Jason Stein : The Story This Time (Delmark, 2011)
Au centre de The Story This Time : le contrepoint. Celui du triangle Tristano-Marsh-Konitz, célébré trois fois ici (Background Music, Palo Alto, Lennie Bird) mais aussi celui qu’impose Jason Stein à ses propres compositions et arrangements. De la même manière, Monk revisité à trois reprises aussi (Skippy, Gallop’s Gallop, Work) se voit mangé à la même sauce.
De ce quartet sans piano (suave rythmique à la charge de Josh Abrams et de Frank Rosaly), on louera le sérieux de l’entreprise, la très boisée clarinette basse du leader et un peu moins le ténor âpre et étriqué de Keefe Jackson. Soit l’art d’activer l’ancien sans le fossiliser tout en lui offrant une dose de modernité exemplaire. Presque un exploit.
Jason Stein Quartet : The Story This Time (Delmark)
Enregistrement : 2011. Edition : 2011.
CD : 01/ Background Music 02/ Laced Case 03/ Little Big Horse 04/ Skippy 05/ Badlands 06/ Palo Alto 07/ Hatoolie 08/ Gallop’s Gallop 09/ Hoke’s Dream 10/ Work 11/ Lennie Bird
Luc Bouquet © Le son du grisli
Robert Curgenven, Richard Chartier : Built Through (LINE, 2012)
Par le biais de Built Through, Richard Chartier me présente l’Australien Robert Curvengen. L’homme est charismatique et son travail (beaucoup de field recordings à son actif) est sans nul doute à découvrir.
Built Through, c’est de la musique. C’est aussi de l’architecture – le rapprochement est souvent galvaudé mais ici je crois que musique et architecture vont vraiment de pair. Un long silence blanc parcourt d’abord la pièce, puis c’est le tour d’une electronica sensible (qui peut prendre différentes apparences : un drone à deux têtes, des sons cachés en coussins d’air, des field recordings qui se fondent dans les paysages de Chartier). Built Through, c’est de la musique, de l’architecture, du paysage, et on s’y sent bien.
Robert Curgenven, Richard Chartier : Built Through (LINE)
Edition : 2012.
CD : 01/ Invariance Strata 02/ Displacement 03/ Built Through Both Sides 04/ Acquisition Eviction
Pierre Cécile © Le son du grisli
From the Mouth of the Sun : Woven Tide (Experimedia, 2012)
Voyage suspendu au fil de quelques notes entre la Suède de sa première moitié (Dag Rosenqvist aka Jasper TX) et le Kansas de sa seconde composante (Aaron Martin, déjà entendu – en bien – auprès de Machinefabriek), From The Mouth Of The Sun incline très obliquement en direction du minimalisme électroacoustique. Echafaudées sur quelques échos de piano et de violoncelle imprimés sur des sphères electronica nappées, les huit pièces de Woven Tide invitent à un voyage méditatif plaisant, bien que terriblement encombré dans sa catégorie.
Plusieurs morceaux de bravoure hors toute complaisance valent toutefois la peine – notamment un Pools Of Rust et ses éclats post-shoegaze en sourdine montant lentement en puissance ou les traversées fantomatiques de Color Loss et sa voix de sépulture dévoyée dans l’anonymat. Hélas, d’autres instants ne trouvent jamais la faille promise – ou l’indispensable ambiguïté – nécessaire à l’échappée du tout venant ambient, je le regrette d’autant plus que les splendides échos néo-classiques de Sitting In A Roofless Room. Pourtant, quelque part entre Deaf Center et Max Richter, l’espace est vaste et appétissant.
From The Mouth Of The Sun : Woven Tide (Experimedia)
Edition : 2012.
CD : 01/ The Crossing 02/ Pools Of Rust 03/ Color Loss 04/ My Skin Drinks Light That Has Passed Through Leaves 05/ Sitting In A Roofless Room 06/ Like Shadows In An Empty Cathedral 07/ A Season In Waters 08/ Snow Burial (While Blue Skies Gather)
Fabrice Vanoverberg © Le son du grisli
Veryan Weston, Ingrid Laubrock, Hannah Marshall : Haste (Emanem, 2012)
L’échec pourrait être vertigineux à décrypter, commenter ou argumenter la musique d’Haste. Tant de choses, ici, qui passent, s’incrustent (ou pas), s’ajoutent, se multiplient – mais jamais ne se divisent ou se soustraient –, s’interpellent, dévalent. Le haché, la courbe, la tension, l’attente, la vitesse, la perte : nous savons et nous y revenons toujours. Eux et nous.
Leur responsabilité est grande de faire de l’incertain une certitude, d’être entiers, soudés et jamais engrillagés. Libres sont leurs choix : raccourcir le trajet, partager (ou pas) l’harmonie, s’éteindre dans l’agonie ou sectionner le nerf. Voilà, nous n’écrirons rien sur le piano de Veryan Weston, les saxophones d’Ingrid Laubrock, le violoncelle d’Hannah Marshall. Ici, une certitude, une seule : nous savons, vous savez, ils savent. Une singulière histoire de pluriels en quelque sorte.
Veryan Weston, Ingrid Laubrock, Hannah Marshall : Haste (Emanem / Orkhêstra International)
Enregistrement : 2011. Edition : 2012.
CD : 01/ Sleeping Down Hill 02/ Leaning Up 03/ Courtesy of None
Luc Bouquet © Le son du grisli
Zusaan Kali Fasteau : Prophecy (Flying Note, 2011)
Ni CD-carte de visite, ni performance sportive, Prophecy récapitule les pôles d’intérêt de Zusaan Kali Fasteau. Ces derniers passent par plusieurs axes : le plus évident reste celui des musiques carnatiques que la musicienne frôle sans totalement y succomber. Ailleurs, l’improvisation demeure le pôle le plus consistant voire le plus convaincant. Et quand la musicienne embouche un serein et fluide soprano, le jazz ressuscite quelque peu. Restent quelques lignes transgenres n’appartenant à aucune communauté identifiable. Preuve que la multi instrumentiste (sheng, ney, mizmar, kaval, saxophone, violoncelle, piano, batterie…) prend très au sérieux son rôle de musicienne sans frontières.
En plusieurs étapes, William Parker, croise les cordes de sa ronde contrebasse avec celles, très inquiètes, du violoncelle de SZ Fasteau. Et, parfois le violon anxiogène de Shela Somalia Richards trouble encore plus cette étrange et pénétrante friction. Au soprano, Zusaan délivre chocs et uppercuts puis convoque une confusion des plus troublantes. Restent que ces improvisations, trop souvent écourtées, mériteraient des chapitres plus entiers et plus autonomes. Une prochaine fois sans doute.
Zusaan Kali Fasteau : Prophecy (Flying Note)
Enregistrement : 1987-1992. Edition : 2011.
CD : 01/Prophecy 02/ Nomad’s Festival 03/ Inner Ear 04/ Lunar Wisdom 05/ Invocation 06/ Encoding Delight 07/ Birsong 08/ The Message 09/ The Gyre 10/ Sonic Deep 11/ Monsoon 12/ Celestial Sea 13/ Curved Space 14/ Cosmopolis 15/ Benevolence
Luc Bouquet © Le son du grisli
Frode Gjerstad Expéditives
Frode Gjerstad, Paal Nilssen-Love : Side by Side (CIMP, 2012)
Après Day Before One et Gromka, Frode Gjerstad et Paal Nilssen-Love se retrouvent en duo sur Side by Side, souvenir d’une tournée dans le Nord de l’Amérique datée de 2008. L’enregistrement est celui d’un concert donné au Spirit Room de Rossie : la paire y fut une autre fois efficiente : rapide, âpre, sèche, l’alto s’accrochant au cadre d’une caisse claire ou dérapant sur peaux. La clarinette basse, de prendre plus de place encore, jouant de ses peines ou arborant des sonorités hybrides que la batterie invective avec un panache égale.
Frode Gjerstad Trio : MIR (Circulasione Totale, 2011)
Dans le Frode Gjerstad Trio, le contrebassiste Jon Run Storm a succédé à Øyvind Storesund. MIR revient sur la première rencontre de Gjerstad, Storm et Nilssen-Love, enregistrée au Café MIR à Oslo en septembre 2010. Là, le contrebassiste réussissait à se faire une place entre deux vigueurs complices : les débuts de la nouvelle mouture du trio sont en conséquence féroces.
Frode Gjerstad Trio : East of West (Circulasione Totale, 2011)
9 avril 2011 à Stavanger : à la veille de partir en tournée, le même Frode Gjerstad Trio invente en espérant trouver quelques « trucs » : la prise de son est lointaine mais la verve du saxophoniste, la dextérité de Storm et la frappe de Nilssen-Love relativisent rapidement la chose. Bondissant, l’alto s’appuie en outre sur un duo rythmique qui fait désormais sa source d’inspiration de tout éclatement. A la clarinette, Gjerstad se réserve même un solo qui convainc des bienfaits de l’expression libre et isolée. Circulasione Totale Orchestra : PhilaOslo (Circulasione Totale, 2011)
Dates des concerts donnés par le Circulasione Totale Orchestra à trouver sur ce disque double : 30 janvier 2010 pour Philadelphie, 9 mars 2011 pour Oslo. Ici et là, le grand orchestre de Gjerstad impressionne encore : l’électroacoustique jouant avec les codes de la musique libre et même bruyante (présences de plus en plus affirmées de Lasse Marhaug et John Hegre), le swing corrompu par des élans individualistes (cet air de blues perdu que chante Bobby Bradford à Philadelphie), l’opposition envisagée comme manière de faire lorsque ce n’est pas le tour de la provocation (Anders Hana et Per Zanussi convertissant la musique d’Oslo au tout électrique). Monumental. Calling Signals : From Cafe Sting (Loose Torque, 2011)
Enregistré en 2007 au Café Sting de Stavanger, le Calling Signals de Frode Gjerstad et Nick Stephens était aussi celui d’Eivin Pederssen et de Louis Moholo-Moholo. L’accordéon changeant la donne, l’improvisation fait avec quelques tensions mais presque autant de subtilités. De hauts reliefs en atmosphères nonchalantes, le quartette profite d’ententes ponctuelles : celle de l’accordéon et de la contrebasse sur Rogaland ; celle du saxophone alto et des cymbales sur Trekkspill Blues. De l’enregistrement se dégage un mystère qui en fait une des références de la discographie du groupe. Sekstett : Sekstett (Conrad Sound, 2010)
Dans ce Sekstett, Gjerstad n’intervient qu’aux clarinettes. Ses partenaires ont pour noms Håvard Skaset (guitares), Lene Grenager (violoncelle), Hilde Sofie Tafjord (cor d'harmonie), Børre Mølstad (tuba) et Guro Skumsnes Moe (contrebasse). Enregistrée en 2009, la rencontre est acoustique : les instruments à vent s’y emmêlent tout en s’y accordant, les cordes y glissent des pièges minuscules mais inévitables, et la musique infuse.
Noah Howard : Music in My Soul (Buddy's Knife, 2011)
Disparu en 2010, Noah Howard fait aujourd’hui réentendre sa voix à l’occasion de la parution, aux éditions Buddy’s Knife, de son autobiographie : Music in My Soul.
Le témoignage est factuel et fort : il est celui d’une enfance heureuse passée à la Nouvelle-Orléans, de longs séjours faits sur la Côte Ouest, puis à New York, Paris, Nairobi, Bruxelles ; celui d’un jeune homme qui apprend la trompette auprès de Dewey Johnson avant de la faire entendre dans l’Arkestra de Sun Ra ou de l’ « opposer » aux salves d’Albert Ayler, Archie Shepp, Dave Burrell, Frank Wright – la parole d’Howard est ici augmentée des souvenirs de quelques-uns de ses partenaires.
Eclairant le quotidien des musiciens qui œuvrèrent au free jazz dans les années 1960, Music in My Soul dépeint aussi les vues plus larges de Noah Howard : volonté de faire de sa musique un outil de langage qui commande à son vocabulaire d’accepter les retouches (quelques enregistrements qu’il autoproduira sur AltSax attestent de contacts établis entre le jazz et le funk ou le folk). Si le discours est honnête et engageant, l’amateur préférera sans doute, pour accompagner sa lecture, revenir aux premiers sons : The Black Ark (récemment réédité par Bo’Weavil) ou Alabama Feeling avec Arthur Doyle, One for John ou Uhuru Na Umoja avec Frank Wright, ou encore Patterns avec Misha Mengelberg et Han Bennink.
Noah Howard : Music in My Soul (Buddy’s Knife)
Edition : 2011.
Livre (en anglais) : Music in My Soul
Guillaume Belhomme © Le son du grisli
Trapist : The Golden Years (Staubgold, 2012)
Avec son premier disque (Highway My Friend), sorti chez Hat en 2002, Trapist m'avait emballé, dans le genre : nonchalant, concret et un peu poisseux – en tout cas moins pompeux que The Necks, moins « branché » que Radian, dans une forme de cousinage avec Mersault peut-être.
Plus léché, produit ou explicite, le deuxième enregistrement du groupe (Ballroom, paru en 2004 sur Thrill Jockey) décevait franchement... et c'est avec quelque appréhension que j'ai écouté les quarante minutes du nouvel album, « recorded during the golden years ».
Je ne saurais dire exactement quel « âge d'or » Martin Siewert (guitares, electronics), Joe Williamson (contrebasse, trackerball) et Martin Brandlmayr (batterie, percussion, vibraphone, piano) pensaient ressusciter ici – d'autant plus que rien n'indique précisément quand ces quatre morceaux ont été gravés... bien que Pisa doive remonter à un concert de 2007 – mais il faut reconnaître que le trio retrouve ce pouls lancinant sur lequel, comme dans une sorte de raga, les arpèges de guitare (d'un Loren Connors à Paris-Texas) viennent se poser. Frôlant parfois d'inutiles joliesses atmosphériques, le groupe ne s'y enferre pas et arrive à garder le cap d'une musique certes accessible, homogène & réverbérée, mais intéressante, délicatement corrodée & faite main (à ce titre, le travail de Brandlmayr – aux balais, par exemple – vaut le détour).
Il semble bien que Trapist soit de retour...
Trapist : The Golden Years (Staubgold)
Edition : 2012.
CD / LP : 01/ The Gun That's Hanging On The Kitchen Wall 02/ The Spoke And The Horse 03/ Pisa 04/ Walk These Hills Lightly
Guillaume Tarche © Le son du grisli
Charlotte Hug : Slipway to Galaxies (Emanem, 2011)
Se confondant en un même râle ou opposant leurs litanies, le violon alto et le chant raclé de Charlotte Hug trouvent dans les soixante-cinq minutes de Slipway to Galaxies de quoi se combattre et s’évaluer.
Si l’archet s’aiguise à même la corde et retrouve ses certitudes passées, c’est le chant de l’improvisatrice qui nous passionne ici. Ecartelé et toutes voiles dehors, croûté et s’agrippant entre inquiétude et chagrin, le voici mugissement, suffocation. Il est frayeur et dérèglement, exaltation et recommencement. Chant de sirène ici, hennissement ailleurs, il est le guide d’un des enregistrements les plus aboutis de la grande Charlotte Hug.
Charlotte Hug : Slipway to Galaxies (Emanem / Orkhêstra International)
Enregistrement : 2010. Edition : 2011.
CD : 01/ Anderwelten 02/ Buzz & Fly 03/ Intersect 04/ Holy Ground 05/ Exhilaration 06/ Atman 07/ Cyclic 08/ Slipway to Galaxies
Luc Bouquet © Le son du grisli
Tomoko Sauvage : Ombrophilia (Aposiopèse, 2012)
Des quatre éléments, l’eau est sans doute le préféré de Tomoko Sauvage. Parce qu’elle en joue, après en avoir rempli des bols de porcelaine. Ombrophilia – réédité trois ans après sa première parution sur le label And/Oar – permet d’entendre les « waterbowls » (comme Sauvage les appelle en anglais).
Les expériences datent de 2006 à 2008 et sont le fruit de re-recordings et de field recordings. Evi-emment, l’eau est partout présente. Elle peut goutter, clapoter, mais aussi bien pousser une note cristalline. Alors que le toucher hydrophonique est léger et que Tomoko Sauvage est bienveillante, c’est une tendre poésie qui finit par vous éclabousser.
Tomoko Sauvage : Ombrophilia (Aposiopèse)
Enregistrement : 2006-2008. Réédition : 2012.
LP : 01/ Amniotic life (one) 02/ Raindrop exercise (one) 03/ Mylapore 04/ Making of a rainbow 05/ Jalatarangam revisited 06/ Amniotic life (two) 07/ Raindrop exercise (two)
Pierre Cécile © le son du grisli