Ytamo : Mi Wo (Room40, 2016)
Au début, on ne pige absolument rien. Trois minutes dans le vide, c'est long. Et puis, bam le miracle, signé Ytamo, nommé Mi Wo ! On se laisse porter, sans trop savoir comment. Ni pourquoi. Juste par une multitude de sons que, séparément, on dédaignerait d'un air blasé. L'alchimie opère, c'est magique.
L'abstraction électronique plante le décor, l'électro pop de l'artiste japonaise nous ramène sur les terres de Tujiko Noriko, on sent poindre des envies de Véronique Vincent et d'Aksak Maboul. Chaque titre s'envole vers le large, un goût de saké avant de détendre les gambettes. De la légèreté avant tout, elle aurait pu être signée Felix Kubin qu'on l'aurait cru. On n'est pas à Hambourg ou à Bruxelles, c'est Osaka qui vient à nous. C'est encore mieux, c'est même sensationnel. Tiens, il parait que les billets vers le Japon sont en promo, plus une seconde à perdre.
Ytamo : Mi Wo
Someone Good / Room40
Edition : 2016
CD : 01/ Hamon 02/ Autopoiesis 03/ Colorfoul Waves 04/ Human Ocean 05/ Hen 06/ You Me 07/ 100 Bird Stories 08/ Sensorial Area
Fabrice Vanoverberg © Le son du grisli
Etienne Brunet : Berlingot (Longue Traîne Roll, 2015)
Musicien affranchi – parmi les références qui composent sa discographie, trouver un duo avec Fred Van Hove (Improvisations), un autre avec Julien Blaine (Bye-bye La Perf.) ou encore, si l’on remonte au début des années 1980, un lot d’improvisations enregistrées sous couverture Axolotl avec Jacques Potlatch Oger et Marc Dufourd –, Etienne Brunet est un écrivain certainement plus affranchi encore.
Berlingot, le livre qu’il publiait l’année dernière, sous-titré « ego-graphies, chroniques, bio-bio musiq et souvenirs », tend en tout cas à le démontrer. Prolixe, fantaisiste, iconoclaste, paranoïaque, Brunet est dans le texte un poète contrarié, un lettriste d’après la lettre, un futuriste qui craint l’avenir, un nostalgique à acouphènes…
Les textes réunis ici – certains ont été publiés dans Art et Anarchie, Les allumés du jazz, Invece… – trimballent leur lecteur de Nice à Berlin et de São Paulo à Essaouira, lui parlent d’Albert Ayler et de Brion Gysin, citent Charb ou John Giorno, avec une urgence qui commandait l’autoproduction. Etienne Brunet est un fou littéraire qu’il faut lire dans la minute, et sur toutes surfaces : papier payant ou même écran gratuit (le livre peut être téléchargé ici).
Etienne Brunet : Berlingot
Longue Traîne Roll
Edition : 2015.
Livre : Berlingot, 127 pages, ISBN : 978-2-9542972-1-7
Guillaume Belhomme © Le son du grisli
Cadentia Nova Danica : August 1966 Jazzhus Montmartre (Storyville, 2016)
En 1966, après avoir passé quatre années à New York, John Tchicai retrouve son Danemark natal où il formera Cadentia Nova Danica. En 1966, la formation n’est pas encore l’orchestre qui enregistrera, auprès de Willem Breuker, cet Afrodisiaca que Promising réédita il y a cinq ans : elle compte en effet « seulement » huit membres, dont le saxophoniste Karsten Vogel et le contrebassiste Finn von Eyben, qui signent deux des cinq compositions à entendre sur cette captation de concert.
Les deux premières sont néanmoins de Tchicai, qui montrent la voie sur laquelle devront aller les musiciens : free subtil parce que très écrit dont la nonchalance feinte peut rappeler celle de Ronnie Boykins, par exemple, pour ne pas trop insister sur la filiation aylérienne. Mais la subtilité n’interdit pas le tapage : ainsi, quand le batteur Bo Thrige Andersen et le percussioniste Giorgio Musoni sonnent le tocsin, les souffleurs – si ce n’est Rudd, c’est donc Kim Menzer qu’on trouve au trombone – abandonnent l’unisson pour des motifs plus courts qu’ils font tourner longtemps, voire des solos lâches qui profitent aux compositions. La dernière de toutes, signée Misha Mengelberg, en est peut-être le plus bel exemple : Viet Kong clôt avec brio le set, et donc ce disque rare.
Cadentia Nova Danica : August 1966 Jazzhus Montmartre
Storyville
Enregistrement : août 1966. Edition : 2016.
CD : 01/ The Education of an Amphibian 02/ Kirsten 03/ Inside Thule 04/ Chess 05/ Viet Kong
Guillaume Belhomme © Le son du grisli
Joëlle Léandre : Can You Hear Me? (Ayler, 2016) / No Comment (Fou, 2016)
Déjà rôdé ailleurs et avec d’autres musiciens, Can Your Hear Me? nous permet de redécouvrir la compositrice Joëlle Léandre. Cette face trop souvent cachée – et tout sauf obscure – de la musicienne mérite clarté et premiers plans. Régénéré par les jeunes musiciens dont on cause aujourd’hui (et cela avec juste raison), Can Your Hear Me? s’avance en plein soleil.
Qu’y trouve-t-on ? Beaucoup de choses et d’abord une évidence, celle d’une écriture souple et jamais cadenassée. Qu’y entend-t-on ? Beaucoup de choses et ceci par ordre chronologique : le leitmotiv de Taxi, de sombres chuchotements, des juxtapositions, des alertes et des effleurements, une trompette en solitaire (Jean-Luc Cappozzo), des unissons, une clarinette modulante (Jean-Brice Godet), des jeux ludiques entre cordes et cuivres, un violon microtonal et particulièrement véloce (Théo Ceccaldi), des harmonies et des consonances, un saxophone rauque (Alexandra Grimal), un tutti acharné, un trombone d’attaque (Christiane Bopp), une tendre contrebasse (Joëlle L.), des drums cataclysmiques (Florian Satche). Et des mots commençant par g. Comme grave, grinçante, guerrière ? Comme Joëlle Léandre ?
Joëlle Léandre : Can your Hear Me?
Ayler Records / Orkhêstra International
Enregistrement : 2015. Edition : 2016.
CD : 01-09/ Can You Hear Me?
Luc Bouquet © Le son du grisli
En 2013, disait à Garrison Fewell : « A partir de quatre musiciens, on est déjà trop nombreux. On ne sait plus où jouer ni avec qui. C’est pour ça que j’adore les duos ou les trios, pour cette musique, c’est parfait » (De l’esprit dans la musique créative). Quitte à passer pour radical, retour à No Comment, disque jadis publié par Red Toucan et réédité aujourd’hui par Fou Records. En solo, Léandre y improvise neuf fois dans le cadre du festival Jazz at Vancouver. Disserte, hâbleuse, bavarde parfois, elle défend là un « No Comment » qui surprendra d’autant : chant de contrebasse et précipité de franglais accordés en tirades magnifiques – plus forte seule qu'à dix, Joëlle Léandre ?
Joëlle Léandre : No Comment
Fou Records
Enregistrement : juin 1995. Réédition : 2016.
CD : 01-09/ No Comment n°1 – No Comment n°9
Guillaume Belhomme © Le son du grisli
The Contest of (More) Pleasures : Ulrichsberg (Confront, 2015)
C’est ici la suite du patient jeu d’équilibre auquel se livrent, depuis 1999, John Butcher, Axel Dörner et Xavier Charles sous le nom de Contest of Pleasures. Pour expliquer ce (More) désormais bien en place dans le nom du trio, retour à l’interview donnée par Dörner en 2010 au son du grisli : « L’année dernière, nous avons travaillé avec Jean-Léon Pallandre et Laurent Sassi à Ulrichsberg et dans ses alentours, enregistrant des sons environnementaux et nos propres jeux en plusieurs endroits. Avec tout ce matériel et quelques improvisations du trio, nous avons composé une pièce de musique. Ce projet, The Contest of Pleasures augmenté de Jean et de Laurent, s’appelle maintenant The Contest of (More) Pleasures. »
C’est donc cette pièce de près d’une heure, enregistrée le 12 juin 2009, que le label Confront publie aujourd’hui dans une boîte dans laquelle a été glissé un lot de cartes – photos prises de l’expérience et texte de David Toop. Aux phonographies (faune amplifiée, cloches balançant, rumeurs des éléments ou preuves d’activités humaines) et improvisations préalablement enregistrées par Pallandre et Sassi et sélectionnés par les musiciens, le quintette répondra au son d’une nouvelle improvisation réfléchie, faite de souffles naissant changés bientôt en vents contraire, de sirènes manifestes, d’explosions rentrées, de silences intéressés aussi : « Ayons les oreilles plus attentives que les yeux », écrivait Russolo : grâce au tact du Contest, écouter Ulrichsberg c’est déjà en envisager les contours, et même apercevoir les existences qui y remuent.
The Contest of (More) Pleasures : Ulrichsberg
Confront / Metamkine
Enregistrement : 12 juin 2009. Edition : 2015.
CDR : 01/ Ulrichsberg
Guillaume © Le son du grisli
John Butcher, Michael Duch : Fjordgata (Confront, 2016)
Contrebassiste habile en solo, Michael Francis Duch a démontré qu’il est aussi capable de s’entendre sur l’instant avec un musicien de taille : hier en compagnie de Joëlle Léandre ((live at) Gråmølna) et aujourd’hui auprès de John Butcher qu’il découvrit il y a une quinzaine d’années sur le disque Vortices and Angels – le saxophoniste auprès de cordes, déjà.
Aux ramages du soprano, et à ses premiers vacillements, Duch répond à coup d’archet épais, creusant un sillon dans lequel Butcher vient bientôt s’engouffrer. Comme en invité – le concert, qui date du 9 mai 2015, a été donné à Trondheim d’où est originaire Duch –, le saxophoniste semble accepter toutes les propositions, voire les jeux, de son partenaire : ici affirme-t-il une note avec suggestion, là épouse-t-il ce mouvement de balancier allant entre deux pizzicatos, ailleurs tourne-t-il, affolé, autour d’un bourdon. Et si la conversation tient parfois à un fil, si elle peut être volontairement décousue même, l’échange est d’une évidence qui vaut toutes les harmonies.
John Butcher, Michael Duch : Fjordgta
Confront / Metamkine
Enregistrement : 9 mai 2015. Edition : 2016.
CD-R : 01/ Fjordgata
Guillaume Belhomme © Le son du grisli
David Grubbs : Prismrose (Blue Chopsticks, 2016)
Autant le dire tout de suite, Prismrose ne bouleversera pas le cours du Grubbs. Mais le disque a ses charmes et si l’on est nostalgique on pourra même applaudir, ému, à cette collection de six pièces pour electric guitar (Grubbs n’y chante qu’une seule fois, et du Walt Whitman en plus) qui poursuivent l’introspective-exploration des deux CD An Optimist Notes the Dusk & The Plain Where the Palace Stood.
Cordes pincées, médiator, pompe, riffs… l'homme touche à tout pour explorer à la Telecaster le champ des possibles mélodiques et harmoniques. En plus, il varie les exercices : duos avec la batterie fouino-fouilleuse d’Eli Keszler (par trois fois), exploration libre ou historique (une rapide relecture de Guillaume de Machaut sur Cheery eh). Ici on pense (inévitablement) à la guitare de Jim O’Rourke et là aux soliloques de Jandek mais cette succession d’instantanés dit surtout beaucoup de la personnalité de Grubbs et de ses réflexions instrumentales…
David Grubbs : Prismrose
Blue Chopsticks
Edition : 2016.
CD / LP / DL : 01/ How to Hear What’s Less than Meets the Ear 02/ Cheery Eh 03/ When I Heard the Learn’d Astronomer 04/ Manifesto in Clear Language 05/ Nightfall in the Covered Cage 06/ The Bonsai Waterfall
Pierre Cécile © Le son du grisli
Le samedi 23 avril, David Grubbs et Pierre-Yves Macé seront à Paris, au Monte-en-l'air, pour parler du livre Les Disques gâchent le paysage paru aux Presses du Réel.
Ánde Somby : Yoiking With The Winged Ones (ASH International, 2016)
Oui, le Norvégien Ánde Somby « yoike », c’est-à-dire qu’il chante à l’ancienne (à l’antique même) comme ses ancêtres Sámi l’auraient fait avant lui (car le yoik est une façon très particulière d’utiliser sa voix). Mais ses aïeux n’avaient pas le matériel adéquat ni derrière eux Chris Watson pour qu’on s’en souvienne. A Somby de réparer cet oubli !
Donc enregistré par Watson, voilà notre homme qui vocalise à tue-tête sur un écho naturel et parfois au bec des oiseaux. Son yoik, c’est un peu de yodel et un peu de chant d’Afrique, un peu de Sainkho Namchylak (dans sa façon de faire corps avec les éléments) et un peu de Kurt Cobain (dans l’expression exacerbée), un peu de folk perdu et un peu de morse minimaliste…
C’est peu dire que la voix de Somby est mise à rude épreuve puisqu'il va jusqu’à donner l’air de vouloir que son instrument lui échappe… Alors, quand il « singe » le loup ou joue avec des sons étouffés à l’intérieur de sa gorge, on est content pour lui, rassuré. Et on pense. Que c'est une découverte + un disque renversant.
Ánde Somby : Yoiking With The Winged Ones
ASH International / TouchShop
LP : A1/ Gufihttar (underworld fairie) A2/ Gadni (spirit of the mountain) A3/ Neahkkameahttun (from the other side) – B/ Wolf
Pierre Cécile © Le son du grisli
Peter Brötzmann, Steve Swell, Paal Nilssen-Love : Krakow Nights (Not Two, 2015)
Grâce à l’Alchemia et aux efforts de Marek Winiarski, du label Not Two, Cracovie est devenue une place incontournable de la « free music » en Europe, celle que défendent notamment Peter Brötzmann, Ken Vandermark ou Mats Gustafsson. Ces trois-là y reviennent d’ailleurs fréquemment, au son de combinaisons parfois changeantes : en Krakow Nights, on entendra ainsi Brötzmann en trio avec deux autres habitués des lieux : Steve Swell et Paal Nilssen-Love.
Sur un éternel principe remuant – rencontre nerveuse qui ne s’embarrasse pas d'échange préliminaire –, l’association Brötzmann / Swell a donc le mérite de changer : rare, elle s’accorde, en plus, dans la minute. Aux modules d’insistances et de répétitions que cadrent Nilssen-Love, solos et duos opposeront par la suite d’autres genres d’exercices : lente plainte de ténor écorché de l’intérieur, escarmouches de trombone (que la prise de son ne met cependant pas toujours en valeur) et même épais swing sur Road Zipper. Et quand Brötzmann choisit de répondre à Swell au son de la clarinette, c’est une autre atmosphère encore, qui finit de convaincre que ces passages entendus par l’Alchemia ne sont pas tous vains.
Peter Brötzmann, Steve Swell, Paal Nilssen-Love : Krakow Nights
Not Two
Enregistrement : 24 février 2015. Edition : 2015.
CD : 01/ Oneiric Memories 02/ Full Spectrum Response 03/ Scotopia 04/ Road Zipper
Guillaume Belhomme © Le son du grisli
Danielle Liebeskind : Little Acts of Rebellion (Dear Music & Art, 2016)
La pochette de ce (premier) disque de Danielle Liebeskind (qui n'est pas un gens mais un groupe, dirigé par Danielle Papenborg) m’a fait craindre le pire. Mais le pire n’est pas arrivé. Le bon non plus, remarquez. Mais bon.
Que ressentir devant cette sorte de poésie (en anglais) lue sur des morceaux improvisés sur deux jours par les sept musiciens du groupe ? De temps en temps on s’y laisse prendre, par exemple quand on ne peut qu’ignorer la nature des instruments ou si l’on avoue un faible pour les reverses, dont le groupe use et abuse même. Et d’autres fois, on s’ennuie ferme sur des parfums de muzak intello faite de guitares d’ambiance et de branchouilli-banjo. Comme la plupart des « little acts of rebellion », en fait : ça part d’un bon sentiment mais ça ne fait pas bouger grand-chose.
Danielle Liebeskind : Little Acts of Rebellion
Dear Music & Art
Enregistrement : 8 et 9 mars 2014. Edition : 2016.
Pierre Cécile © Le son du grisli