Maja Osojnik : Let Them Grow (Rock Is Hell, 2015)
Ô le fourre-tout inaudible (mais qu’on nous présente comme la crème de la crème de l’expérimentation vocale) que voici ! J’ai d’abord cru à un revival (voire à une fusion) Dead Can Dance / And Also the Trees (plage 1 appelée Tell Me) … Mais me voilà floué, Maja Osojnik !
Rien que de l’inutile dans ces songs électroacoustiques qui expérimentent (surtout l’ennui de leur auditeur) et qui expérimentent à toutes les sauces : post-gothique, post-Björk, post-indus, post-Lemper, post-robotik, post-pseudotout et surtout post-chiatique (oui, vous l’aurez compris, c’est là que la Maja est la plus impressionnante). Mais à ce point de ma chronique, je ne connais encore rien de Maja Osojnik puisque c’est la première fois que je l’écoute.
Consciencieux, je vais donc chercher et je lis sur le carton qui est donné avec le CD : « New album 2016 ». OK, mais renseignement pris, il n’y en a eu qu’un, avant, d’album. Pourquoi deux albums et pourquoi le dernier n’est-il pas « new » comme promis ? Maintenant, je garde, parce que j’ai quand même bien ri. Mais si un troisième sort un jour, promis : je fais l’impasse !
Maja Osojnik : Let Them Grow
Rock Is Hell
Edition : 2016.
CD / LP : Let Them Grow
Pierre Cécile © Le son du grisli
Simon Whetham : Against Nature (Crónica, 2016) / Contrivance (1000füssler, 2015)
Une façon peut-être de s’éloigner du field recording pur… Simon Whetham joue ici contre nature : cinq fois, à partir de sons attrapés en compagnie d’Agder Kunstsenter en Norvège entre octobre et novembre 2013.
La branche sur laquelle il se pose n’est donc plus réaliste : pas concrète non plus, puisque l’électronique la travaille. Souffles endurants, rumeurs électriques, signaux alternatifs, plaintes animales ou céramiques, trembleurs de toutes sortes : dans le matériau qu’il trouve et transforme, Whetham trouve toujours de quoi composer – et même, étonner (dernières minutes d’Against Nature [3]). Avec un naturel, justement, confondant.
Simon Whetham : Against Nature
Crónica Electronica
Edition : 2016
CD : 01-05/ Against Nature [1] – Against Nature [5]
Guillaume Belhomme © Le son du grisli
C’est un petit disque (22 minutes), mais aussi ce qu’il reste d’une installation : « Found Sound Materials », que l’on put (façon de parler) voir et entendre en Corée en 2014. Est-ce le bruit que fait cette cage illuminée de couverture en réponse aux allées et venues qui la frôlèrent ? Ce qui est certain, c’est qu’elle respire : industrieusement, et son souffle rejoint les vents qui la transpercent. De ces présences qui rôdent (en plus de la sienne), Whetham tire des chants autrement saisissants. Peut-être davantage, d’ailleurs, que ceux d’Against Nature.
Simon Whetham : Contrivance
1000füssler
Enregistrement : 2014. Edition : 2015.
CD : 01/ Contrivance
Guillaume Belhomme © Le son du grisli
Giovanni Di Domenico, Jim O’Rourke, Tatsuhisa Yamamoto : Delivery Health (Silent Water, 2015)
L’intention avec laquelle Giovanni Di Domenico fait tourner un motif pourrait rappeler certaines pièces de Morton Feldman : mais les premières secondes de Delivery Health, que le pianiste a enregistré en 2013 avec Jim O’Rourke et Tatsuhisa Yamamoto, sont trompeuses.
Car voici bientôt décalé le motif en question sous l’effet des cordes électriques : O’Rourke fait bien de choisir d’opposer aux aigus du piano des graves capables de polir leur brillance. Plus loin ce sont des merles sur un piano clair et puis, plus intéressant, en seconde face, de longues notes de guitare qui quadrillent l’espace ( ce Superfield annoncé).
Le trio y progresse comme sur un fil – des créatures l’environnent, qui chantent – et finit par aboutir : à ce morceau d’atmosphère qui rappelle de vieilles rengaines krautrock au détour desquelles il ne serait pas surprenant de croiser un Merzbow perdu. L’exercice est donc dense, et cet art de faire de la musique au gré de ses (diverses) envies, au final, plutôt louable.
Giovanni Di Domenico, Jim O’Rourke, Tatsuhisa Yamamoto : Delivery Health
Silent Water
Enregistrement : 2013. Edition : 2015.
LP : A1/ Transgression Is Only Fleeting A2/ Passe Muraille – B1/ Superfield
Guillaume Belhomme © Le son du grisli
Interview de Giovanni Di Domenico
Pour l’avoir entendu auprès d’Akira Sakata (Iruman), on suit – certes peut-être pas aussi rapidement que la publication de ses disques devrait nous l’imposer – le parcours de Giovanni Di Domenico. Au piano, à l’orgue ou à l'électronique, il s’est ainsi récemment fait entendre auprès de Peter Jacquemyn et Chris Corsano (A Little Off the Top), de Jim O’Rourke et Tatsuhisa Yamamoto (Delivery Health, chronique à suivre) ou encore à la tête de Going (II). Assez, donc, pour qu’on le passe à la question.
... Mes premiers souvenirs de musique sont les mélodies et les rythmes que j'écoutais dans les rues de Yaoundé, au Cameroun, et ceux que chantait Marie-Thérèse, notre employée de maison africaine. J’ai vécu en Afrique les onze premières années de ma vie, d’abord en Libye, puis de 5 à 8 ans au Cameroun, et enfin en Algérie.
Est-ce indiscret de te demander pour quelle raison tu as, enfant, vécu en Afrique ? Ce n’est pas indiscret, non : mon père y travaillait, comme ingénieur civil dans une boîte de construction italienne ; il a décidé d’emmener sa famille avec lui.
A quel instrument as-tu commencé à faire de la musique et quelles sont tes premières expériences de musicien ? Ça a été la guitare, ensuite le piano puis, vers 14 ans, j’ai commencé à jouer de la basse, de la batterie, de la guitare électrique et des claviers dans différents groupes de la scène « underground » de Rome, notamment dans le réseau anarchiste / punk / hardcore / vegan, etc. Autour de 20 ans, je me suis impliqué avec toute mon énergie dans la composition classique (j’ai passé un an au Conservatoire de Santa Cecilia, à Rome, mais j'ai rapidement compris que ce n’était pas pour moi…) et le piano jazz en autodidacte. En 2001, à l’âge de 24 ans, j’ai suis parti en Hollande pour étudier plus sérieusement le piano, et cinq ans plus tard je suis arrivé à Bruxelles. On peut trouver toute ma biographie à cette adresse.
Quelles étaient tes influences musicales à tes débuts et quelles sont celles qui ont façonné la musique que tu défends aujourd’hui ? Mis à part l'Afrique et ses sons, qui sont impressionnants et qui résonnent en moi à un degré que je ne pourrais même pas estimer, c’est le jazz qui m’a fait tomber amoureux de la musique : Miles, Bill Evans, Coltrane, puis les disques des années 1970 de Stevie Wonder (Innervisions, Music Of My Mind, Talking Book). Quand j'étais adolescent, au lieu de traîner avec mes copains, si ce n’est pour jouer dans de petites caves malodorantes, je me promenais dans les rues de Rome (qui n’était pas encore envahie par le tourisme de masse) avec mon walkman Sony sur les oreilles et beaucoup de cassettes de Stevie, du Miles électrique et des premiers disques du chanteur Italien Pino Daniele… Il y avait aussi Stravinsky, le Schoenberg atonal (pas dodécaphonique), Ravel et Ornette…. Puis, j'ai découvert Paul Bley, Cecil Taylor, les seventies (le premier Jan Garbarek et quasiment les 20 ou 30 premiers titres sortis sur ECM), Jon Hassell et son Fourth World, puis le minimalisme (de Tony Conrad) et l'électronique (celle des raves illégales, et ensuite le GRM et tout ce que suit). En parallèle, j’écoutais aussi des choses plus entraînantes quand la qualité y était, comme Led Zep, le rock progressif (le premier Franco Battiato !), la pop de qualité (celle de Jim O'Rourke en est le meilleur exemple). Je dirais que, au niveau du son, ce sont les années 1970 qui me procurent le plus de plaisir, même si mes influences sont assez grandes, du jazz en passant par (presque) toute la musique « noire » jusqu'à la musique contemporaine, et ce que les premiers enregistreurs multipistes ont amené (encore et toujours les seventies !)
C’est ce qui explique sans doute la variété des musiques que tu produis. Tu revendiques par exemple l’influence du son ECM et, dans le même temps, peux t’acoquiner avec Akira Sakata ou Jim O’Rourke… Voilà, on en revient à la largeur du spectre… Je crois que je dois toujours aller voir au-delà de l’endroit où je me trouve tout en gardant des points d’ancrage auxquels je suis émotionnellement attaché. Si je devais dresser la liste de mes disques à emporter sur une île déserte, j’aurais beaucoup de mal : à part quelques références qui ne bougent pas, ça change très vite… Jim et Sakata, par exemple, je les ai découverts assez tard (Jim il y a une dizaine d'années et bien moins pour Sakata, que j’ai en fait découvert directement en jouant avec lui) et ils ont eu tous les deux une énorme influence sur mon développement de musicien. Jim m’a ouvert une grande porte vers la subtilité et l'importance de la « forme », il m’a révélé l'importance de la MUSIQUE et la passion qu’il faut lui consacrer, je me sens très proche de lui là-dessus. Akira Sakata a la même importance mais d’un point de vue plus « spirituel », il a l’âge de mon père et il est en quelque sorte mon « père musical »… Il joue de la même façon depuis plus de quarante ans mais son attitude est tellement pure et libre de tous désirs qui n’ont rien à voir avec la musique qu’il est très inspirant d’être et de jouer avec lui. Une fois, il m’a raconté avoir voulu faire de la musique (ce type de musique « libre ») afin de devenir un meilleur être-humain, ça dit bien toute la profondeur de cet homme. L’un et l’autre sont en plus devenu de vrais amis, et ça a une importance énorme pour moi.
Ta collaboration avec O’Rourke semble en effet assez solide… Comment l’as-tu rencontré ? (même question pour Akira Sakata…) L'histoire de mes rencontres avec eux est liée à un événement fondamental de ma vie : la découverte du Japon et de sa culture. Depuis 2008, je me rends chaque année au Japon, et j’ai établi une magnifique relation avec ce pays. Je pourrais dire que si mon enfance est en Afrique, ma maturité s’est faite au Japon (dans un peu toute l’Asie d’ailleurs). Comme je l’ai dit, ma rencontre avec ces deux musiciens a été provoquée par le fait de jouer avec eux, et puis nous avons passé du temps ensemble (des repas incroyables arrosés d’un saké divin…). Avec Jim, je pourrais passer des heures à simplement écouter de la musique, et j’ai de la chance qu’il ait compris mes vraies motivations de musicien, l’idée que sans musique la vie serait impossible. Même si l’on vit très loin l’un de l’autre, j’ai sans cesse en tête des choses que je voudrais faire avec lui, certainement trop de choses, en fait ! Mais c'est une collaboration que va durer, j'en suis sûr!
Comme O’Rourke, tu t’es donc essayé à plusieurs choses, musicalement parlant. Ton jeu au piano – souvent fougueux, proche de Cecil Taylor mais aussi très classique parfois (et très ECM dans le son) – est en outre assez différent de ton jeu aux claviers électroniques – que je préfère, pour être honnête, dans des groupes comme Going ou Kalimi dont j’aimerais aussi que tu nous parles… Fais-tu une différence lorsque tu passes d’un instrument à un autre ? Non, je ne fais pas de différence entre piano, rhodes, composition ou quoi que ce soit, au moins pour ce qui est de l’importance que je donne à ces aspects de ma vie musicale. Par contre, le rhodes est entré dans ma vie un peu en force : pour un pianiste, trouver un instrument que l’on peut emporter partout est très important si son besoin de jouer est vital ; j’aurais bien sûr pu choisir un clavier plus petit (et moins lourd, ça oui…) mais comme je l’ai déjà dit je suis amoureux du son des années 1970 et le rhodes en est un des éléments essentiels… c'est un véritable instrument électroacoustique (la mécanique d'un piano avec l'amplification d'une guitare électrique) et j'ADORE le grain et les harmoniques qu'il génère, surtout lorsqu’on le combine avec des boîtes à effets. Depuis dix ans que je l’utilise de façon régulière, j’ai collecté beaucoup d’effets différents et j’aime tester ce que tel effet particulier peut apporter aux teintes du rhodes. Chaque son amène une interprétation différente des milliers d’idées musicales que j’ai en permanence. C’est ce qui pourrait amener quand même une différence : quand je joue du rhodes (ou de l’électronique pure, ou de l’orgue, ou quoi que ce soit…), je dois m’imposer un projet compositionnel ou une raison d’être qui va voir au-delà de l’instrument même. Par exemple, dans ma vie, j’ai beaucoup pratiqué le piano, travaillé la technique pianistique, et cela fait cinq ans que je ne le fais plus : je pratique autre chose, et jouer du rhodes ou de l'electronique m’aide en ce sens. J’ai maintenant cette idée de faire sonner les instruments pas pour eux-mêmes mais pour moi… En ce qui concerne Going et Kalimi (deux projets dont je suis très fier), les deux groupes sont nés d'exigences précises. Going est né pour donner une dimension orchestrale au groove, à la (aux) pulsation(s) des deux batteurs : en fait, c'est un groupe fait pour « faire sonner » les batteries (et les batteurs bien évidemment, hé hé) : j'ai toujours eu une relation très particulière avec les batteurs, peut-être parce que la batterie est un de mes premiers instruments, que j’en ai beaucoup joué dans mon adolescence… je suis toujours très attaché aux batteurs (Jóao Lobo et Mathieu Calleja, les batteurs de Going, mais aussi Oriol Roca et Marek Partrman, Tatsuhisa Yamamoto, Chris Corsano…) et je veux en conséquence bien les faire sonner, c’est un vrai plaisir pour moi de les écouter ! Le concept de Kalimi est plus profond, et il y a composition derrière, que Mathieu et moi travaillons depuis longtemps, que l’on joue à chaque fois que l’on répète et que l’on donne un concert : c’est une idée du son (qui vient de moi) liée au drone, aux graines du son, et une autre (plus de Mathieu) de construction qui nous jette directement dans le bain. On sait exactement ce que nous avons à faire mais nous pouvons le faire de manières très différents à partir du moment où l’on garde cette idée de « construction » en tête, comme une partition.
Tu publies la plupart de tes enregistrements sur ton propre label, Silent Water. Qu’est-ce que cela a changé dans ta pratique musicale ? J'ai toujours acheté des vinyles. Même dans les années 1990, quand on disait le vinyle mort, je me rendais à Porta Portese (un marché aux puces dans lequel on trouvait plein de choses intéressantes à l’époque) et achetais de tout ; j’ai jamais arrêté d’en acheter : je savais qu’un jour je monterais un label. Et puis, en 2012, il a fallu sortir le premier LP de Going et ça ne s’est pas bien passé avec le label qui devait le sortir, je me suis donc dit que c’était le bon moment. J’ai toujours apprécié les musiciens qui sortent leurs propres disques s’ils le font avec tact et avec goût (Derek Bailey et Paul Bley ont été les précurseurs, et puis il y en a eu plein d’autres). T’occuper de ton label peut être un énorme boulot (je suis seul à m’en occuper, alors le garder low-profile, ce n’est pas seulement voulu mais nécessaire) mais c’est très gratifiant quand, par exemple, des gens comme toi lui montrent de l’intérêt ainsi qu’aux musiciens qu’il édite. Je suis aussi un peu control-freak, d’autant qu’il s’agit de ma musique : enregistrer, mixer, m’occuper de l’artwork et sortir mes disques nourrit mon narcissisme ! J’aime aussi beaucoup faire partie de cet « houmous » culturel de petits labels qui font leur truc de leur côté ; je trouve important d’aller contre le « statu quo » socio-politico-culturel que l’on nous impose et de défendre, en musique, notre vision des choses.
Giovanni Di Domenico, propos recueillis en janvier et février 2016.
Guillaume Belhomme © Le son du grisli
Going : II (Silent Water, 2015)
Difficilement déchiffrable, la pochette du second disque de Going signifie peut-être II dans le langage de celui qui emmène le projet, Giovanni Di Domenico (ici au Fender Rhodes). Avec lui, une jeune femme aux claviers (Pak Yan Lau) et puis deux batteurs (João Lobo et Mathieu Calleja).
D’allure plutôt lente, l’improvisation joue de simples répétitions puis de séquences qui se fondent lorsqu’arrive le moment d’une diversion instrumentale (ici une fioriture à l’orgue, là une accélération d'une des batteries…). Un new age à la Tangerine Dream – sur le premier disque de Going, l’influence du krautrock était plus marquée – que vient chahuter l’écho du premier post-rock : c’est en somme la première face du disque.
Sur la seconde, plus enlevée, le groupe se fait plus bavard, tourne un temps en rond sur un prétexte modal, puis lâche un peu de lest pour revenir à un minimalisme répétitif plus convaincant : à force de nouvelles répétitions, Going perce la matière et s’y engouffre : c’est alors là qu’il faut l’entendre.
Going : II (Machinery)
Silent Water
Enregistrement : 2013. Edition : 2015.
LP : A/ Red Machinery – B/ Blue Machinery
Guillaume Belhomme © Le son du grisli
Keiko Higuchi : Between Dream And Haze (Improvising Beings, 2016)
Piano butant sur les récifs, voix en demande de drames (Keiko Higuchi), cordes électriques enferrées dans le béton (Masami Kawaguchi, Louis Inage), fracas des métaux (Tatsuya Nakatani) : beau traité de déconstruction-dévastation ici.
Et puis cette voix. Cette voix qui rode, psalmodie, supplie, menace, plane. Le murmure est poison, le cri est délivrance. Mais il n’y aura pas de cri. Il n’y a que des formes en désordre, des calmes avant la tempête. Mais il n’y aura pas de tempête. Il y a cette voix, petite sœur de Linda S et grande sœur sortie du caveau de Nina S. le temps d’un bouleversé I’ll Be Seeing You. Et le jazz dans tout ça ? outragé, couché, terrassé. En haut : le rire du Malin.
Keiko Higuchi : Between Dream And Haze (Improvising Beings / Orkhêstra International)
Enregistrement : 2015. Edition : 2016.
CD : 01/ Summertime Devastated 02/ Burning 03/ 3 04/ Moon of Alabama 05/ Funeral Song 06/ Nothing Is Real 07/ 7 08/ 8 09/ I’ll Be Seeing You
Luc Bouquet © Le son du grisli
Zeitkratzer, Keiji Haino : Stokhausen: Aus Den Sieben Tagen / Zeitkratzer: Reinhold Friedl, KORE (Zeitkratzer, 2016)
Sur scène en compagnie de Keiji Haino, Zeitkratzer interprétait récemment cinq des quinze compositions de l’Aus den sieben Tagen de Karlheinz Stochkausen – ou la musique inspirée par la méditation.
L’intuition, donc, au chevet des us et coutumes de l’orchestre – qui « ressemble trop à une compagnie militaire. Avec artillerie et armes automatiques, tireur d’élite et général en chef », écrivait jadis Arthur Keelt. Déjà, naissent les premières rumeurs : les grondements de Keiji Haino sont encore enfouis sous les souffles et quelques grattages aphones. Sur les trois premières plages, les musiciens obtempèrent : « Jouez un son avec l’assurance d’avoir tout le temps et tout l’espace du monde. »
Après quoi, il faudra faire œuvre d’Intensität : « Jouez un seul son avec assez de ferveur pour ressentir la chaleur qui émane de vous, et maintenez-le aussi longtemps que vous le pourrez. » Sur l’enregistrement en question, c’est une opposition – la voix d’un côté, le piano et les vents de Gratkowski, Tafjord et Jeffery de l’autre – que la ferveur met au jour. Il faudra enfin accorder l’une et les autres en conclusion. Et c’est une autre intensité que celle de Setz die Segel zur Sonne, pièce sur laquelle un grand vaisseau menace un quart d’heure durant. L’OM orchestral aura ainsi accouché d’une belle musique d’angoisse.
Zeitkratzer, Keiji Haino : Stockhausen, Aus Den Sieben Tagen
Zeitkratzer Productions
Enregistrement : 2014. Edition : 2016.
CD : 01/ Unbegrentz 02/ Verbindug 03/ Nachtmusik 04/ Intensität 05/ Setz Die Segel Zur Sonne
Guillaume Belhomme © Le son du grisli
Sans Keiji Haino – mais enregistré par Rashad Becker –, c’est encore Zeitkratzer en concert. Et c’est d’une autre façon que la musique – une composition de son meneur, Reinhold Friedl – en impose : ainsi imagine-t-on le pianiste glissant le long des cordes, à l’intérieur d’un instrument autour duquel se sont agglutinés les huit autres membres de l’orchestre. Requérant leur soutien, le piano s’en trouve bientôt comblé : et, avec pertes et fracas, c’est maintenant son autorité qu’on enterre.
Zeitkratzer : Reinhold Friedl, KORE
Zeitkratzert Productions
Enregistrement : 2013. Edition : 2016
CD : 01/ KORE, Part 1 02/ KORE, Part 2
Guillaume Belhomme © Le son du grisli
Mathias Delplanque : Drachen (Ici d’ailleurs, 2015)
C’est un bien sombre CD que nous livre là (ou Ici d’ailleurs ! hi hi hi) Mathias Delplanque – on l’avait laissé avec Taarang où il faisait pourtant du bon boulot (presque) seul et contre tous. Mais tout est normal puisqu’on se trouve dans la gueule du Drachen et que dans la gueule du Drachen on peut craindre le pire (et dans l’ombre encore !). Pour tout dire maintenant, c’est sombre mais parfois très attendrissant aussi.
Dans un genre qui rappellera à nos lecteurs (même sans abonnement) tour à tour ILIOS (pour les drones d’archets), Barn Owl (pour les accords de guitare mollasses) ou Taylor Deupree (pour le multipiste un peu pastel) mais avec des trucs en plus, dans l’ordre : des reverses, des laptops qui craquent ou des larsens bon ton. Jusque-là, faute d’originalité, tout s’écoute. Mais après c’est moins écoutable, avec des percus bidons sur une pop ambient ou une voix qu’on pourrait poursuivre en justice sur des multipistes (encore !) de synthés. Trop de couches tuant la couche, allons-nous coucher (cette chronique a été écrite fort tard). Gentil Drachen !
Mathias Delplanque : Drachen (Ici d’ailleurs)
Edition : 2015.
CD : Drachen
Pierre Cécile © Le son du grisli
The 360 Degree Music Experience : In: Sanity (Black Saint, 1976)
Ce texte est extrait du troisième des quatre fanzines Free Fight. Retrouvez l'intégrale Free Fight dans le livre Free Fight. This Is Our (New) Thing publié par Camion Blanc.
360 Degree Music Experience : le nom de ce groupe en dit long et signifie qu’avec lui, il s’agira avant tout d’expérimenter, et de le faire sans imposer de limites à la ronde. Et surtout pas de celles invitant à tourner le dos à la tradition, ce sur quoi il était nécessaire d’insister à l’époque où émergea cette formation, tant l’idée de lutte inhérente au Black Power (alors quasi systématiquement associée au free jazz) avait fini par l’emporter au profit du seul cri – de colère, de révolte – comme unique esthétique possible – pas d’avant-garde sans rupture avec les anciens, pensait-on hâtivement dans le public de fervents qu’avait fini par se gagner le free jazz.
A la batterie, Beaver Harris fut d’abord repéré aux côtés d’Albert Ayler, dans le cadre d’une tournée mise sur pied par le promoteur George Wein. A la même affiche, Noirs et Blancs, musiciens classiques et avant-gardistes : Ayler donc, Sonny Rollins, Max Roach ; mais aussi Dave Brubeck, Stan Getz & Gary Burton ; ou encore Sarah Vaughan et Willie « The Lion » Smith. En quelque sorte un panorama complet du jazz d’alors, sur 360 degrés.
A la batterie, dans les années 1970, on s’était habitué à entendre Beaver Harris en compagnie d’Archie Shepp. A l’époque toutefois, Archie Shepp, étiqueté activiste dans les sixties, était devenu la cible d’anciens laudateurs lui reprochant d’avoir édulcoré son message – ou tout du moins ce qu’ils avaient cru bon d’entendre derrière son jeu au cours de la décennie précédente. Dans le cœur des amateurs de la New Thing, musique et politique avaient fini par fusionner, générant parfois des débats lourdement biaisés.
Ce que rappelle Beaver Harris, et ceci dès le premier disque de ce groupe autoproduit dont le titre fait quasiment figure de manifeste (From Ragtime To No Time), c’est que le free jazz n’a pas émergé de nulle part, et que ses piliers étaient bien évidemment capables de jouer « à l’ancienne », et donc d’y revenir si nécessaire – véritable gage d’une liberté conquise de haute lutte. A Gérard Rouy et Thierry Trombert, dans Jazz Magazine, Beaver Harris : « Ce qu’il faut, c’est montrer aux jeunes que le tempo est aussi important que l’avant-garde, aussi important que le hors-tempo. Cela rejoint ce que disait Archie Shepp : Scott Joplin fut d’abord d’avant-garde, tant sa musique parut étrange quand on l’entendit pour la première fois. Il en a été de même pour Willie « The Lion » Smith ou Duke Ellington. » Plus loin, dans le même entretien, Beaver Harris assène une métaphore bien sentie : « On ne peut pas cueillir des pommes ou des oranges avant qu’une graine n’ait été plantée et qu’on l’ait laissée se développer. » Voilà qui explique que Doc Cheatham et Maxine Sullivan aient pu être invités par le 360 Degree Music Experience. Car effectivement, sans le premier, pas de Lester Bowie. Et en l’absence de la seconde, pas d’Abbey Lincoln qui tienne.
A l’origine, le 360 Degree Music Experience fut conçu comme une coopérative dont firent partie Dave Burrell, Cecil McBee, Jimmy Garrison, Cameron Brown, Howard Johnson, Hamiet Bluiett, Keith Marks, Bill Willingham et deux musiciens singuliers : Francis Haynes (steel drum) et Titos Sompa (congas). L’un comme l’autre, ainsi que le sitariste Sunil Garg, apportèrent des couleurs inédites au génial In: Sanity où l’importance du steel drum est capitale, tant mélodiquement que rythmiquement parlant. Il suffit d’écouter « Tradewinds » pour s’en convaincre, très beau thème signé par Dave Burrell, et dont émerge le saxophone particulièrement inspiré d’Azar Lawrence.
D’ailleurs, tout du long, In: Sanity jamais n'évite arrangements et entrelacs complexes, pas plus qu’il ne ferait fi, en certains longs passages free (deux faces entières en réalité), de l’urgence à jouer. Car quoi qu’il en soit, ici, tous savent décomposer dans l’allégresse les architectures savamment agencées, comme revenir – quand il le faut – à la fête comme instance originelle.
Inaugurant et clôturant ce double-album, les faces A et D figurent parmi les plus délicatement achevées du free jazz (Beaver Harris fut aussi du Trickles de Steve Lacy qui possède ces mêmes qualités). Tandis que les faces B et C, à l’inverse, ne sont que démesure tendant à élargir l’osmose entre rythme et harmonie, jusqu’à en offrir des échos merveilleusement disloqués.
William Parker : Raining on the Moon (AUM Fidelisty, 02015)
Ce n’est ni la première ni la dernière fois que William Parker retourne aux blue notes, au gospel, au jazz des fifties-seventies. Il le fait à chaque fois avec suffisamment de conviction (et de talent) pour qu’on ne détourne pas l’oreille.
Le voici donc réitérant quelques vieilles recettes. La voix gorgée de soul de Leena Conquest s’offre au premier plan tandis que les solistes (Rob Brown, Eri Yamamoto, Lewis Barnes) prennent quelques plaisirs à zébrer leurs (courtes) interventions. C’est cette même Leena Conquest qui oppose son chant désarmé et profond aux féroces souffleurs sur la seule plage improvisée du disque (Prayer-Improv). Et c’est encore Leena Conquest – avec l’aide bienveillante la pianiste Eri Yamamoto – qui sillonne de larges vallées en rendant hommage à Whitney Houston (Song). On pourra s’en étonner mais, là aussi, on ne détournera pas l’oreille et l’on prendra, à nouveau, conscience de l’abîme séparant les tristes jeunots sur papier glacé des solides Parker, Drake & co.
William Parker : Raining on the Moon / Great Spirit
Aum Fidelity / Orkhêstra International
Enregistrement : 2007 & 2012. Edition : 2015.
CD : 01/ Bowl of Stone around the Sun 02/ Doson Ngoni Blues 03/ Feet Music 04/ Great Spirit 05/ Prayer-Improv 06/ Song (for Whitney) 07/ Potpourri
Luc Bouquet © Le son du grisli