Alexey Kruglov : Seal of Time (Leo, 2010)
On ne nomme pas son disque, lorsque l’on a 30 ans à peine, Seal of Time (soit « le sceau du temps ») par hasard. Alexey Kruglov, saxophoniste russe, s’inscrit en effet dans la grande histoire du jazz et s’offre une pause dans ses plus belles pages free. Ici, les références sont assumées, et ne nuisent en rien à la pertinence du propos.
C’est d’abord à Ayler que l’on pense, tant la musique de Kruglov semble chasser l’esprit du grand Albert et vouloir comme ce dernier dire en un même souffle la beauté et la violence du monde. Puisant dans un passé un peu plus proche, on peut évoquer sans peur de trahir Kruglov la personnalité de David S.Ware, pour le lyrisme et l’exaspération qui se mêlent dans le discours du jeune musicien russe. L’introduction de Poet, notamment, nous y invite : sur les accords obsédants d’un piano mantra et la pulsation de toms en transe, Alexey Kruglov élève lentement sa voix, comme Ware avait pu le faire sur un Ganesh Sound de forte mémoire (sur son disque Renunciation). Enfin, s’il fallait citer une troisième figure tutélaire de ce disque, nous en appellerions sans doute à Jan Garbarek, pour le son cristallin de Kruglov, et la production du disque qui lorgne vers la prise de son du label ECM : réverbération, halo, semblent entourer chaque instrument et en particulier les soufflants.
Souvent, Alexey joue en tandem avec le batteur Oleg Udanov et nous les retrouvons ainsi côte à côte sur ce disque qui rassemble deux enregistrements en trio. Le premier témoigne d’un concert donné par les deux hommes avec le pianiste Dmitry Bartukhin dans un club de Saint Petersburg en septembre 2009, et le second est le fruit d’une session plus ancienne, invitant le contrebassiste Igor Ivanushkin, et qui s’était déroulée en novembre 2007 dans un studio de Moscou. Ici et alors, Alexey Kruglov, saxophoniste alto, fait preuve d’une indéniable aisance en d’autres tonalités et tessitures ; sur la longue et changeante suite The Battle, par exemple, on l’entend également au saxophone soprano, au saxophone baryton, à la flûte, au piano ainsi qu’au très rare cor de basset.
On pourra certes reprocher à Alexey Kruglov de trop vouloir en dire (la juxtaposition alors superficielle d’univers qui peinent à se lier nous éloigne du musicien), mais l’originalité et la sincérité du propos, ainsi que les enthousiasmantes deux pièces maîtresses que sont Poet et Love, augurent de beaux lendemains.
Alexey Kruglov : Seal of Time (Leo Records / Orkhêstra International)
Edition : 2010.
CD : 01/ Poet 02/ The Battle 03/ Seal of Time 04/ Love 05/ The Ascent
Pierre Lemarchand © Le son du grisli
Seijiro Murayama : Solos (Zerojardins, 2009)
En intuitif et en instruit, Seijiro Murayama fait acte de présence en quatre pièces musicales qu’il construit sur caisse-claire et cymbale.
Toujours aussi obstinée, la présence s’installe cette fois dans l’implication prononcée et l’endurance : d’elles deux, naissent des rumeurs diphoniques, des paysages nuancés et des atmosphères changeantes sous les effets naturels distribués par la subtile pratique du percussionniste. De coups secs en frottements différenciés, d’expressions en évocations déposées toutes à peine, Murayama subjugue encore et, en conclusion, élève un drone de métal et de résonance dont on cherche encore l’origine mécanique.
Seijiro Murayama : Solos (Zerojardins)
Edition : 2009.
CD : 01-04/ 01-04
Guillaume Belhomme © Le son du grisli
Seijiro Murayama : 4 Pieces with a Snare Drum (Petit label, 2010)
En intuitif et en instruit, Seijiro Murayama fait acte de présence en quatre pièces musicales qu’il élève sur caisse-claire.
Une présence qui en impose, obstinée, autant dans l’attente (silence) que dans l’action (son). Les gestes sont rapides – baguette frénétique martelant en autiste le cadre de l’instrument – ou plus mesurés, mais défendent une seule et même idée : celle qui prône l’alliance d’une mécanique infaillible et d’une réflexion qui la façonne pourtant. Alors, de son rare usage de la percussion, Murayama commande des lignes d’aigus horizontales ou des masses de graves enveloppants pour fantasmer ailleurs la rencontre de cent percussions minuscules ou commander la chute d’une pluie d’objets sur des peaux qui les retiendront tous. La seule façon rythmique, exacerbée dans le même temps qu'elle est à chaque fois contrariée, en devient ravissante.
Seijiro Murayama : 4 Pieces with a Snare Drum (Petit label)
Enregistrement : 2009. Edition : 2010.
CD : 01-04/ 01-04
Guillaume Belhomme © Le son du grisli
Super Deluxe Gas Jockey : Some Sappy Title Dan Would've Hated (Bug Incision, 2009)
Sous un nom de groupe qui fleure bon l’adolescence (Super Deluxe Gas Jockey) se cachent trois personnalités pourtant bien adultes : Janet Turner (qui chante), Lyle Pision (qui joue du saxophone) et Mark Dicey (qui bat la mesure). Sous un titre étrange qui fleure bon l’inspiration qui ne vient pas (Some Sappy Title Dan Would've Hated), les trois mêmes adultes concoctent des airs de danses.
Excentriques et même parfois folles, ces danses-là parviennent à subjuguer un auditeur qui n’avait pas dans l’idée de danser mais qui danse quand même. Les acteurs / chanteurs / musiciens sont libres de leurs mouvements. Le cabaret vire au free rock mystérieux. Le folklore est emporté par la transe. L’adolescence n’est plus ce qu’elle était, elle n'est plus seulement ce bout d'adulte en formation, elle est beaucoup plus que cela...
Super Deluxe Gas Jockey : Some Sappy Title Dan Would've Hated (Bug Incision, 2009)
Edition : 2009.
Pierre Cécile © Le son du grisli
Five Rooms : No Room for Doubt (Amirani, 2009)
No Room for Doubt s’ouvre sur un chant, celui de The Door, sur lequel la voix de Jean-Michel van Schouwburg rivalise de présence avec l’excellent soprano de Gianni Mimmo – qui pose d’emblée la question : tout sopraniste est-il forcément lacyen ?
La présence du guitariste John Russell oriente peut-être la suite : improvisations (ou « Music Instant Compositions by Five Rooms ») relevées soudain par la présence des cordes sans lesquelles la réunion irait de jolis moments en instants perdus, comme passe la voix de Schouwburg d’exclamations râleuses en discussions vaines ou de belles réclamations de fausset en interjections de pas grand-chose. Parce qu’aussi les autres musiciens (le tromboniste Angelo Contini, le violoncelliste Andrea Serrapiglio et, sur les deux derniers titres, le contrebassiste Paolo Falascone) respectent avec application les codes d’une improvisation entendue, quitte à laisser au commun acceptable toute la place du doute.
Five Rooms : No Room for Doubt (Amirani)
Edition : 2009.
CD : 01/ The Door 02/ No Room for Doubt 03/ Other Conspiracy 04/ Promises : the Farewell Speech 05/ train Jumper 06/ Afternoon Revelation 07/ The Next Room Interlude 08/ Cried Reasons 09/ Threshold Lyric 10/ Conspiracy #2 11/ Briskly Done 12/ Cracknel (Clouded Marble) 13/ Attractive Theory 14/ Conspiracy #1 15/ Abstract 16/ Neglected Garden 17/ Calls & Rumours
Guillaume Belhomme © Le son du grisli
The Ames Room : In (Monotype, 2010)
Deux extraits de concerts donnés par The Ames Room (Jean-Luc Guionnet, Clayton Thomas et Will Guthrie) à Niort et à Poznan l’année dernière composent le disque inaugural d’une série sobrement baptisée In, que le label Monotype prévoit d’augmenter d'une référence chaque année.
Ardent dès l’ouverture – c'est-à-dire à Niort –, le trio investit le domaine d’un jazz épais et bruyant, qui ne plus plus être taxé de free tant les références à y entendre sont nombreuses et n’ont que faire des « styles » : habité, Guionnet éructe ou siffle à l’alto quand, directifs, Thomas et Guthrie creusent le lit de l’improvisation torrentielle à force de notes pincées avec vigueur et de coups portés sur la batterie avec une endurance tenant de l’acharnement. A Poznan, l’allure est différente, Guthrie frisant un trip hop bancal et Guionnet tournant dessus en obsessionnel envoûté par cinq notes tombées par hasard là où Thomas préfère n’en rendre que deux, lâchées dans un geste ample. Plus monotone – littéralement, s'entend – mais tout aussi intense.
The Ames Room : In (Monotype Records)
Enregistrement : 2009. Edition : 2010.
LP : A01/ Niort B01/ Poznan
Guillaume Belhomme © Le son du grisli
Georg Gatsas : Five Points (Nieves, 2010)
L’œil trouve un chemin dans l’envers du décor. En résulte que le Lower Manhattan du photographe suisse Georg Gatsas est charismatique, qu’il ait été capturé en noir et blanc ou en couleurs. Un bout de terre américaine qui apparaît comme isolée, défraîchie, abandonnée ou, puisque ce n’est pas le cas, habitée par des artistes qui s’y accrochent comme les éléments indispensables d'un paysage foklorique (Martin Rev de Suicide, Tom Jarmush, Rita Ackermann) – la vraie pauvreté souffrira toujours d’être moins photogénique.
Aux alentours d’une galerie d’art, l’œil de Gatsas s'écarte peu à peu de son premier chemin et attrape sur le vif des vues d’une Chinetown amputée d'exotisme ou d’un autel bizarre dont les offrandes aux trois bouddhas sont des cartons vides et des détritus. Pour être complet, Gatsas insère dans son cahier des photos couleurs de concerts qui savent se passer de la gloriole du milieu, mais sans convaincre toutefois des preuves de vie qu’ils diffusent. Le plus beau reste sans doute les superpositions de drapeaux américains en berne (ou pas) et de grillages percés qui marquent les abords d’un quartier d’artistes à la désolation superbe. Depuis Baudelaire on sait que c'est là que réside la beauté ultramoderne.
Georg Gatsas : Five Points (Nieves / Les presses du réel)
Edition : 2010.
Héctor Cabrero © Le son du grisli
Interview de Didier Lasserre
La liste est longue des partenaires en compagnie desquels Didier Lasserre a déjà attesté de son bel art percussif (de Daunik Lazro à Jean-Luc Guionnet en passant par Abdelhaï Bennani ou Seijiro Murayama). Ces derniers temps, le batteur se montrait deux fois à la hauteur du bien que l'on pense de lui : en membre de Snus sur et puis de Free Unfold sur Ballades. Assez, donc, pour le passer à la question...
Il y a quelques mois sortait sur le label Ayler Records Ballades du Free Unfold Trio. Pourriez vous évoquez la genèse, et l'enregistrement de ce disque ? Après un premier disque enregistré en 2006 pour le label Amor fati, et quelques (très rares) concerts, le désir s'est fait sentir de continuer à avancer avec ce trio, et, pour Benjamin [Duboc, ndlr], en allant vers un approfondissement, vers plus d'air, vers une musique plus "simple", sans précipitations, en laissant la musique arriver, tranquillement. Rendez-vous fut donc pris chez Gaël Mevel et Caroline Lagouge, à la campagne, où un beau piano et une pièce pleine de silence (et aussi quelques oiseaux) nous attendaient. Nous avons enregistré ce que nous avions à dire, dans cette direction, sans chercher toutefois à "forcer" les silences, à se contenir par trop. Puis après ré-écoute, Benjamin, qui dès le départ voulait faire un disque (vinyle), fut très très enthousiaste, et après sélection, 28 minutes furent choisies. Le titre Ballades s'imposa tout seul. Une souscription fut lancée, à laquelle pas mal de personnes ont répondu, puis Stéphane Berland, le directeur d'Ayler records, après écoute chez Benjamin, décida également de produire le disque sous forme CD. Son ami Bernard Minier prit une photo du trio dans un jardin parisien, pour un clin d'oeil, sans prétention, à Blue Note et au trio d'Ornette Coleman. Fabrice Fuentes nous écrit les notes de pochette : depuis le début donc, beaucoup d'aide, de soutien, de compréhension, d'amitié avec cet enregistrement, nous somme très chanceux, merci à eux tous. Le disque est donc sorti sous sa forme CD en décembre 2009, le vinyle, du fait de soucis techniques, a pris du retard, mais il doit arriver sous peu. Voilà. Somme toute, une belle aventure. J'en remercie encore chaleureusement mes deux compagnons de musique.
Ballads est donc sorti sur Ayler Records, un label important pour vous car y sortirent également en 2009 trois autres disques sur les quels vous figurez. D'abord, le trio avec Benjamin Duboc et Abdelhaï Bennani In Side, puis Symphony for Old and New Dimensions du groupe Nuts, et enfin Snus avec Joel Grip et Niklas Barno. Comment voyez- vous aujourd'hui la place du disque dans le monde de la musique, et plus particulièrement du free jazz et des musiques improvisées ? Le disque compte beaucoup pour vous ? Pour des musiciens comme moi et malheureusement comme pour beaucoup d'autres, le disque, comme me le disait Benjamin Bondonneau, clarinettiste et ami, est presque le seul moyen de se faire entendre, vu les occasions peu nombreuses qui nous sont données de jouer. Le disque peut donc être un beau moyen d'exister, de faire vivre un projet, de lui donner vie parfois, de le "fixer" et le faire circuler. Et bien sûr, en tant que document "historique", et parfois bel objet, le disque a pu changer, sans exagérer, le cours de ma vie. Je pense à certains disques d'Ayler, de Coltrane, de Jimmy Lyons, et tant d'autres. Alors, bien modestement, on est content d'amener sa toute petite pierre, rien de plus. Je pense toutefois souvent à ce que disais Jimmy Lyons justement, un de mes musiciens préféré : "Nous devrions être conscients du fait qu'il y a trop de disques, trop de répétitions... Toujours les mêmes disques (...) Tout le monde peut enregistrer, et cela peut être très dangereux". Parfois je me dis que j'aurais mieux fait d'y penser un peu plus, à cette dernière phrase ! Mais bon, je n'ai pas de regrets pour l'instant, il y a des choses que je n'aime pas dans chaque disque que j'ai enregistré, mais des choses que j'aime aussi, et je sais que certains disques ont compté pour quelques personnes, alors ce n'est pas perdu. Est-ce suffisant ? Je ne sais pas... On dit parfois qu'un disque est comme une photographie, plus ou moins retouchée : je dirais juste que l'on essaie que la photo soit bonne ; mais qu'est-ce qu'une bonne photo ? Encore quelque chose que je ne sais pas. En tout cas, il est vrai que certains labels, ou plus exactement les personnes qui les font vivre, ont été et sont toujours très importants pour rendre compte de ce que j'essaye de dire, de ce que nous essayons de dire, comme Amor fati bien sûr et en premier lieu, et aussi maintenant Ayler records.
Vous évoquez les influences majeures que semblent avoir été Jimmy Lyons, John Coltrane et Albert Ayler... Et du côté des batteurs, quelles musiciens pour vous influents citeriez-vous ? Le premier qui m'a touché était Kenny Clarke, le son qu'il avait aux balais... Puis Max Roach, capable seul de créer une véritable musique, une vraie poésie. Que j'ai retrouvé ensuite chez Elvin Jones, les mailloches de The Drum Thing avec Coltrane et Garrison, cela m'a ému au plus haut point. De même que le Rashied Ali d'Intersteller Space, quelque chose qui allait au delà de l'instrument, que l'on finissait par oublier. Puis Sunny Murray, celui de Spiritual Unity, de Witches & Devils et Jump Up, c'était tout simplement "autre chose" qui se passait, musicalement, socialement. Je me disais en écoutant ça, que tout restait possible. Mais beaucoup d'autres ont compté, le jeune Tony Williams, Laurence Cook (un grand oublié), Louis Moholo (un concert à New York avec Oliver Lake où tout était suggéré, doucement, mais avec une grande force), Paul Lytton (une des plus belles choses que j'ai entendu en direct), Paul Motian, Ed Blackwell, Sam Woodyard, Tom Price, Tony Oxley, Seijiro Murayama, Makoto Sato (j'adore quand il joue doucement aux balais et mailloches)... Et puis la percussion et la musique traditionnelle coréenne, japonaise, tibétaine. Et puis le silence, et les sons de la nature.
La découverte de la batterie, l'envie d'en jouer, comment tout ça est venu ? Au départ, la batterie était un moyen pour moi d'échapper à l'ennui, à l'ennui social. J'avais 16 ans. C'était un instrument à ma portée, moi qui ne savait rien de la musique, cela me semblait moins difficile que le reste (j'avais tort !) Puis en découvrant le jazz et le free, je me suis dit qu'il fallait que j'essaye, moi aussi, modestement, de trouver cet "autre chose" à vivre, de repousser un peu les contraintes sociales, auxquelles on n'échappe malheureusement pas. Tous ces grands musiciens écoutés jour après jour me confortaient dans l'idée que l'on pouvait être soi-même et s'y tenir, même si tout était fait pour être découragé, et lâcher prise. On s'engage alors sur une route, longue, parfois difficile (sans se plaindre, c'est une chance inouïe que de pouvoir jouer) mais belle, je l'espère tout du moins pour ceux et celles qui écoutent !
Nous avons évoqué quelques uns de vos projets collectifs... Mais ce qui caractérise votre démarche, et le rapport que vous entretenez à la batterie, c'est aussi d'une part l'exercice en solo, et d'autre part, les passerelles lancées avec la peinture, la poésie, la danse, le super 8, la sculpture, la photographie.... Le solo, en tant qu'auditeur de musique, a toujours été pour moi une situation très touchante : un être humain et son instrument... J'ai des souvenirs très forts de solos, notamment à New York en 2001, Malachi Favors à la contrebasse. J'ai toujours eu l'impression que c'est à cette occasion que l'on entend un musicien être le plus lui-même. Comme l'écrivait Robert Motherwell, peintre, "c'est le travail effectué dans un mode d'expression particulier par une personne qui a vécu une expérience"... J'aime bien cette phrase. Mais bien sûr c'est très risqué aussi, on n'a certes pas la "contrainte" du chemin de l'autre, mais on n'a pas son aide, sa générosité, tout ce qui peut faire la beauté d'un travail collectif... Seul, c'est aussi l'occasion, douloureuse parfois, de se dire : qu'est-ce que j'ai à dire ? Mais des auditeurs sont là parfois, ils donnent de l'énergie, le lieu où l'on joue aussi, et son propre instrument, qu'il faut certainement laisser nous "nourrir". En tous cas il y a deux ans il a fallu que je mette ça dans un disque, après pas mal d'essais, de recherches, de difficultés. Il y avait une forme qui revenait, donnée je crois par les caractéristiques sonores de l'instrument lui-même, il y avait des choses que je ne pouvais m'empêcher de jouer, il a fallu les fixer pour pouvoir les dépasser. Aujourd'hui je continue, dans une forme qui se précise de plus en plus, comme si elle s'imposait à moi : je la laisse donc venir. Quant aux passerelles avec les autres arts, c'est bien sûr nourrissant, même si les occasions de travail véritable sont rares. Chaque discipline a sa "matière propre" et l'équilibre est difficile à trouver avec la musique, il faut transformer ça en une matière commune... Certaines images de Tarkovski m'ont beaucoup aidé, certains poèmes aussi, comme ceux de Tristan Tzara pour ce disque enregistré seul. Travailler régulièrement avec Ly Thanh Tiên dans le domaine de la danse (sur les écrits d'Antonin Artaud) et le travail avec les films super 8 d'Hélène Paulais également (j'espère qu'un jour on découvrira enfin son travail, magnifique). D'une manière générale je recherche la poésie même si je sais bien que c'est un terme assez général et que tout le monde met ce qu'il veut là-dedans.
Que répondriez-vous à quelqu'un qui ne connaîtrait pas votre musique et qui vous demanderait de la décrire ? Je dirais simplement que ma musique, et ma façon de jouer, vise à une certaine poésie, à un rapport poétique au monde, et à mon instrument aussi (qui n'est pas considéré par beaucoup comme un instrument capable de générer ce type de rapport). Je dirais aussi que, même venant du free-jazz (et je reconnais bien modestement tout ce que je dois à ce courant musical), ma musique tente d'être tout simplement ce que je suis, et j'essaye, à travers elle, de vivre "autre chose". Et comme le disais Robert Motherwell que je cite ici à nouveau, "j'accorde de la valeur à la chaleur humaine", je veux dire aussi par là que ce que je joue, je l'espère, pourrait être entendu par n'importe qui, n'importe qui qui veuille s'en donner la peine.
Didier Lasserre, propos recueillis en mars 2010.
Pierre Lemarchand © Le son du grisli
Wade Matthews, Stéphane Rives : Arethusa (Another Timbre, 2009)
Il arrive que d’une belle idée naisse une belle œuvre. C’est le cas ici : l’idée a été de mettre face à face Stéphane Rives (au saxophone soprano) et Wade Matthews (aux fields recordings et electronics). Quant à l’œuvre en question, c’est Arethusa.
Sur Arethusa, le dialogue se passe de mots mais surtout pas de sons inhabituels. A tel point qu’il est difficile de les définir d’une autre manière qu’en utilisant des comparaisons : avec l’atmosphère tranquille d’un coin de Central Java ou la lumière transcrite en notes filtrant jusqu’au plus profond des souterrains. C’est dire que la collaboration de Rives et de Matthews est d’essence naturelle même si l'extrait que l'on trouve ci-dessous me fait mentir. Elle joue avec les matériaux (le bois, notamment), trois des quatre éléments (eau, terre, air) et avec de nombreux silences. Decrescendo : le duo a disparu.
Wade Matthews, Stéphane Rives, Arethusa (extrait). Courtesy of Another Timbre.
Wade Matthews, Stéphane Rives : Arethusa (Another Timbre)
Edition : 2009.
CD : 01/ 8:50 02/ 8:17 03/ 17:23 04/ 11:58
Pierre Cécile © Le son du grisli
El Fog : Rebuilding Vibes (Flaü, 2009)
Ariste japonais résident berlinois, Masayoshi Fujita aka El Fog inscrit le vibraphone en couverture de cet intéressant disque au rang de ses instruments fétiches. Accompagné d’une discrète électronique aux effets dub jazz, mais aussi de mains qui claquent, d’overdubs ou de boucles samplées, sa musique émet des ondes d’une réconfortante chaleur.
A la fois inscrite dans un continuum où les notes bleues espionnent le passé et interrogent l’avenir, son œuvre mérite le détour. Par moments terriblement groove, notamment lorsqu’une contrebasse présente sans être pesante vient chalouper les interventions très adroites de percussions héritées de Martin Brandlmayr, l’album pèche toutefois par une certaine uniformité sonore. Non que pris individuellement chaque titre soit inintéressant, simplement la sensation étrange de visiter différentes pièces d’un même manoir où chaque endroit serait peuplé de l’esprit identique des grands de ce monde qui nous ont précédé.
El Fog : Rebuilding Vibes (Flaü)
Edition : 2009.
CD : 01/ Broken 02/ Waterfall 03/ März 04/ Flip And Dub 05/ Autumn 06/ Patterns 07/ Space for the Rebuilding 08/ Puddlespots and Moonbeams 09/ Above 10/ November 11/ ! 12/ Dunst
Fabrice Vanoverberg © Le son du grisli