Strotter Inst : Bolzplatz (Everest, 2009)
La musique de Strotter Inst. est faite pour le vinyle – incrusté dans le digipack de Monstranz, que le label Everest a fait paraître en 2004, on trouvait déjà un flexi qui enfermait les sons de la première plage silencieuse du CD. Bolzplatz est donc un vinyle, dix pouces de vinyle.
Quatre titres s’y trouvent, qu’il faut faire tourner au rythme de 45 ou de 33 tours. Comme souvent, ce sont des cordes (un élastique fait aussi l'affaire) que Strotter Inst. prend pour point de départ : d’une, détendue, qu'il agace, naît alors une sorte d’indus léger.
Mais Strotter Inst. est aussi un homme seul qui ferait que les membres de Kraftwerk peinent à s’entendre sur le rythme à donner à leur électronique minimale. De là, naissent bien des décalages dont ne pâtit pas l’amalgame de couches sonores que le musicien fait tourner. Au contraire, les décalages provoquent d’infinis développements plus fascinants les uns que les autres, et dont le point de rencontre est Bolzplatz.
Strotter Inst. : Bolzplatz (Everest Records)
Edition : 2009.
LP : A/ #1/33 #2/45 B/ #A/33 #2/45
Guillaume Belhomme © Le son du grisli
Rhys Chatham : The Bern Project (Hinterzimmer, 2010)
Rhys Chatham aime se balader en Europe. A Berne, il enregistrait l’année dernière avec (pardon pour l’évidence) des musiciens suisses (le tromboniste Beat Unternährer, le bassiste Mago Flueck et le batteur Julian Sartorius) un disque au nom étrange : The Bern Project.
La particularité de ce disque au nom étrange vient de ce qu’il mêle parfois plusieurs enregistrements sur une même plage. En conséquence un grand chahut naît parfois ; une récréation au creux des progressions de rock au beat entêtant (War in Heaven), de musiques répétitives qui souffrent parfois de la virilité du batteur (ou des preuves balourdes qu’il en donne : les breaks n’étant pas toujours heureux) et d'aires de jeux noisy-bruyantes (pour bien souligner le caractère de la chose). Oserai-je dire que je n’attendais plus grand-chose de Rhys Chatham sans savoir que lui se demandait presque au même instant Is There Life After Guitar Trio (c'est à dire après sa pièce la plus connue) ? Oserai-je en plus avouer qu’il m’a sérieusement convaincu ?
Rhys Chatham : The Bern Project (Hinterzimmer Records)
Enregistrement : 2009. Edition : 2010.
CD : 01/ War in Heaven 02/ A Rite for Smahain 03/ Scrying in Smoke 04/ My Lady of the Loire 05/ Is There Life After Guitar Trio ? 06/ Under the Petals of the Rose
Pierre Cécile © Le son du grisli
Benjamin Bondonneau, Daunik Lazro : L'arbre ouvert (Le châtaignier bleu, 2010)
Si l’on s’accorde, entre grislis, sur le fait qu’il y a aujourd’hui davantage à apprendre d’un garde forestier que d’un officiel de la musique (c’est-à-dire de l’ONF que de l’ONJ) ; du premier hêtre venu, chez Giono ou sur les flancs du Beuvray, que d’une « coulée verte » urbaine ; du Recours aux forêts (pour citer le « Traité du rebelle » de Jünger) que d’un catalogue de jardinerie, on ne peut alors manquer de se pourlécher les babines à l’annonce de la parution de ces « portraits picturaux et sonores d’arbres de Dordogne, hiver 2009 - 2010 ».
Le volume qui les regroupe accompagne, à la manière d’une bande-son, une exposition itinérante du même nom, présentant des peintures de Benjamin Bondonneau (clarinette, clarinette contrebasse, trompes) ; aux reproductions des œuvres – devant elles, on pense non seulement à Viallat mais aussi à des bottes de joncs, des sols de pinèdes et des sculptures kodiak ! – s’ajoutent, dans le livret, d’utiles textes et notes de travail de l’artiste.
Enregistrés in situ – ce qui n’est pas sans évoquer le catalogue de la maison Ouïe Dire ou le double album Dordogne (Amor Fati) du même Bondonneau –, lesdits portraits sonores sont le fruit d’un très beau travail de mixage : le duo du clarinettiste et de Daunik Lazro (saxophone baryton, tuyau) y mêle ses battements, délicats écorçages et pépiements aux sonorités de la scierie, du feu, de tout un monde sylvestre. Point d’imitation littérale ou lourdement primitive ici, mais une distillation, une interprétation, à la croisée des arts et au service de la soigneuse élaboration d’une poétique sonore originale.
Une force évocatrice toute particulière (toujours plus qu’un projet aussi « descriptif » que The Tree enregistré en studio par Liebman voici vingt ans) et bien prenante – que je mesure pour ma part à l’envie qu’elle me donne de filer en forêt !
Benjamin Bondonneau, Daunik Lazro : L'arbre ouvert (Le châtaignier bleu / Metamkine)
Edition : 2010.
CD : 01/ La place de vos nids I 02/ Cherchez, cherchez, oiseaux 03/ La place de vos nids II 04/ On abat un grand arbre 05/ La place de vos nids III 06/ Dans ce haut souvenir 07/ La place de vos nids IV 08/ Dans la forêt sans heures 09/ Tant qu’il murmure encore
Guillaume Tarche © Le son du grisli
SLW : Fifteen Point Nine Grams (Organized Music from Thessaloniki, 2009)
D’un concert donné en 2007 au NPAI Festival, Burkhard Beins (percussions, objets), Lucio Capece (saxophone soprano, clarinette), Rhodri Davies (harpe électrique) et Toshimaru Nakamura (no-input mixing board) ont fait un disque : Fifteen Point Nine Grams. Une fois cités, les noms des musiciens permettent à l’introduction de s’en tenir là.
Quelques aigus sortis de cymbales sonnent donc la suite des activités du SLW (débuts à aller chercher sur Formed). Les uns après les autres, les quatre musiciens investissent le champ improvisé avec le souci premier de s’accorder sur une ligne de flottaison : parallèles aux tonalités différentes tracées, longues notes courant (vibration d’une corde entretenue par l’électricité pour Davies, note longue de soprano pour Capece) puis dérivant pour enfin basculer. Alors, des projections sonores de toutes sortes s’emparent de l’espace entier et, plusieurs fois, fatiguées de jouer, abandonnent le champ dévasté. La ligne alors réinstallée, reste la rumeur qui évoque un retour possible du tumulte. Eternellement.
SLW : Fifteen Point Nine Grams (Organized Music from Thessaloniki)
Enregistrement : 2007. Edition : 2009.
CD : 01/ Fifteen Point Nine Grams
Guillaume Belhomme © Le son du grisli
John Tilbury : Lost Daylight (Another Timbre, 2010)
John Tilbury joue sur ce CD cinq pièces du minimaliste Terry Jennings et, associé au musicien électronique Sebastian Lexer, une composition de John Cage (Electronic Music for Piano).
C’est une petite anthologie des travaux de Jennings que l’on trouve sur ce disque, des œuvres écrites entre deux âges que furent ses 18 et 26 ans. Huit années dont rendent compte avec leurs sobres moyens de pièces de musique ces cinq tableaux d’espace et de temps. Nomade de gauche et de droite, le piano envisage la partition avec plus de mesure que celle qu’on lui recommande, c’est en tout cas l’impression que l’écoute de Winter Trees donne, par exemple. C’est pour cela que Tilbury laisse souvent courir le silence. C'est pour cela qu'il touche toujours au cœur.
Et puis il y a cet « Electronic Music for Piano » de John Cage. Le titre évoque le compositeur en farceur à la Duchamp, en d'autres mots choisis en farceur sérieux. Désabusé, peut-être plus que sérieux. Des flashs sonores naissent des manipulations électroniques de Lexer ; des propositions qui en tiennent compte sont relayées par Tilbury. Voilà ce qu’on trouve sur ces fantastiques musiques pour piano. Quarante minutes qui sont l'essentiel et closent tout à la fois le chapitre Lost Daylight est un disque de drôles et de sérieuses musiques pour piano. Mais belles avant tout.
John Tilbury : Lost Daylight (Another Timbre)
Enregistrement : 2007, 2009. Edition : 2010.
CD : 01/ Piano Piece 1958 (Terry Jennings) 02/ Winter Sun (Terry Jennings) 03/ For Christine Jennings (Terry Jennings) 04/ Winter Trees (Terry Jennings) 05/ Piano Piece 1960 (Terry Jennings) 06/ Electronic Music for Piano (John Cage)
Héctor Cabrero © Le son du grisli
Mats Gustafsson : Swedish Azz - Jazz Pa Svenska (Not Two, 2010)
On sait la ferveur avec laquelle Mats Gustafsson collectionne les disques vinyles. Pour attester de ce prégnant rapport à la chose ancienne autrement qu’au sein des Diskaholics Anonymous, il anime maintenant un projet qui l'expose auprès de Per-Ake Holmlander (tuba), Erik Carlsson (batterie) et dieb13 (platines) et qui voit paraître aujourd'hui son premier disque. Un vinyle, il va sans dire, dont l’aspect rappelle celui de plus anciens (diamètre inférieur aux 33 tours communs et rond central d'un bordeaux « voix de son maître ») et qui célèbre le répertoire de deux Suédois occupés hier par le jazz : Lars Werner (1934-1992) et Lars Gullin (1928-1976).
Trois titres, alors : Drottningholm Ballad (Werner), servie sur swing old school par Gustafsson (alto) et Holmlander à l’unisson avant qu’en soit extrait un motif – de ceux dont se servait Komeda pour imposer son art – qui finira par s’effacer au profit d’une plage d’électrobruitiste commandée par le même Gustafsson (live electronics) ; Danny’s Dream et Silhouette (Gullin), ensuite : ce dernier titre passant, lui, de râles expérimentaux en mélodie déposée par Gustafsson (baryton) pour retrouver l’inquiétude née de l’alliance de boucles et d’autres parasites sur un investissement de dieb13. L'ensemble, mené avec subtilité, plaide en faveur de la poursuite du projet et donc d'autres airs anciens réinventés.
Swedish Azz : Jazz På Svenska (Not Two / Instant Jazz)
Edition : 2010.
LP : A01/ Drottningholm Ballad A02/ Danny’s Dream B01/ Silhouette
Guillaume Belhomme © Le son du grisli
Sylvie Courvoisier, Mark Feldman : To Fly to Steal (Intakt, 2010)
En ouvrant grandes nos oreilles et en évitant le petit jeu des comparaisons (inutiles ?), on pourrait presque se dire qu’Oblivia (Tzadik / Orkhêstra) est l’exact opposé de To Fly to Steal. Duo pour l’un, quartet pour l’autre. Continuum résolu pour l’un, cassures franches et nettes pour l’autre. Ici, le jazz s’y retrouve parfois (The Good Life), s’entête et crépite en des chaos millimétrés (Fire, Fist & Bestial Wail). Ici, le violon serait presque soliste et le piano presque d’accompagnement. Presque car tout est bien plus compliqué et alléchant que cela.
Alléchantes sont ces collisions de timbres, cette liberté de croiser les fluides et d’assouvir des combinaisons inouïes. Alléchantes, cette batterie (Gerry Hemingway) et cette contrebasse, accouchant de lignes aux rebonds vifs et tranchants (on m’excusera, ici, d’épingler la trop grande discrétion et le jeu de peu d’ampleur de Thomas Morgan). Oui, un disque alléchant et sans la moindre froideur. Et à nouveau, je signe et persiste.
Sylvie Courvoisier, Mark Feldman Quartet : To Fly to Steal (Intakt / Orkhêstra International)
Enregistrement : 2009. Edition : 2010.
CD : 01/ Messiaenesque 02/Whispering Glades 03/ The Good Life 04/ Five Senses of Keen 05/ Fire, Fist & Bestial Wail 06/ Coastines 07/ To Fly to Steal
Luc Bouquet © Le son du grisli
Mark Feldman, Sylvie Courvoisier : Oblivia (Tzadik, 2010)
Virtuoses, on sait que Mark Feldman et Sylvie Courvoisier le sont et cela ne pose pas de problème ici. On sait aussi que leur musique ne passe plus par le jazz mais toujours par l’improvisation. On sait ce que leurs compositions doivent à Bartok, Messiaen, Janacek, Enesco. On sait leurs mondes immenses et ouverts.
A nouveau, et en duo, ils nous offrent ces riches mondes. Ces mondes de tourments, de souplesses et de félinités. Ces mondes où les espaces respirent, où les suspensions s’incrustent et ne lâchent jamais prise (Bassorah). Dans ces onze pièces au verbe vif et inspiré, les fougues se déplacent de l’un à l’autre et, ensemble, se soudent et entrent en résonance (Vis-à-vis). En périphérie, la stridence s’installe, l’angoisse se délivre, joue le jeu de l’ironie et des poursuites fatales (Fontanelle). En son centre, la musique déploie plénitude et rondeur, sensibilité et abandon (sous un rêve huileux). Un disque rayonnant, j’en suis sûr.
Mark Feldman, Sylvie Courvoisier : Oblivia (Tzadik / Orkhêstra International)
Enregistrement : 2009. Edition : 2010
CD : 01/ Conky’s Lament 02/ Dunes 03/ Messianesque 04/ Purveyors 05/ Oblivia de Oblivion 06/ Double Windsor 07/ Bassorah 08/ Vis-à-vis 09/ Samarcande 10/ Fontanelle 11/ Sous un rêve huileux
Luc Bouquet © Le son du grisli
Alexey Kruglov : Seal of Time (Leo, 2010)
On ne nomme pas son disque, lorsque l’on a 30 ans à peine, Seal of Time (soit « le sceau du temps ») par hasard. Alexey Kruglov, saxophoniste russe, s’inscrit en effet dans la grande histoire du jazz et s’offre une pause dans ses plus belles pages free. Ici, les références sont assumées, et ne nuisent en rien à la pertinence du propos.
C’est d’abord à Ayler que l’on pense, tant la musique de Kruglov semble chasser l’esprit du grand Albert et vouloir comme ce dernier dire en un même souffle la beauté et la violence du monde. Puisant dans un passé un peu plus proche, on peut évoquer sans peur de trahir Kruglov la personnalité de David S.Ware, pour le lyrisme et l’exaspération qui se mêlent dans le discours du jeune musicien russe. L’introduction de Poet, notamment, nous y invite : sur les accords obsédants d’un piano mantra et la pulsation de toms en transe, Alexey Kruglov élève lentement sa voix, comme Ware avait pu le faire sur un Ganesh Sound de forte mémoire (sur son disque Renunciation). Enfin, s’il fallait citer une troisième figure tutélaire de ce disque, nous en appellerions sans doute à Jan Garbarek, pour le son cristallin de Kruglov, et la production du disque qui lorgne vers la prise de son du label ECM : réverbération, halo, semblent entourer chaque instrument et en particulier les soufflants.
Souvent, Alexey joue en tandem avec le batteur Oleg Udanov et nous les retrouvons ainsi côte à côte sur ce disque qui rassemble deux enregistrements en trio. Le premier témoigne d’un concert donné par les deux hommes avec le pianiste Dmitry Bartukhin dans un club de Saint Petersburg en septembre 2009, et le second est le fruit d’une session plus ancienne, invitant le contrebassiste Igor Ivanushkin, et qui s’était déroulée en novembre 2007 dans un studio de Moscou. Ici et alors, Alexey Kruglov, saxophoniste alto, fait preuve d’une indéniable aisance en d’autres tonalités et tessitures ; sur la longue et changeante suite The Battle, par exemple, on l’entend également au saxophone soprano, au saxophone baryton, à la flûte, au piano ainsi qu’au très rare cor de basset.
On pourra certes reprocher à Alexey Kruglov de trop vouloir en dire (la juxtaposition alors superficielle d’univers qui peinent à se lier nous éloigne du musicien), mais l’originalité et la sincérité du propos, ainsi que les enthousiasmantes deux pièces maîtresses que sont Poet et Love, augurent de beaux lendemains.
Alexey Kruglov : Seal of Time (Leo Records / Orkhêstra International)
Edition : 2010.
CD : 01/ Poet 02/ The Battle 03/ Seal of Time 04/ Love 05/ The Ascent
Pierre Lemarchand © Le son du grisli
Seijiro Murayama : Solos (Zerojardins, 2009)
En intuitif et en instruit, Seijiro Murayama fait acte de présence en quatre pièces musicales qu’il construit sur caisse-claire et cymbale.
Toujours aussi obstinée, la présence s’installe cette fois dans l’implication prononcée et l’endurance : d’elles deux, naissent des rumeurs diphoniques, des paysages nuancés et des atmosphères changeantes sous les effets naturels distribués par la subtile pratique du percussionniste. De coups secs en frottements différenciés, d’expressions en évocations déposées toutes à peine, Murayama subjugue encore et, en conclusion, élève un drone de métal et de résonance dont on cherche encore l’origine mécanique.
Seijiro Murayama : Solos (Zerojardins)
Edition : 2009.
CD : 01-04/ 01-04
Guillaume Belhomme © Le son du grisli