les cercles de la grande musique noire, je continuais à jouer avec des musiciens européens.

Cette proximité avec la Great Black Music, on peut la retrouver dans la fondation de la Daagnim (Dallas Association for Avant Garde and Neo Impressionistic Music), qui fait figure, sur la scène musicale de Dallas, d’équivalant à l’AACM de Chicago ou à la Jazz Composers’ Guild Association fondée par Bill Dixon à New York. Pouvez-vous nous parler de la Daagnim ? Quand je me suis installé à Dallas, j'ai vite compris que les musiciens de jazz y pratiquent le système traditionnel du « paying your dues », c’est à dire que vous devez aller vous présenter en personne aux musiciens plus âgés et leur demander s’ils sont d’accords pour que vous jouiez avec eux en deuxième partie de soirée. Alors, vous prenez votre instrument et priez le musicien principal de vous laisser jouer sur la scène après qu'il vous ait entendu… Vous savez, ce vieux système qui vous demande de faire vos preuves. Je n'ai pas voulu faire cela. Je n'ai pas voulu prendre le temps, et de toute façon je n’aimais pas la musique qu'ils faisaient. Je veux dire, j'aime les standards, mais je ne ressentais pas l’envie de jouer ces standards à ce moment-là. Je composais déjà ma propre musique. En outre, la musique que j’entendais dans ma tête était très différente de ce que ces musiciens-là jouaient. Et puis, je me suis aperçu qu’il existait d’autres musiciens, qui n'étaient pas fous – comme je pensais l’être – et qui jouaient un jazz « straight-ahead » comme le mien. D’une manière ou d’une autre, nous nous sommes alors trouvés. J’ai toujours gardé mes oreilles grandes ouvertes ! De plus, j'ai animé une émission de jazz  où je passais beaucoup de cette nouvelle musique, et les gens m'appellaient pour me dire : «  Ouah, vous connaissez la musique de l’Art Ensemble ? Vous savez qui est Julius Hemphill ? ». Quand je passais des disques ECM, les gens étaient étonnés de l’entendre programmée à la radio. Là aussi, peu à peu, nous avons commencé à nous rendre visite et à discuter. Puis nous avons commencé à jouer, composer et travailler ensemble, sans vrai but ou direction précise. Je pense que nous attendions « le grand moment », et ce grand moment est arrivé en 1979. J'étais en Californie avec mon frère et j'ai décidé de téléphoner au pianiste Art Lande. Il était très aimable, très gentil, et m’a dit : « Venez parler avec moi. »  Ainsi a débuté une relation de quatre ou cinq années. Un jour, il a fait le déplacement jusqu’à Dallas pour jouer en solo trois nuits durant dans un club du centre-ville. Le patron du club n'a rien payé à M. Lande, alors j’ai décidé de le payer avec mon propre argent, ce que Lande a apprécié. Pendant ces trois jours, il a aussi animé un grand workshop pour les musiciens de Dallas, il disait : « Je vais vous montrer comment monter une petite association. Car tout le monde aujourd’hui essaie de faire la même chose pour survivre musicalement : l'AACM, les personnes de BAG… Vous savez, Houston a également un collectif, Minneapolis/St.Paul aussi, même Atlanta a un collectif. »  C’est ainsi que Daagnim a commencé. Pendant 6 ou 7 ans nous avons beaucoup travaillé, et c’est moi qui dirigeais le collectif. Mais les années passaient et j'étais le seul qui travaillait pour l'association, qui organisait des concerts et des enregistrements. J'ai sorti 25 disques sur le label Daagnim Records. Ce qui me fait le plus rire, c’est que ces types, alors qu’ils étaient mes amis et associés, ne m’ont jamais proposé de mener un projet ni de m'aider le jour où, par exemple, Anthony Braxton est venu chez moi pour animer un workshop. Cela ne les intéressait pas de m’aider. Alors, après un moment, j'ai simplement sorti mes propres disques, j'ai cessé de m’occuper des autres, et me suis concentré sur ma propre musique. Et c’est à ce moment-là que ma carrière a marché. C’est aussi à ce moment-là j'ai rencontré le saxophoniste John Purcell. Et puis j'ai rencontré DeJohnette, qui a été très aimable avec moi, très gentil. Le momentum était arrivé, et je rencontrais de plus en plus de personnes qui comptaient dans le nouveau jazz. Certains de ces types du collectif qui comptaient sur moi ont été très blessés quand j'ai décidé de privilégier ma propre carrière et que je les ai laissés seuls. Pourtant, je ne regrette pas ma décision parce qu’elle a influé de manière positive sur ma vie et ma musique. Et l'effet positif que Daagnim a eu sur moi personnellement et sur ma musique, a fait que nous avons beaucoup joué de musique créative ! Nous avions un forum sur lequel nous essayions nos nouvelles compositions et nos nouvelles idées quasi quotidiennement. C’est grâce à Daagnim que nous avons pu faire notre propre musique !

Lesquels de vos disques conseilleriez vous à quelqu'un qui voudrait découvrir votre musique ? Autrement dit, de quels disques, ou de quelles collaborations, êtes vous plus particulièrement fier, ou vous souvenez vous avec bonheur ? C'est difficile pour moi de dire quels seraient mes disques préférés ou de suggérer par où il devrait commencer parce que j’aime beaucoup toute ma musique, tous mes disques. Je viens de recevoir aujourd'hui une chronique d'un de mes nouveaux disques, et le critique y écrit : « Il s’investit dans chaque session et chaque concert avec la même intégrité. Je tends à penser que tout ce que Dennis Gonzalez fait, il le fait pour laisser une trace. » Vous voyez, je suis heureux de lire qu'une personne estime que je mets tout que j'ai dans chaque session. Cependant, je vais choisir quelques uns de mes disques, comme vous me le demandez ! Je pense que les quatre choix principaux pour quelqu'un qui pourrait vouloir commencer à écouter ce que je fais sont :

Catechism

Dennis Gonzalez Dallas-London Sextet : Catechism (Daagnim Records)
Enregistré à Londres en 1987, avec la crème des joueurs de la scène anglaise (Canterbury / Soft Machine), sud-africaine (Elton Dean, Keith Tippett, Louis Moholo, Marcio Mattos) et deux amis de Dallas (le trompettiste Rob Blakeslee et le tromboniste Kim Corbet). Cet enregistrement m’a ouvert les yeux sur la possibilité de travailler internationalement, à un haut niveau de jeu et de musique ! Le climat développé dans ce disque est presque orchestral.

littletoot

Dennis Gonzalez / John Purcell Octet : Little Toot (Daagnim Records)
Enregistré à Dallas en 1985, avec le grand saxophoniste John Purcell, un fidèle de Jack DeJohnette. Ce disque a fait prendre conscience au monde du jazz qu'il y avait en provenance de Dallas une musique de dimension internationale et que son leader, Gonzalez,  était prêt à élargir encore et toujours ses conceptions de la composition et de l'improvisation !

Stefan

Dennis Gonzalez New Dallas Quartet : Stefan (Silkheart)
Parce que c'était mon premier disque (LP et CD) sorti sur le grand label Silkheart en 1987, et parce qu'il swingue férocement, il a touché un plus large public que je n’aurais jamais pu l’imaginer. Ma carrière a pu ensuite se développer beaucoup plus rapidement, une fois ce disque réalisé. Une nouvelle fois, M. Purcell me fait l’honneur de sa présence sur ce disque…

AMatter

Dennis Gonzalez : A Matter of Blood (Furthermore Recordings)
Le grand bassiste Reggie Workman offre à cet enregistrement une base solide, sur laquelle nous avons pu construire le drive et la sensibilité du quartet. J’ai rarement sonné aussi juste, je pense, que sur ce disque là. Beaucoup de personnes ont déjà comparé cette session aux enregistrements originaux du label Blue Note.

Puisque vous évoquez Reggie Workman, un autre grand contrebassiste, Henry Grimes, a fait son retour en 2004 sur votre label Daagnim Records, après 37 ans d’absence… C’était sur le disque Nile River Suite, sur lequel vous jouez de la trompette. Pourriez-vous nous raconter l'histoire de votre rencontre avec Henry Grimes ? Tout d'abord, pour être précis, Nile River Suite est un de mes projets en leader, pour lequel j’ai invité Henry Grimes et je n’ai pas seulement joué de la trompette sur l'enregistrement. J'ai écrit la musique, réuni les musiciens, préparé la séance ; j’ai pris en charge les coûtes du projet, ai aussi enregistré et fait le mixage de la musique.  Naturellement, Henry est un des plus grands musiciens avec qui j'aie jamais eu l'honneur de jouer. Et, comme vous l’avez mentionné, c'était son premier disque depuis 37 années, depuis qu'il avait quitté New York et disparu à Los Angeles. J'avais lu que quelqu'un avait retrouvé Henry, qu’il habitait une pièce minuscule dans un vieux bâtiment et que son travail était de nettoyer ce bâtiment. Il était concierge, gardien... Cet homme qui a joué avec Don Cherry, le grand Sonny Rollins, et tellement d’autres qu’il serait impossible d’en faire la liste, en était réduit à survivre dans un trou. Henry Grimes retrouvé, toutes sortes d'histoires ont commencé à s’écrire au sujet de sa résurrection, de son retour, mais je me suis aperçu que personne n'avait pensé à enregistrer cette nouvelle « incarnation » d'Henry Grimes. Le trompettiste Roy Campbell, de New York, m’a alors promis qu'il m'aiderait à trouver le moyen de faire jouer Henry dans un de mes disques, parce qu'ils étaient devenus amis et collaborateurs les mois précédents. Il me dit que la première chose à faire était de contacter la nouvelle femme (et manager) d’Henry Grimes, Margaret Davis. Margaret contrôlait tous les déplacements et les concerts de M. Grimes et elle a vraiment été géniale et très aimable avec moi, en m'aidant à mener à bien cette session. À ce moment-là, M. Grimes faisait face à une sorte de « choc culturel »… Imaginez : il est paumé dans un studio minuscule à Los Angeles pendant des années, et d’un coup il devient une sorte de légende, reconnu dans le monde entier, voyageant à nouveau et retrouvant ses vieux amis, en rencontrant de nouveaux par milliers, et ça en l'espace de deux ou trois semaines ! Il m’a semblé très timide, très renfermé, et il ne m’a dit que peu de mots pendant la journée d'enregistrement ou lors du concert au Bowery Poetry Club qui s’est déroulé plus tard dans la soirée. Mais quand il a pris sa basse – un cadeau de William Parker –, il a recouvré ses facultés de communication et a alors pu exprimer ses peurs les plus profondes comme son bonheur, ses joies et les épreuves qu’il avait traversées… Et il a maîtrisé parfaitement son jeu, et le sens de ma musique. Cette rencontre fut dans ma vie musicale un moment étrange et beau…

Vous êtes musicien, compositeur, vous avez créé un label, vous écrivez de la poésie, peignez, enseignez la musique aussi... On est loin de l'image de l'artiste seul dans sa tour d'ivoire. Au contraire, vous donnez l'impression de vouloir être relié au monde et aux gens de toutes les manières possibles. Croyez vous que les artistes ont un rôle important à jouer dans le monde d'aujourd'hui ? Je pense que l'image de l'artiste dans sa tour d’ivoire n'est plus valable aujourd’hui, bien que j'en aie connu quelques-uns de ce genre-là à une époque. Une époque où les musiciens et les plasticiens vivaient dans leur monde, mais ce n’est plus vrai aujourd’hui. Les artistes de notre temps, forcément, sont engagés dans le monde, décryptant tous les signaux que celui-ci leur envoie – que ce monde nous envoie. C'est notre œuvre d’être disponible et prêt à recevoir ces signes annonciateurs, ces avertissements sur ce qui est en train d’advenir. C’est un sentiment qui peut sembler un peu naïf, mais j'aime le monde des personnes humaines et j'aime le monde de l'esprit, et mon art, ma musique et mon écriture, se fondent entièrement sur ces deux mondes. Quand j’étais enfant, j’appartenais à deux cultures différentes, j’étais un enfant d'ascendance mexicaine/espagnole dans le monde blanc de l'Amérique… J'ai grandi en parlant deux langues, partagé entre deux modes de vie et ceci m'a aidé à comprendre que le monde se compose lui-même de beaucoup de mondes différents, d’univers différents, tous riches et possibles. C’est grâce à ma sensibilité artistique que j’ai pu entrevoir ces univers, qui sont pour moi autant de cadeaux. Et j'ai également compris que si je ne réclamais pas ces cadeaux et ne les mettais pas en valeur, je perdrais alors ma vision et ma compréhension de l’univers. C'aurait été une grande perte pour moi. Le rôle que l'artiste doit jouer dans le monde est, à mon sens, de voir à distance, de voir hors du temps. C’est notre travail de montrer ce qui est invisible, pour révéler d’autres possibles, plus grands. C’est notre travail d'écouter et de sentir ce qui n'est pas évident et de le transmettre à nos semblables. Je pense remplir ce rôle le plus profondément et le plus sérieusement possible.

Dennis Gonzalez, propos recueillis en octobre 2009.
Pierre Lemarchand © Le son du grisli


Denniz Gonzalez : Live in Washington, D.C. (Daagnim, 2009)

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Vingt ans après son enregistrement, ce concert donné à Washington par le Band of Sorcerers met au jour l’accord de membres faits pour s’entendre : Dennis Gonzalez (trompette), Carter Mitchell (contrebasse), Reggie Nicholson (batterie) et, en invité de choix, Frank Lowe (saxophone ténor).

S’il n’est pas d’une netteté remarquable, le son de cet enregistrement ne peut altérer beaucoup la qualité de l’échange : qui va et vient entre free pugnace, soul et swing. Mitchell et Nicholson se chargeant d’affranchir les solistes de toutes obligations, Gonzalez et Lowe ne tardent pas à tirer de leurs verves respectives de grands dialogues inspirés par les figures d’Alvin Fielder, John Carter et Julius Hemphill.

En hommage à ce-dernier, le quartette fomente d’ailleurs une conclusion précieuse : développement lent tiré de sa torpeur par les références au blues de Lowe et les airs de Mexicana inventés sur l’instant par Gonzalez, derniers moments finissant au creux d’un tumulte réjoui.

Dennis Gonzalez Band of Sorcerers : Live in Wahington, D.C. (Daagnim)
Enregistrement : 1989. Edition : 2009.
CD-R : 01/ Hymn for John Carter 02/ Living on the Edge 03/ Hymn for Julius Hemphill
Guillaume Belhomme © Le son du grisli



Dennis Gonzalez Yells at Eels : The Great Bydgoszcz Concert (Ayler, 2009)

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Un père, deux fils, un ami. Tous musiciens et en tournée en Pologne. Le père c’est Dennis Gonzalez, trompettiste qui après quelques années de doute(s) a ressorti la trompette de son étui. Les fils ce sont Aaron et Stefan Gonzalez, respectivement contrebassiste et batteur, et qui ne sont pas pour rien dans le retour du père. L’ami c’est le saxophoniste portugais Rodrigo Amado que l’on croise souvent dans les productions Clean Feed.

Leur musique a passé le cap du free jazz mais y retourne régulièrement comme pour nous dire que le cri sera toujours une nécessité (Document for William Parker). C’est une musique qui ressuscite le Happy House d’Ornette Coleman avec malice et vivacité (Rodrigo Amado s’approche alors très près de Dewey Redman). C’est une musique qui – Pologne oblige – honore l’immense Krzysztof Komeda (Litania). C’est une musique qui aime le mouvement, le groove, la mélodie, les espaces et la liberté de s’y abandonner puis de les lâcher pour mieux y retourner. C’est au final une musique qui existe fort et intensément. Tout simplement.


Yells at Eels, Crow Soul (extrait). Courtesy of Ayler.

Dennis Gonzalez Yells at Eels : The Great Bydgoszcz Concert (Ayler Records / Orkhêstra International)
Enregistrement : 2008. Edition : 2009.
CD : 01/ Crow Soul 02/ Happy House 03/ Joining Pleasure with Useful 04/ Document for William Parker 05/ Dialeto da Desordem 06/ Litania 07/ Elegy for a Slaughtered Democracy 08/ Oszkosz Bydgoszcz
Luc Bouquet © Le son du grisli


Vanessa Rossetto : Dogs in English Porcelain (Music Appreciation, 2009)

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Peintre et musicienne américaine, Vanessa Rossetto déploie sur Dogs in English Porcelain un paysage en perpétuelle évolution, soumis à différents éléments : field recordings, manipulations d’objets ou d’instruments (à cordes, le plus souvent), usages électroniques.

Une plage unique transforme ici les bruits du quotidien en paysages insensés dans lesquels l’indécision d’un archet croise des souffles grandioses et le sifflement d’oiseaux en cage disparaît en mécaniques trop concrètes. Oscillations, larsens, bourdons, résonnances, bruits de frottements et rumeurs timides finissent de peupler l’espace : champ d’expérimentations diverses que Vanessa Rossetto investit avec une perversité raffinée.

Vanessa Rossetto : Dogs in English Porcelain (Music Appreciation)
Edition : 2009.
CD : 01/ Dogs in English Porcelain
Guillaume Belhomme © Le son du grisli


Ran Blake : Driftwoods (Tompkins Square, 2009)

driftsliPour ce nouveau disque de piano solo de Ran Blake, on ne parlera pas de relecture. On n’évoquera aucune mise à plat ou analyse des thèmes choisis ici mais on saisira le désir qu’a le pianiste d’être en phase avec la genèse du thème abordé. Comme une sorte d’archéologie joyeuse, ne gardant de la chanson que l’essentiel : l’élan et le sens.

Ce refus quasi-systématique du joli et du blues (quelques thèmes tel I’m Going to Tell God sont là pour me faire mentir) échappe donc à toute facilité ou roublardise et nous venge des standards rabâchés par nombre de confrères du pianiste en mal d’inspiration. Car ici, on peut parler d’inspiration, de respiration, de renaissance (Strange Fruit le prouve magnifiquement) et comme avec les solos de Monk, les soliloques de Blake résonnent d’une brute et infinie  vérité.

Ran Blake : Driftwoods (Tompkins Square / Orkhêstra International)
Edition : 2009.
CD : 01/ Driftwood 02/ Dancing in the Dark 2 03/ Dancing in the Dark 1 04/ Lost Highway 05/ Unforgettable 06/ Cancao do Sol 07/ No More 08/ I Loves You, Porgy 09/ Strange Fruit 10/ Pawnbroker  11/ There’s Been a Change 12/ Portrait 13/ I’m Going to Tell God 14/ You Are My Sunshine
Luc Bouquet © Le son du grisli


Tomasz Bednarcyzk : Let's Make Better Mistakes Tomorrow (12k, 2009)

tomasli

Jeune musicien polonais dont les deux premières œuvres ont trouvé l’écrin subtil qu’elles méritent en le label Room40 de Lawrence English, Tomasz Bednarczyk traverse le Pacifique pour son troisième effort, hébergé par la maison new-yorkaise 12K. Le changement d’hémisphère n’implique nullement une nouvelle orientation, toujours basée sur des traitements ambient de la guitare et du piano autour de quelques notes éparses.

Divisé en deux sections dont le pivot est le titre au piano (et turntablism ?) The Sketch, Let’s Make Better Mistakes s’écoule lentement,  d’aucuns diront sans passion, sur des drones très  chill à la Eliane Radigue, parfois agrémentés de field recordings, tels ces bruits de pas sur Shimokita. Heureusement, une lumière éprise de Giuseppe Ielasi jaillit de la blancheur sonore sur le magnifique Drawing, elle ravive considérablement l’intérêt, en montagnes russes (un comble pour un Polonais ?). On aimerait pourtant distinguer le disque de cette masse informe des productions ambient à base de drones. Hélas, de trop rares occasions ravivent notre intérêt, à l’image de cette pulsation surgie du fog automnal (Autumn).

Les quatre derniers titres de la seconde partie, plus sombre et décantée, explorent davantage l’inquiétude des ténèbres. De ces quinze minutes finales, on retiendra principalement la filiation entre Bednarczyk et Wolfgang Voigt sur un So qui n’aurait pas démérité sur les quatre immenses disques du producteur allemand également nommé GAS.

Tomas Bednarczyk : Let’s Make Better Mistakes (12K / Metamkine)
Edition : 2009.
CD : 01/ While 02/ Shimokita 03/ Drawing 04/ Raspberry Girl 05/ Autumn 06/ The Sketch 07/ Kyoto 08/ So 09/ Little Spring 10/ Night
Fabrice Vanoverberg © Le son du grisli


Steve Dalachinsky, Jacques Bisceglia : Reaching Into The Unknown (Rogue Art, 2009)

biscegrisli

Tirant son nom d’un poème de Steve Dalachinsky, Reaching Into the Unknown est un recueil essentiel et un ouvrage à part, né du rapprochement des textes de Dalachinsky et de photographies prises depuis 1964 par Jacques Bisceglia.

Si les premiers – en anglais, parce que souffrant sans doute difficilement la traduction – font se bousculer souvenirs et extrapolations littéraires, les secondes déposent plus concrètement mais avec non moins d’élégance leurs hommages concentrés. Destinataires de ceux-là : musiciens ayant tous œuvré en faveur d’une musique créative, voire audacieuse. Après les dédicaces à Billie Holiday, Lester Young ou Coleman Hawkins, défilent alors Sunny Murray (Bisceglia au Storyville en 1968, et puis l’année dernière aussi, lorsque le batteur donnait un concert en compagnie de Louie Belogenis et Michael Bisio), William Parker, Booker Ervin, Ted Curson, Archie Shepp, Grachan Moncour III, Don Cherry, Joëlle Léandre, Charles Gayle, Irène Schweizer, Jimmy Lyons, George Lewis, Cecil Taylor, David S. Ware, Muhal Richard Abrams, Frank Wright, Evan Parker, Peter Brötzmann, Charles Mingus, Mats Gustafsson, Jackie McLean, Albert Ayler, Sam Rivers, Moondog ou encore John Coltrane – l’aura imprégnée sur le noir captivant.

Cette liste, loin d’être complète, déposée ici pour révéler l’étourdissant transport déjà promis par l'épaisseur du livre : expériences différentes, lecture multiple, et une question partout : « How can I express these sounds with letters ? » Au lieu d'une réponse, des textes et des photos qui sont autant de développements d’expériences musicales singulières : sans bande-son aucune, à la fois documents et sur-créations.

Steve Dalachinsky, Jacques Bisceglia : Reaching Into The Unknown (Rogue Art)
Edition : 2009.
Guillaume Belhomme © Le son du grisli



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