Le son du grisli

Bruits qui changent de l'ordinaire


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Archives des interviews du son du grisli

Micro_Penis : LP (Doubtful Sounds, 2009)

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Il me faut avouer que parler d'un autre micro pénis que le mien me dérange un peu. Mais puisqu'il s'agit de le recommander chaudement, je fais une exception. Ce Micro_Penis en question est celui que se partage (en plus) une bande d'Alsaciens : Sébastien Borgo, Alexandre Kittel, François Heyer et Claude Spenlehauer

Le début du disque offre une sorte de big beat expérimental. Pour ceux que les saxophones horripilent, il faudra passer son chemin ou trouver tout l'intérêt dans la patte folle de qui bat la mesure. Pour les autres, ils célébreront chaque retour de vents entre les chutes de missiles et des voix de faux fous (= de fous qui savent ce qu'ils font) qu'on a laissé entrer par la porte. On imagine la musique déluré d'un film noir. On pense parfois au Naked City de John Zorn ou à un Urban Sax appeal. Hautement recommandé, comme on dit maintenant.


Micro_Penis, Ouvrez!!!. Courtesy of Doubtful Sounds.

Micro_Penis : LP (Doubtful Sounds)
Edition : 2009.
LP : Ouvrez!!!, Cowboy Revolver, Helikoptr, Horrifils, Western Far West, Kurtz, Arch Lager (entrepôt), Äffe Théâtre, Tzouli Mouli Bouli, Projet Clausewitz 
Pierre Cécile © Le son du grisli



Paul Baran : Panoptic (Fang Bomb, 2009)

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Autour d’un casting très relevé – jugez plutôt : Keith Rowe (guitare  préparée), Werner Dafeldecker (contrebasse, électronique), Rhodri Davies (harpe), Andrea Delfi (percussions) et bien d’autres – Paul Baran s’est inspiré des écrits du philosophe britannique Jeremy Bentham (1748-1832) et du concept de la mondialisation pour mettre en forme ce Panoptic assez étonnant. Inquiets des dangers qui minent la vie des créateurs de tout type et le risque du consensus de masse, le musicien de Glasgow ébauche onze titres globalement réussis, où la surprise et la personnalisation l’emportent sur le conformisme ambiant et la misanthropie facile.

Articulés autour de schémas diversifiés, passant d’une chanson narquoise à un jazztronica qui bat la chamade fusion, les onze titres de l’album parviennent à maintenir une sourde tension d’où émerge une moquerie éperdument inquiète. Jamais, toutefois, ennuyeuse ou déprimante, la musique de Baran invite les expériences de Supersilent à la table de Ghédalia Tazartès, quelque part autour d’un café viennois. A d’autres instants, tels des échappées passablement graineuses, un écho de guitare acoustique préparée ou de piano virevolte autour de murmures électroniques et, le plus souvent, l’âme grinçante des machines imprime sa touche mitoyenne et cohérente. Au-delà de la démarche, qu’il n’est pas nécessaire d’appréhender pour se laisser guider dans les méandres fennesziens qui la parcourent, notre esprit se laisse guider à l’étonnement de sonorités embrigadées dans une compagnie inédite, entre Syd Barrett, John Cage, Chris Corsano et Hauschka. Entre autres repères (toujours) bienvenus.

Paul Baran : Panoptic (Fang Bomb)
Edition : 2009.
CD : 01/ Scotoma Song 02/ Lewitt 03/ Tonefield 04/ Brauzenkeit 05/ The Corrector 06/ Love Under Surveillance 07/ Brauzenkeit (Ekkehard Ehlers mix) 08/ PIN-snipers 09/ To Protest in their Silence 10/ Jackson and Lee 11/ Pomerol
Fabrice Vanoverberg © Le son du grisli


Joëlle Léandre, François Houle, Raymond Strid : Last Seen Headed (Ayler, 2010)

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« Musique libre, ça ne veut rien dire, on n’est pas libre », dit Joëlle Léandre ci-dessous. Alors, quelles sont les « choses » qui changent l’improvisation ? Les partenaires ? Joëlle Léandre a déjà rencontré François Houle (clarinettes) et Raymond Strid (batterie). Les moments ? Ces 9 anciens s’opposeraient-ils vraiment à ceux de ces Last Seen Headed ? Les gestes de chacun et leurs conséquences ? Les combinaisons auxquelles l’instant les oblige ?

Peut-être que l’improvisateur n’est pas libre et peut-être qu’un moment ne diffère pas tellement d’un autre, même si plusieurs mois les sépare. Restent alors le souvenir sur disque : ici, les clarinettes de François Houle adoptant d’autres langages (parallèles établis avec les sonorités du soprano ou de flûtes, diphonie, mirages folkloriques parfois entendus, abstractions diaphanes) ; là, l’archet plongeant de Joëlle Léandre, sa propension à chasser le mièvre qui menace d’un grincement de cordes puis à trouver toujours de nouveaux espaces à investir à trois ; par-dessus, les coups secs de Raymond Strid règlent l’allure ou rétablissent l’équilibre, la ponctuation étouffée pour se montrer efficace en toute discrétion lie la clarinette volage à la contrebasse balayant. Si l’improvisateur n’est pas libre, preuve est donnée ici que sa musique peut encore être différente, même attaché à d'anciens partenaires et même s’il passe avec eux un simple moment de plus devant un public ressemblant.


Joëlle Léandre, François Houle, Raymond Strid, Last Seen Headed I (extrait). Courtesy of Ayler Records.

Joëlle Léandre, François Houle, Raymond Strid : Last Seen Headed (Ayler Records / Orkhêstra International)
Enregistrement : 24 janvier 2009. Edition : 2010.
CD : 01/  Last Last Seen Headed I 02/ Last Seen Headed II 03/ Last Seen Headed III 04/ Last Seen Headed IV 05/ Last Seen Headed V 06/ Last Seen Headed VI 07/ Last Seen Headed VII
Guillaume Belhomme © Le son du grisli


Interview de Joëlle Léandre

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A mi-course d'une série de concerts en duo avec Akosh S. (au Lavoir Moderne, à Paris, jusqu'au 3 avril), Joëlle Léandre – comme elle en a pris l’habitude – voit paraître une suite de disques dont un duo enregistré en 2007 avec Anthony Braxton. L’occasion, donc, de revenir sur la rencontre et puis de dériver et d'en découdre…

… J’ai rencontré Anthony Braxton pour la première fois en 1984 ou 1985… Ces fameux hasards : quand il suffit d’être là, d’être en action, de dire oui… Il faut toujours être prêt à jouer… Avec Braxton, comme avec d’autres musiciens, c’est une histoire de fidélité… En fait, il n’avait pas de contrebassiste… C’était au festival de Victoriaville où je devais jouer en solo, Michel Levasseur me dit « tu veux jouer avec Braxton ? », tu imagines la panique… Braxton veut jouer avec moi, je n’en pouvais plus, et puis, dans le même temps, il fallait que je travaille sa musique. Braxton écrit beaucoup, il fouille, il cherche et puis il est conscient de ce qui s’est dit en Europe… Bref, j’ai dit oui, je suis arrivée là-bas trois jours avant le concert, et il a été charmant, extraordinaire, tout simple, tellement humain. Avec tout ce qu’il a fait, il pourrait ne pas l’être, après tout, certains sont tellement blasés ou se la jouent diva… Il m’attendait dans sa chambre d’hôtel, il y avait au moins trois kilos et demi de partitions, une sorte de grand accordéon posé sur le pupitre, complexe, d’autant qu’il fallait travailler ça en deux jours seulement ! Je lui dis « Anthony, c’est difficile, le concert est dans deux jours » et lui me répond « Ca ne fait rien, tu as juste à jouer la courbe » – tu parles d’une courbe, y’avait des notes de partout, heureusement que la musique contemporaine m’avait forgé une grande expérience de lectrice. Au concert, il y avait George Lewis que je connaissais déjà pas mal, et puis Gerry Hemingway à la batterie et Evan Parker, des musiciens qui mettent la même énergie au service d’une musique ouverte. Et Braxton conduisait, demandant tout à coup qu’untel s’inspire dans son solo de l’énergie du trombone, par exemple… Après, on s’est vus plusieurs fois dans des festivals, il me disait « Hey Joëlle, we have to play more ! » et puis c’est tout, avant qu’on enregistre ce disque il y a deux ans maintenant… Pour que ce disque soit une jubilation, simple, j’ai quand même écrit à Anthony – il y a ce côté très direct chez moi… C’était drôle parce que je ne voulais pas jouer de la musique composée par Braxton, je voulais que l’on joue ensemble dans le domaine que je défends, que j'aime : l’improvisation, cette musique de l’instant. Alors, je lui ai envoyé un email qui disait que j’étais très honorée de rejouer avec lui mais que je voulais savoir s’il était possible que nous fassions simplement un meeting, juste improvisé !  J’envoie et, dans les six ou sept minutes, il me répond : « Dear young lady… Ne t’en fais pas, j’ai très bien compris ton idée du meeting, je suis prêt et je suis ok pour que l’on s’arrête là-dessus » ou quelque chose comme ça, et c’est ce qui a donné ce disque, ce concert live. Et ça a été extraordinaire… Et aussi très politique, nous avons beaucoup parle après le concert, Braxton dit souvent que s’il n’y avait pas l’Europe, il ne jouerait jamais…

Un peu comme toi qui te plains de ne jamais jouer en France… Oui, surement, mais c'est assez vrai. Je rentre de Belgique, puis je suis allée en Allemagne pour un festival, puis à Vienne, le Porgy... Là, je vais partir au Canada, et puis je fais Vision Festival avec le Stone Quartet… Il ne s’agit pas d’être médisant, mais les musiciens français ne m’appellent pas, je l’ai toujours dit, Il y a trente ans même, ils auraient pu m’appeler, ils ne l’ont pas fait. C’est pour beaucoup une scène de copains, d’hommes entre eux. Moi, je suis guidée par la notion de liberté d’être soi. Est-ce que c’est mon travail ? Mes rencontres, peut être que certains se sont dit « Remarque, elle fait ses trucs, elle file, joue là et là... » Bref, souvent je me sens isolée dans mon travail, mais je file ailleurs, c'est comme ca ! L’année prochaine j’aurai 60 ans et si je joue encore ma musique, c’est peut être grâce à cette colère que je reste droite : la femme debout, comme ma basse… Cette colère, on la trouve aussi dans ma critique de l’enseignement musical : on ne bouscule pas la donne, alors qu’il faudrait laisser l’instinct, la création s’installer dans l’enseignement. Il y a toujours ces lois qui font que les jeunes prennent du retard… A Mills, en Californie ou ils m'ont invités pour une Chaire, je me sens davantage comme une passeuse, je provoque des choses, je fouille l’autre pour qu'il cherche sa musique, qu'il ou elle soit curieux d'autres arts, on apprend tellement des autres. Etre artiste, c’est une aventure, il ne faut pas attendre sa feuille de paye tous les mois, cette vie va te bouffer toute ta journée. Tu dois en apprendre sur tes goûts, tes craintes, vaguer et sortir voir le monde c’est important, mais personne ne développe ça dans l’enseignement…

Et en tant que compositrice, tu penses en être où ? Je compose en autodidacte… J'ai appris sur le tas ou le tard... Au fond j'écris depuis plus de trente ans ! Je n’ai pas l’impression d’avoir « trouvé », Ils me font peur les gens qui disent qu’ils ont « trouvé »… J’espère que quand je ne serai plus là, quelqu’un analysera mon travail de façon musicologique, parce qu’il n’y pas un disque, une musique, une petite pièce de trois minutes ou des commandes – comme l'année dernière quand j'ai écris un tentet pour des musiciens autrichiens, Can You Ear Me, c’est le titre… ­–, pas un meeting, pas un morceau qui se ressemble dans mon parcours. Plus tard, j’aimerais aussi donner des workshops, parce que je ne vais pas jouer de la contrebasse toute ma vie non plus, tu imagines, à 75 ans ? J’aime passer des choses aux jeunes, que ce soit musical, social, politique… Pour en revenir au musicologue, j’aimerai beaucoup qu’on analyse mon travail, ça a été fait un peu, ici ou là… J’aimerais qu’on comprenne que, quand j’improvise, je compose, j'essaye de donner structures et formes, les musiciens ne jouent pas simplement pour jouer. Ca me rappelle George Lewis qui  me disait qu'en tant que improvisateur il fallait presque demander « Vos Papiers ! »  C’est bizarre un improvisateur, c'est obscur peut être.... Au lieu de mettre compositeur sur nos papiers, pourquoi ne pas mettre « improvisateur » ? Pourquoi cette supériorité du papier, de l’écrit par rapport à l’oralité ? Quand j’improvise, je compose… Je n’aime pas le mot de « free music » d’ailleurs, qu’utilisent Derek Bailey et d'autres, musique libre ne veut rien dire, on n’est pas libre. L’improvisation, ça a beau être de la composition spontanée, ça demande un travail énorme, d’écoute de l’autre, d’apprentissage… J’ai fait 25 ans de classique et presque autant de contemporain, j’ai un rapport à l’organisation des matières, des volumes, des dynamiques… J’ai une trilogie en moi : d’abord, j’ai cette tradition classique d’où je viens, technique, précision de l'instrument et puis cette contemporanéité, ce qui s’est fait dans mon époque, et enfin cette aventure de liberté que m’a donné le jazz… J’espère qu’un jour on comprendra vraiment ce parcours…

Tu as besoin qu’un musicologue l’entende ? Tu ne peux pas oublier d’où tu viens, ta culture. Mais culture veut dire peinture, littérature, poésie, beaucoup de choses.... J’écoute encore du classique quelquefois  Quand tu écoutes Beethoven, ou Stravinsky, ou lis Baudelaire ou Arthaud... C'est quand même pas mal non ?   La musique contemporaine, j’en ai beaucoup joué et j’ai pas mal appris d’eux aussi, mais j’ai été fatiguée de cette supériorité d’entendement, le musicien est subalterne… Il joue et se tait. Les institutions culturelles, l’organisation de la musique ou de la culture, fait qu’ils sont plus soutenus financièrement dans le contemporain, ils reçoivent des commandes parce que ce sont de « vrais » compositeurs, et nous, pauvres cons, pauvres ploucs, on fait pouet pouet avec nos musiques ! Je suis fatiguée de toutes ces hiérarchies ; quel dommage que certains musiciens n’en rencontrent pas d'autres... Quant à moi, je ne suis pas assez consensuelle, je ne suis jamais intéressée à mon look, c’est réel… je n'en ai pas le temps !  C’est un peu à cause de moi peut être tout ça, quand ils me voient arriver ils doivent se dire « oh la la qu'est ce qu'elle va encore nous proposer ! » Mais bon, je n’ai pas à pleurer, je suis suivie, il y a des papiers, des chroniques parfois, des directeurs de festival assez fidèles, des amis, des web qui sont là, j’ai pas à pleurnicher, mais là je pense aux autres, aux plus fragiles, à mes sœurs qui crèvent dans l'ombre et aux copains qui baissent les bras ! C’est cette colère qui me fait fuir de chez moi, il y a une corporation de gars entre eux, d’amis, de trucs que nous, les filles, on n’a pas…  Si je ne jouais que de la free music ou que du solo contemporain, je crèverais, il n'y a pas assez de travail, et puis de toute façon, la diversité est très mal vue en France, L'éclectisme ! Du coup, je multiplie les expériences, avec  les danseurs ou gens de théâtre, en ce moment avec Nadj, par exemple… Y’a du labeur derrière tout ça, cette carrière – un mot que je n'emploie jamais – bref je commence à penser à mon anniversaire, à mes 60 ans, pour qu’on souligne tout ca.... Et pourquoi pas ? Il y a des gens qui reçoivent des prix des arts et des lettres ou je ne sais quoi et qui n’ont pas fait le quart de ce que j’ai fait. Mais il ne faut rien dire surtout… Alors, qu’est-ce qu’il faut faire ?

Qu’est-ce que tu ferais d’une médaille ? En ce moment, en plus, c’est lourd de sens…Exact, oui… C'est lourd de sens, surtout remises par Sarko.... C’est gravissime ce qui se passe politiquement... Je pense que je refuserais, ah ! Mais y’a des prix, par exemple, les Django d’or ou Jazz d’or ou je ne sais quoi, mon nom est nommé il parait depuis plusieurs années, mais ils ne veulent pas l’entendre… Ce monde là est toujours très macho, je ne sais même pas si un jour ils sauront qu'il y a une femme contrebassiste, créative et qui bosse plus que d'autres avec une reconnaissance mondiale (et je le dis simplement, mais il faut bien le dire non ?). Il y a des prix à la Sacem et ailleurs, le prix du musicien européen… Ca fait 35 ans que j’aurais du recevoir ce prix du musicien européen avec tout ce que j’ai fait ! Mais je ne suis pas dans les bureaux ou je ne vais pas boire des coups… Evidemment que c’est à la fois tout et rien un prix, mais bon, derrière il y a quand même cette petite satisfaction, on est heureux!

Tu parlais tout à l’heure de liberté d’être soi… J’ai l’impression que tu es en attente d’une reconnaissance officielle, presque administrative, et que ça contredit ta radicalité, d’autant que tes disques, celui-ci avec Braxton, valent sans doute davantage qu’une décoration, non ?  Ce sont de grandes et belles rencontres, c’est sûr. Mais quand je dis tout ça, c’est aussi une critique par rapport aux directions, aux institutions… Et pourtant, ils m'entourent parfois. Bon, c’est vrai, j’ai de la  reconnaissance… On suit quand même mon travail, il faut que j’arrête de pleurer tout le temps. Il faudrait plutôt que je parle des musiciens avec lesquels je travaille, ces musiciens dérangeurs, outsiders : l’histoire de ces musiciens est un peu mise sur le côté par ceux qui font la culture, et c’est dur parfois : non pas de ne pas être entendu mais d’être seulement saupoudrés. J’ai des amis qui vivent de peu et qui sont des musiciens monstrueux. Soit disant que l’on jouerait une musique difficile, mais le public n’attend que ça d’écouter, d'être bouleversé, de sortir même... Au moins il y a réaction, puis rentrant chez lui il va peut être réfléchir, comprendre ces critiques, apprendre des choses. Le public est prêt mais on ne lui donne pas assez les moyens d’entendre cette musique. Il n’y a plus de clubs, ils ferment les uns après les autres, c'est une honte, et la musique des clubs est souvent totalement" classique" et même parfois archaïque ! Et puis, il reste un seul magazine presse, et encore, il faudrait qu’ils se réveillent ceux-là, c’est honteux qu’en France il n’y ait qu’un magazine de jazz…

…ou de variétés… 
…De variétés, oui, tu as raison... La France a beaucoup fait pour le jazz par le passé, tout le monde venait jouer ici, surtout à Paris, aussi toute l'époque du free jazz, c'était super, et là ça ronronne. Je pense aux jeunes aussi qui commencent, il y a quelques festivals bien sur derrière lesquels tout le monde court, pauvres organisateurs écrasés de demandes, sinon les jeunes jouent au chapeau, c’est honteux… On parle de culture, de création, mais c’est quoi ce XXIe siècle qui ne donne pas d’argent à la création ? Il n’y a même plus d’endroits pour jouer… Le 104*, là, avec leurs millions de merde, ils auraient pu faire un truc extraordinaire, j'ai plein d'idées en tête, je me sens même la force de structurer un festival, avec tous les musiciens que j'ai rencontrés, mais non, rien… Qu’on me file une direction artistique, je vais leur montrer… J’en connais combien des musiciens monstrueux qui crèvent ? C’est dégueulasse, tu peux l’écrire deux fois : c’est dégueulasse. Non, les supposées directions de la culture ne connaissent rien à tout ça. Voilà pourquoi il faut que ça change…

Y’a peu de risques, ceci étant… Par exemple, qui a décidé de programmer la série de concerts avec Akosh au Lavoir Moderne ? C’est moi, j’ai appelé la salle et on a parlé organisation et business… Cinq soirs, c’est un challenge. Bien sûr que les conditions ne sont pas terribles pour mon âge, mais ce sera la fête. Avec Akosh, on va mettre une table et on va vendre des disques… C’est presque un Credo ces cinq soirées de concerts : on en est là et on n’a pas le choix. Il n’y a plus de lieux à Paris pour la musique créative… Mais il faut résister, et il y en a qui commencent à baisser les bras… Ou alors il faut être zen comme Barre [Phillips] et peu d'autres… Et rire souvent ! Moi, heureusement, je pars… A porter mes kilos, j'en ai plein les bras, mes genoux sont pétés, mais je pense qu’il faut partir, il faut aller voir ailleurs, il faut oser, vivre c'est prendre des risques. 

Ces jeunes musiciens dont tu parles n’auront peut-être pas cette chance de se consacrer à leur musique au quotidien… C’est vrai que j’ai toujours travaillé dans l’année, des mois flottants et puis des gros, comme ce mois de mars là… Et j’arrive à faire des balances avec l’argent, mais tu as raison, c’est la pépite de pouvoir se consacrer à sa musique… J'ai donné toute ma vie à la musique, elle me le rend bien, mais ma vie est pleine d'embuches, même si je me sens libre de temps en temps, libre comme cent mille oiseaux... Parfois j'ai envie de me remettre, prendre du temps pour la peinture.... J'avais peint dans les années 8O et puis 9O, j'en ressens le besoin. Et je voudrais développer cette chose de stages et de workshops, l'âge arrivant j'ai des trucs à dire aux jeunes : que c’est aussi un combat (c’est génétique chez moi, quand on sort d'un milieu prolo... La besogne, le travail vous colle à la peau ), que c’est plus corsé, plus rugueux…

Tu estimes qu’un artiste n’a pas à faire avec ce concret… C’est ça, mais il est récupéré par des obligations. Et il faut en même temps rester le plus proche de sa vérité, être soi. Mais je n’ai pas trop à me plaindre, cette colère est aussi politique, surtout que c’est loin d’être brillant en ce moment avec le ouistiti qu’on a… Et cette globalisation, la culture suis bien sûr ! Outre une culture consensuelle, facile, agréable pour tous ou les salles doivent être pleines, tu vois le truc ! Et comme tout est dans tout, tu t’aperçois que si  ta vie, ton verbe, l'attitude au monde, ta musique , bref tout ton toi est différent et que tu essayes autre chose... Et bien c'est difficile, tu déranges, tu es une « hors la loi ». Et puis tu t'aperçois que ton style de vie, une poétique je dirais, devient peut être une éthique, une esthétique même !

Ca doit être plus gratifiant qu’une remise de médaille, non ? C’est sûr, tu as raison… Tu as raison, il faut que je sois fière et heureuse, quand j'imagine les miens, fille de cantonnier qui fait les routes... Et bien, depuis tant d'années, je les prends, moi, les routes. Merci papa, merci maman, simples gens qui m'ont tant donné, ils sont surement heureux là-haut. 

Joëlle Léandre, propos recueillis en mars 2010 à Montmartre.
Guillaume Belhomme © Le son du grisli


Ethernet : 144 Pulsations of Light (Kranky, 2009)

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Il est absurde de dire que tel disque est fait pour tel moment de la journée – et je ne parle pas des disques que l’on dit “de saison”. D'autant plus que sous ses allures d’enregistrement crépusculaire 144 Pulsations of Light est un ouvrage de chaque instant.

Lorsqu’un rythme digital arrive du fin fond de l’introduction, l’Ethernet de Tim Gray est déjà bien en place, tout aussi hypnotique une fois que le rythme a disparu et que Gray confectionne des tableaux sonores à la manière de Kruder & Dorfmeister il y a des années de cela : les souvenirs d’instants de méditation ou d’endormissement. Chill-Out dans ton propre appartement. On savait qu’à un moment ou à un autre le rythme allait revenir. Et il revient mais le disque se termine presque aussitôt. On a à peine eu le temps de goûter l’apaisement de ces 144 pulsations. Alors, quelle que soit l’heure, on entame la 145e grâce à l’action « Repeat ».

Ethernet : 144 Pulsations of Light (Kranky / Amazon)
Edition : 2009.
CD : 01/ Majestic 02/ 5 + 7 = 12 03/ Summer Insects 04/ Vaporous 05/ Seaside 06/ Kansai Temple
Pierre Cécile © Le son du grisli



Joëlle Léandre, Jean-Luc Cappozzo : Live aux Instants Chavirés (Kadima Collective, 2009)

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Ce Live aux Instants Chavirés est un témoignage du concert que donnèrent en duo Joëlle Léandre et Jean-Luc Cappozzo dans le club de Montreuil le 26 février 2009. « Je crois que dans l’intimité de l’improvisation, qui est une musique naturelle et urgente, où tout se dit, le duo est l’ensemble parfait », confiait la contrebassiste Joëlle Léandre dans A voix basse. Et plus haut, dans ce même livre d’entretiens donnés à Franck Médioni, de déclarer : « Je ne crois pas beaucoup à la masse, je crois à l’intimité de l’écoute. Le duo est un art, c’est une conversation intime et profonde. »

A l’écoute de ce disque, les mots précités ressurgissent, inévitablement. Joëlle Léandre a raison : l’intimité et la profondeur, s’ils ne sont l’apanage de tout duo, le sont de celui-ci, à coup sûr, et des huit improvisations consignées ici. La musique émerge du fonds des temps, comme d’une torpeur. La matière sonore semble se créer sous nos yeux, glaise malaxée ; contrebasse et bugle se cherchent, se manquent, pour se trouver enfin à mi temps du morceau qui ouvre cet album et ensuite cheminer ensemble. Ces deux là, qui se sont trouvés, ne se lâcheront plus, ou si, pour quelques échappées belles, à se courir après et mieux se retrouver.

Ce long blues liminaire, qui a du blues tout l’esprit et peu la lettre, pose le cadre. Intimité, et profondeur. En jazz, on exprime souvent sa voix intérieure en empruntant les accents de ses aînés, on ne se pose original que dans l’affection portée aux modèles. C’est ce que semble nous souffler Cappozzo, lorsqu’il cite Good Bye Pork Pie Hat de Charles Mingus (qui par là même rendait lui-même hommage à Lester Young). C’est ce que nous disent les deux musiciens lors du morceau ultime, qui tourne autour du spiritual Sometimes I Feel Like a Motherless Child sans jamais le saisir, qui offre au fantôme de ce chant ancestral une danse bien contemporaine. Le blues premier et le spiritual salué embrassent une poignée de titres à l’intensité à chaque écoute saisissante, et lors desquels les deux musiciens offrent à leurs instruments la simple beauté des mélodies en même temps que l’exploration de tous leurs possibles.

Joëlle Léandre, Jean-Luc Cappozzo : Live aux Instants Chavirés (Kadima Collective / Instant Jazz)
Enregistrement : 26 février 2009. Edition : 2009.
CD : 01-08/ Instants Chavirés 1-8
Pierre Lemarchand © Le son du grisli


Howard Riley : Solo in Vilnius (NoBusiness, 2010)

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L’acoustique réverbérante de l’église Sainte-Catherine à Vilnius possède sans doute quelque importance quant à la belle réussite de ce concert de septembre 2009. Jouer du son, de sa prolongation, de son écho et de la possibilité de resserrer ou d’espacer la résonance du piano ; toutes choses qui sont, ici, pleinement exploitées par le pianiste Howard Riley.

L’approche monkienne est là qui hante tout le concert et qui s’extériorise au détour d’un phrasé, d’une harmonie, d’une rupture (Round Midnight & Misterioso sont d’ailleurs présents pour en témoigner). Ici, Riley s’offre la liberté de n’offrir que l’effluve des thèmes de Monk, d’intervertir les mélodies, de déplacer à sa guise les blocs harmoniques en autant de séquences aléatoires étendues, et ce, sans jamais s’engluer dans une joliesse ou un lamento de prisunic. Privilégiant le registre grave du piano, jouant d’un continuum jamais rompu (le deuxième CD est de ce point de vue exemplaire), frôlant la dissymétrie sans jamais s’y abandonner totalement, Howard Riley signe, ici, un solo – me semble-t-il – magnifique.

Howard Riley : Solo in Vilnius (NoBusiness Records / Instant Jazz)
Enregistrement : 2009. Edition : 2010   
CD1 : 01/Starting Up  02/Six with Five  03/Proof  04/There & Back  05/Round Midnight  06/Secret Moves - CD2 : 01/Hello Again  02/Space Cadets  03/Formely  04/New Walkway  05/Yesterdays  06/Misterioso  07/Encore
Luc Bouquet © Le son du grisli


Anthony Braxton : Creative Orchestra (Köln) 1978 (HatOLOGY, 2009)

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En concert à Cologne en 1978, le Creative Orchestra d’Anthony Braxton vivait ses dernières heures, et peut être aussi ses plus intenses, à en croire ce Creative Orchestra (Köln) 1978, aujourd'hui éédité.

Parmi la vingtaine d’intervenants auprès de Braxton, souligner les présences de Vinny Golia, Leo Smith, Kenny Wheeler, George Lewis ou Marilyn Crispell – détail de l’orchestre à trouver en image. Pour tenter de décrire la musique, commencer par dire la lutte engagée sur Language Improvisations par un soprano contre le reste d'un groupe, lutte qui servira les intérêts du guitariste James Emery.

Cinq compositions du chef d’orchestre, ensuite : numérotées 55 (bop servi à l’unisson puis démoli par individualismes), 45 (musique de fanfare mêlant le grotesque à ses tourments obsessionnels), 59 (masse compacte née de dissonances d’où ne dépassera plus une note), 51 (bop soumis davantage aux oppositions frontales des solistes, Crispell étant de ceux-là la plus radicale de toutes) et enfin 58 (exploration sonore d’essence plus rare sur laquelle l’accordéon de Birgit Taubhorn et le synthétiseur de Bob Ostertag revendiquent leur place en musique créative et donnent par la même une leçon de subtilité à la plupart des défenseurs de tango jazz ou de fusion). En conclusion de cette même composition, une marche grave impose son allure, « funèbre » pourrait la qualifier. A suivre, la disparition du Creative Orchestra la revendiquerait même, après avoir presque tout prouvé dans le domaine de la musique créative comme dans le domaine de la musique d’orchestre.

Anthony Braxton : Creative Orchestra (Köln) 1978 (HatOLOGY / Harmonia Mundi)
Enregistrement : 1978. Réédition : 2010.
CD1 : 01/ Language Improvisations 02/ Comp. 55 03/ Comp. 45 – CD2 : 01/ Comp. 59 02/ Comp. 51 03/ Comp. 58
Guillaume Belhomme © Le son du grisli


Joëlle Léandre : Live in Israel (Kadima Collective, 2008)

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Le Live in Israel de Joëlle Léandre, c’est tout d’abord cette photo mettant en scène la musicienne seule, devant la Mer Morte, caressée par le vent et sur fond de ciel bleu. Une Léandre « au naturel ». La Mer Morte, berceau de l’Humanité, est le lieu des origines, de l’intime, du retour à soi, en même temps que le point de départ des aventures humaines, des rencontres, des brassages.

Le Live in Israel, alors ouvert, ce sont deux disques, témoignages d’une tournée de Joëlle Léandre donnée en Israël en novembre 2007. Le premier comprend sept improvisations de la contrebassiste en solo, le plus souvent jouées arco. On l’y entend frotter les cordes avec son archet comme si elle fouillait en elle-même, avec l’intensité et les fulgurances qu’on lui connaît, et cette capacité à nous faire basculer dans un ailleurs, une terra incognita aussi belle qu’universelle (impros 4 et 5).

Le deuxième disque présente la contrebassiste jouant en sextet, puis en trio et enfin en duo. Les quatre plages en sextet la lient à cinq musiciens israéliens au sein d’une formation qui n’a de classique que l’apparence : piano, contrebasse, batterie et trois soufflants, dont le désormais new-yorkais Assif Tsahar à la clarinette basse.  Les trois plages suivantes sont jouées en trio, et on retrouve Joëlle Léandre aux côtés du saxophoniste Steve Horenstein et d’un autre contrebassiste, JC Jones, patron du label Kadima Collective mais surtout passionnant musicien. La musique déployée ici est surprenante de bout en bout et l’alchimie entre les trois musiciens est telle que la musique coule avec une aventureuse évidence (impro 1). Enfin, le disque se clôt avec deux titres joués en duo avec le joueur de oud et chanteur Samir Makhoul et leurs cordes et voix mêlées nous offrent finalement le plus beau moment du disque.

Dans la foisonnante discographie de Joëlle Léandre (plus de 150 enregistrements, tout de même !), ce disque occupe une place particulière, en ceci qu’il nous offre un éclairage singulier sur l’art de la contrebassiste tout en nous présentant une Joëlle Léandre « dans tous ses états ».

Joëlle Léandre : Live in Israel (Kadima Collective / Instant Jazz)
Edition : 2008.
CD1 : 01-07/ Bass Solo 1-7 CD2 : Sextet
Pierre Lemarchand © Le son du grisli


John Wiese : Circle Snare (No Fun, 2010)

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John Wiese s’est déjà montré plus convaincant en ouverture d’un disque : ici donc, une courte pièce d’abstraction jouant de la stéréo se donne des airs de musique sans principe qui demande en plus à qui l’entendra de lui trouver de l’intérêt…

Mieux, ensuite. Et même : plus long. Une basse joue les référents, un drone naît sur des bruits parvenant vraisemblablement d'appareils à tubes emboîtés. Le discours est toujours abstrait, voire défait, mais fait autrement cas du silence derrière lequel se lève bientôt une noise tremblante propulsée par une suite de sifflements irrésistibles. A son paroxysme, l’ensemble a beau tenter de faire machine arrière, il est trop tard : la consistance et la colère ont repris le dessus pour bientôt emporter l’ensemble.

John Wiese : Circle Snare (No Fun Productions / Metamkine)
Enregistrement : 2008. Edition : 2010.
CD : 01/ Circle Snare
Guillaume Belhomme © Le son du grisli



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