William Hooker : Light. The Early Years 1975-1989 (NoBusiness, 2016)
C’est une boîte de forme carrée qui contient quatre disques. Eux renferment, organisés chronologiquement, d’anciens enregistrements de William Hooker, batteur dont le label NoBusiness a déjà publié Earth’s Orbit, Crossing Points et Channels of Consciousness – travaux « de jazz », faut-il le préciser ?
Hooker y apparaît bien sûr en différentes compagnies : seul puis en trio avec Mark Miller et David Murray et en duo avec David S. Ware sur ces extraits de concerts enregistrés en 1975 et 1976 qu’il avait autoproduits sous étiquette Reality Unit Concepts : si elle est moins radicale, sa pratique rappelle sur ... Is Eternal Life celle de Sunny Murray, Hooker accompagnant à la voix chacun des coups qu’il donne. La fin du double LP original est reprise sur le deuxième CD: auprès de deux souffleurs, Lee Goodson et Hasaan Dawkins, le percussionniste y emmène des pièces tonitruantes qui pâtissent quand même de la comparaison avec l’équilibre trouvé plus tôt avec Ware.
C’est seul encore que le batteur ouvrait Brighter Lights, seconde référence Reality Unit Concepts : le murmure accompagne les gestes puis se glisse en deux autres duos, c’est-à-dire sur un folk étrange élaboré avec le flûtiste Alan Braufman et sur un échange ronflant avec le pianiste Mark Hennen. C’est donc en dernière plage que ce disque-là fait son effet : jusqu'ici inédit, un morceau expose Hooker aux côtés de Jemeel Moondoc et Hasaan Dawkins. Avec panache, alto et ténor se déversent dans un cours que creuse sur l’instant une robuste batterie.
Les deux derniers disques consignent d’autres enregistrements inédits, qui datent de la fin des années 1980. Au Roulette de New York, le trio Formulas of Approach – formé avec Roy Campbell (trompette) et Booker T. Williams (saxophone ténor) – sert une musique que l’on dira « affranchie » plutôt que « libre » : l’unisson y côtoie des phrases isolées, l’allure est changeante et le répertoire va jusqu’à s’approprier un air traditionnel japonais. Avec Lewis Barnes (trompette) et Richard Keene (saxophones et flûte), Hooker composait enfin Transition : sous ses coups, le jazz vole en éclats – les brisures sont nombreuses – et la musique appelle au changement. Là se trouve la force de cette rétrospective : avoir réédité des documents devenus rares accompagnés d’inédits éloquents et réussi à rattacher les uns et les autres aux souvenirs encore récents (et, pour certains, moins « convaincants ») que l’on garde de William Hooker derrière Lee Ranaldo, Elliott Sharp ou Zeena Parkins…
William Hooker : Light. The Early Years 1975-1989
NoBusiness Records
Enregistrement : 1975-1989. Edition : 2016.
4 CD : CD1 : 01/ Drum Form 02/ Soy 03/ Passages – CD2 : 01/ Pieces I, II 02/ Above and Beyond 03/ Others (Unknowing) 04/ Patterns I, II and III 05/ 3 & 6 06/ Present Happiness – CD3 : 01/ Anchoiring (With a Feeling) 02/ Clear, Cold Light / Into Our Midst / Japanese Folk Song – CD4 : 01/ Contrast (With a Feeling) 02/ Naturally Forward 03/ Continuity of Unfoldment
Guillaume Belhomme © Le son du grisli
Stefan Rusconi, Tobias Preisig : Levitation (Qilin, 2016)
Une église gothique, quelque part en Suisse. Un havre d'évasion spirituelle, en marge du temps. Où, au sein du tabernacle, s'élève l'esprit de Stefan Rusconi & Tobias Preisig. L'un est organiste, le second violoniste. On est pourtant loin du gentillet concert du dimanche, mi-champêtre mi-pépère.
Attendre de voir passer les trois premières minutes, donner du temps à l'instant. Se plonger dans les atmosphères ralentissimes, un voile de Ligeti transperce les travées de la nef. Touche-t-on au divin ? La méditation se veut-elle spirituelle ? Où s'arrête la musique dite savante? Ou débute le secteur appelé non-classique ? Un regain de Tuxedomoon dévoile une partie du secret, il tend à chaque seconde un peu plus vers la tonalité, il laisse au pied du bénitier une ambient paresseuse.
La quête se veut profonde et intime. Elle l'est. On s'envole vers une destinée inconnue, la vie a-t-elle toujours un sens après la vie ? Où sont les morts ? Jonchés sur une branche d'olivier, au sommet du mont, ils nous contemplent. Nous observent nous poser mille questions. Celles de ce très beau et bien nommé Levitation.
Stefan Rusconi, Tobias Preisig : Levitation
Qilin Records
Edition : 2016
CD / LP : 01/ Béatrice 02/ Gilliane 03/ Marie 04/ Angie 05/ Mme Tempête 06/ Chantal 07/ Fiona 08/ Mme Chapuis 09/ Pour l’orgue
Fabrice Vanoverberg © Le son du grisli
Henry Threadgill, Ensemble Double Up : Old Locks and Irregular Verbs (Pi, 2016)
L’actualité se nourrit d’événements qui souvent se chassent l’un l’autre, et même parfois s’avalent. Ainsi cet hommage à Butch Morris qu’a composé Henry Threadgill aurait pu souffrir des honneurs (Pullitzer Price) récemment adressés à In for a Penny, In for a Pound de son Zooid. Et puis non.
Après tout, ce Double Up n’est-il pas, de l’aveu même de Threadgill, une « extension » du Zooid ? Dans la formation, qu’il emmène à la baguette, trouver deux pianistes (Jason Moran et David Virelles), deux saxophonistes alto (Curtis MacDonald et Roman Filiu), un tubiste (Jose Davila), un violoncelliste (Christopher Hoffman) et un batteur (Craig Weinrib).
L’évocation de Morris – musicien passé comme Threadgill par l’octette de David Murray avant de diriger, d’une manière toute personnelle, ses propres formations – passe en quatre temps. Au début du premier, les pianos entament une marche défaite que les (remarquables) saxophones emporteront bientôt : c’est « un » jazz, alors, que la composition commande avant d’aller au son de modules différents, où affleure parfois quelque lyrisme.
Si le groupe (septette dirigé de main de maître ? octette ? double quartette ?) détonne, ses musiciens ne se valent pas tous – à moins que le rôle qu’on leur a attribué affuble injustement tel ou tel d’entre eux d’un handicap. Mais les lourdeurs de l’exécution de Moran (est-ce Virelles ?) par exemple se feront oublier au son d’un solo de Weinrib, d’une idée d’Hoffman ou d’une saille de Filiu. Ce qui rassure, surtout, est que Threadgill ne s’est pas oublié à force de s’étendre. Et même : n’a pas aujourd’hui volé ce prix qu’il aurait dû recevoir hier.
Henry Threadgill, Ensemble Double Up : Old Locks and Irregular Verbs
Pi Recordings / Orkhêstra International
Enregistrement : 22 mai 2015. Edition : 2016.
CD : 01-04/ Part One – Part Four
Guillaume Belhomme © Le son du grisli
Henry Threadgill : en conversation avec Garrison Fewell
Cette conversation est extraite de De l'esprit dans la musique créative, ouvrage dans lequel Garrison Fewell converse avec vingt-cinq musiciens improvisateurs, parmi lesquels, outre Henry Threadgill,on trouve Joe McPhee, Wadada Leo Smith, John Tchicai, Steve Swell, Irène Schweizer, Oliver Lake, Milford Graves... Les derniers exemplaires du livre peuvent être commandés sur le site des éditions Lenka lente.
GARRISON FEWELL : Quelle relation faites-vous entre spiritualité et improvisation ?
HENRY THREADGILL : C’est une question très difficile. Cela dépend si vous croyez ou non en l’esprit, n’est-ce pas ? Certaines personnes peuvent ne pas croire que l’esprit existe ou qu’il y ait quelque chose qui soit responsable de ce qu’elles font. Franchement, je ne sais pas. Je pense qu’il n’existe rien d’aussi précis, rien qui puisse nous permettre de dire : « La raison de cette chose, c’est ceci ou cela » ; je ne crois pas que cela existe. Maintenant, quel est le rôle de la spiritualité ? Je ne vois pas ce que cela a à voir avec la spiritualité. Pour moi, il s’agit plus d’intention spirituelle, avoir l’espoir que la musique que vous faites aura une valeur spirituelle aux yeux des autres.
GF : Vous avez dit une chose intéressante à propos de la créativité au quotidien : quand, dans votre travail, vous faites face à un obstacle infranchissable, vous sortez prendre un café, observer ce que font les gens, voir comment la société évolue, et vous vous demandez de quelle manière vous vous êtes enfermé dans votre propre pensée. Pouvez-vous m’expliquer comment fonctionne cette méthode ?
HT : Je pense que vous venez de le faire ! (Rires) Je ne sais pas comment expliquer cela. En fait, quand on est dans à un cul de sac, nous avons l’heureux réflexe de chercher des solutions. Je n’ai pas forcément la présence d’esprit de me dire que je suis piégé par mes propres pensées ou mes propres schémas, mais c’est en fait ce que c’est en général, c’est en fait ça qui me bloque. Quant à savoir quand cela se produit et pourquoi, je n’en ai pas la moindre idée. Encore une fois, je sais juste ce qui peut me libérer : contempler la vie, chercher à surprendre quelque chose qui me ramènera sur le chemin de la productivité... J’espère que vous me suivez. Par exemple, je peux apercevoir une chose et me dire : « Attends, pourquoi fais-tu toujours les choses de cette façon précise ? » C’est souvent la question que je me pose, puis je me dis : « C’est ainsi que je vois les choses, je pense que la solution est de ce côté, cette méthode est celle que je vais suivre. » La réponse atteste qu’il n’y a pas de solution unique, et qu’il n’y a pas de règle.
GF : Quand les gens parlent de pratiques spirituelles ou d’inspiration, j’y vois pour ma part le signe d’une réflexion intérieur qui cherche à élargir leur créativité...
HT : On peut le voir de cette manière-là, oui. Pour moi, il est davantage question de blocages, d’idées qui ne progressent pas, et d’un moyen de comprendre pourquoi cela arrive. Il faut que je me sorte de ce genre de situation. Or, je me retrouve sans arrêt coincé dans mes propres méthodes. En général, quand vous êtes conscient de cela vous pouvez-vous dire : « Eh bien, réagis, prends une autre direction. » Vous voyez, on finit par agir comme s’il y avait des règles, comme si on était supposé passer par des paliers. En fait, on pense observer la situation de la meilleure façon quand, en réalité, il n’y a pas de bonne façon de faire. Contempler me permet la plupart du temps de me remettre dans le mouvement et de recouvrer une productivité.
GF : Quand vous dites être coincé, cela me fait penser à la façon dont le langage et le vocabulaire du jazz a stagné du fait de son obsession du passé. J’étais à votre concert à Cormons, en Italie, lors du Jazz of Wine and Peace en 2008, et j’ai entendu ce nouveau langage que vous avez développé avec votre ensemble, Zooid. Vous faites confiance aux musiciens et ils élaborent ce qu’ils veulent dans le cadre précis de vos compositions. La distinction entre composition et improvisation n’est pas toujours évidente à faire. Pouvez-vous nous parler de votre approche avec ce groupe ?
HT : En fait, les choses se passent grâce à l’implication des musiciens et à leur capacité à réaliser que la musique leur fournit assez d’informations pour pouvoir s’aventurer dans des explorations personnelles.
GF : Ce langage a-t-il à voir avec les intervalles ou la musique sérielle ?
HT : Non, il ne s’agit pas de musique sérielle. Il s’agit bien d’un langage d’intervalles mais chromatique. Il n’y a pas de sérialisme.
GF : Il s’agit donc d’intervalles chromatiques.
HT : Oui, en fait, vous voyez, le sérialisme se réfère à quelque chose de répété.
GF : Il y avait également une très belle fluidité géométrique spatiale lors de ce concert. Vous avez laissé beaucoup d’espace aux autres musiciens et autorisé la musique à se développer en attendant que le changement advienne de lui-même.
HT : J’ai toujours fait cela, il n’y a rien de nouveau là-dedans. Il faut comprendre que je ne suis qu’un musicien dans un ensemble, dans un orchestre, comme tout le monde. Une fois que j’ai écrit la musique, je suis égal aux autres. Je ne dirige pas un ensemble dont les membres passent après moi, ils ne mangent pas après moi ou ce genre de choses. Nous sommes sur un pied d’égalité. Je ne me comporte pas différemment des autres. Ce sont des idées préconçues que de penser que le leader joue davantage et même joue en premier. Toutes ces idées sont à l’origine de beaucoup de choses néfastes, vous comprenez ? « C’est le leader, alors il doit manger en premier, jouer plus que les autres, être vu davantage... », je ne rentre pas là-dedans. Une fois dans le groupe, tous les musiciens sont sur un pied d’égalité.
GF : La façon dont vous décrivez la direction d’orchestre et les idées préconçues la concernant rappelle un système de hiérarchie.
HT : Oui. Mais c’est du passé, maintenant. C’est ainsi que les choses se faisaient avant, je ne critique pas cette façon de faire mais c’est du passé. Nous dépassons les idées et les méthodes constamment. Le leader n’est plus le premier à manger aujourd’hui ! (Rires)
GF : Je suis heureux que vous expliquiez cela car, au début de ma carrière, les critiques notaient souvent que je laissais trop d’espace aux autres musiciens de mon groupe. Je répondais qu’il serait ridicule que la contribution de chacun ne soit pas égale.
HT : Elle doit l’être ! C’est la seule façon de jouer en équipe. Sinon vous n’êtes pas le joueur d’un collectif. Et, de toute façon, vous ne pouvez pas garder la balle tout le temps et marquer tous les buts.
GF : Vous avez parlé du langage que vous avez développé avec Zooid en donnant aux musiciens le matériel nécessaire à leur travail personnel. Vous avez aussi expliqué qu’il ne s’agit pas d’un langage basé sur le langage majeur / mineur.
HT : C’est ça, c’est un langage chromatique.
GF : Pouvez-vous m’expliquer ce que vous entendez par « langage chromatique » ?
HT : Il s’oppose au langage majeur / mineur, qui est le langage traditionnel de la musique occidentale : les clés majeures ou mineures font des gammes majeures ou mineures ou diminuées, avec les formations d’accords en tierces, en quartes, tout cela fait partie de la notion majeur/mineur. Les tons, les inversions d’accords, l’harmonie, cela provient du langage majeur/mineur. Avec le langage chromatique il n’y a pas de façon précise de créer l’harmonie, il n’y a pas de structure précise, il n’y a pas de gammes ou de modes. C’est un peu comme si vous preniez votre corps entier et le désossiez : toute la structure interne, tous les os de votre corps, sont éparpillés puis mélangés et réassemblés de façon différente. Il s’agit encore de vos os, mais ils sont assemblés différemment : l’os de votre cuisse n’est plus attaché à votre genou, etc. Il s’agit ici d’une façon différente d’utiliser la musique. On formule de façon différente la musique plutôt que d’appliquer le langage majeur/mineur. On n’a plus besoin de recourir aux lettres A, E, I, O, U ; les voyelles n’existent plus ou sinon elles deviennent autre chose. Mais tout vient quand même du même matériel brut. Quand on parle de majeur/mineur, il y a une idée de « tempérance ». D’un certain point de vue, l’idée de tempérance sous-entend que les choses sont organisées d’une certaine manière, comme les octaves. Le majeur et le mineur sont des produits de l’organisation. Le chromatisme casse tout cela entièrement afin d’en revenir au matériau brut. On peut alors tout reprendre et assembler les choses comme on le souhaite. Vous comprenez ce que je veux dire ?
GF : Oui, je pense que c’est une bonne explication, assez détaillée, merci... Au cours de votre carrière, avez-vous dû faire face à des obstacles ou des résistances quant à l’acceptation de votre musique ?
HT : Non, pas vraiment. Les seules personnes pour lesquels j’aurais pu être inquiet étaient en réalité mes musiciens. Si un musicien n’était pas enclin à jouer cette musique alors je ne la jouais pas avec lui. C’est un peu comme quand vous attrapez un poisson, si ce n’est pas le bon poisson, alors vous le remettez à l’eau.
GF : Comment pensez-vous que l’improvisation puisse contribuer positivement à la culture et à la société ?
HT : Dans la vie, nous improvisons constamment. Notre vie entière est une improvisation. On ne s’en rend pas compte la plupart du temps car, en termes de comportement, il y a tellement de répétitions, nous faisons tous la même chose, les gens s’habillent de la même manière, tapent sur le même instrument, écoutent la même musique, ils marchent et ne font attention à rien. Malgré cela, nous improvisons tout de même beaucoup. C’est ainsi qu’on réussit à se sortir de situations difficiles, qu’on progresse et qu’on avance. Je pense que la musique improvisée peut vous aider à apprécier tout cela. Et vous, en tant qu’individu, vous pouvez prendre plus de temps pour observer et comprendre les choses que vous faites dans la vie et réfléchir au moyen de les améliorer grâce à l’improvisation. C’est ce qui vous sort du pétrin, des situations difficiles et des problèmes non résolus. Je pense que la musique est capable d’avoir un effet sur la psyché mentale et spirituelle d’une personne. Comment ? Ça, je ne le sais pas. J’espère simplement que c’est d’une façon productive. Une façon productive peut aussi être une façon négative. Productif ne veut pas forcément dire positif. Ça peut aussi vous empêcher de faire ce que vous avez envie de faire, ce que vous ne devriez pas faire, ce que vous aimez faire mais qui peut être destructif. Ça peut vous éloigner de la musique que vous écoutez ; la musique que je joue, qui pourrait vous aider d’une manière inexplicable car elle pourrait faire écho à un élément de votre vie, dont vous pourriez vous détourner. Vous comprenez ? Vous me suivez ?
GF : Oui, je n’avais pas pensé à cela de cette façon. Ça me rappelle quand vous avez parlé d’intention, de l’intention de la musique.
HT : L’intention est la seule chose que j’ai. Et je ne peux pas faire que les choses se produisent. C’est mon intention, et c’est tout. Je n’ai pas de pouvoir en dehors de ça. Il n’y a pas de pouvoir. C’est comme un espoir ou un souhait.
GF : Et cet espoir ou ce souhait, ou cette intention, est encodé dans la musique.
HT : Selon moi, oui. Ce n’est peut-être pas ce que pensent les autres musiciens. C’est dans mon esprit, vous comprenez...
GF : Oui. Et avez-vous déjà ressenti les effets thérapeutiques de la musique ?
HT : Là encore, c’est compliqué. Je n’ai jamais mené de recherches qui en auraient mesuré les effets, il faudrait faire cela de façon scientifique. Je crois vraiment que cette musique peut aider les gens, sans pour autant en avoir été témoin. Mais j’y crois, oui.
GF : Je crois que la croyance est liée à l’intention. Si vous croyez en ce que vous faites, sans que ce soit intentionnel et donc mesurable, il y a une relation qui s’instaure entre les deux.
HT : J’espère que c’est le cas ! (Rires)
GF : Je m’intéresse aussi au rapport entre la musique créative improvisée et l’éducation. Je suis professeur depuis de nombreuses années et, quand j’ai commencé à jouer cette musique, je me suis demandé pourquoi elle était si peu enseignée à l’école. Je pense que les gens devraient être exposés à cette musique et à ses bénéfices, alors j’essaye de développer le vocabulaire de mes étudiants à travers différents genres. Le simple fait de leur faire découvrir les grands noms de tel ou tel style est déjà un défi. Quel rôle la musique improvisée devrait-elle jouer dans l’éducation, selon vous ?
HT : C’est encore une question difficile car tout dépend du monde dans lequel vous évoluez. Improvisez-vous dans le ciel, sur terre, sur la mer ? Improvisez-vous avec des accords, sans accords ? Tout dépend de l’arène dans laquelle vous jouez. Si vous parlez d’enseigner des méthodes pour apprendre cette musique, il faut prendre en compte le contexte. Les gens improvisent différemment sur différentes choses : des modes, des couleurs et plus encore. C’est en analysant cela que vous pouvez voir si vous enseignez de la bonne manière ou si vous allez dans la bonne direction. Il faut regarder les choses avec perspective. Il n’existe pas une idée majeure qui couvrira tous ces domaines, et si c’était le cas elle ne vous apprendrait rien car il faudrait prendre en compte tous les angles sous lesquels envisager cette matière.
GF : Dans le système majeur / mineur, ce que l’on joue est lié à l’accord. Mais dans un langage chromatique, c’est différent, cette connexion n’existe pas : or, ce n’est pas pour autant que l’on se sent plus libre...
HT : Comme je l’ai dit, il faut envisager cette musique en fonction de son environnement pour savoir y évoluer, car il y a des forces qui nous guident. Disons, par exemple, que certaines forces sont les règles. Ces forces sont les règles ! Tant que vous ne les avez pas identifiées, vous ne pouvez pas évoluer dans cet environnement avec succès. Il vous faudra tourner ces forces à votre avantage, sinon elles s’opposeront à votre travail. C’est en gros ce que nous faisons, nous identifions les choses. Les scientifiques font cela constamment avec leurs expériences. Il vous faut être conscient de ce qu’il se passe autour de vous afin de vous sentir en sécurité et d’avancer sans danger.
GF : C’est un excellent conseil. Je viens d’écouter votre Mosaic Box, c’est vraiment très beau. Au moment d’enregistrer X-75 Volume 1, aviez-vous déjà planifié le Volume 2 ?
HT : Oui, une partie du Volume 2 s’y trouve. Tout n’était pas terminé mais ils ont utilisé ce que j’avais déjà.
GF : J’ai été très touché par vos enregistrements avec X-75 : tout y est émouvant, que ce soient les textures des basses, des flûtes, jusqu’à la voix d’Amina Claudine Myers dont le chant est vraiment frappant. Je pense qu’il s’agit là d’un travail très important. Pour tous ceux qui connaissent l’évolution de cette musique, c’est un travail qui sort du lot. Voudriez-vous me parler un peu d’elle ?
HT : Non, c’était il y a tellement longtemps, je ne me souviens vraiment de rien. La seule chose qui me reste en mémoire, parce qu’il s’agit de l’essence même de ces morceaux, c’est le son que je recherchais entre ces voix. A l’époque, je recherchais avant tout une cohésion de texture entre les instruments.
GF : Je sais que vous avez voyagé à Goa, en Inde. J’ai vécu en Afghanistan en 1972 et Goa était la destination vers laquelle tout le monde allait à l’époque. Quelle a été votre expérience là-bas ?
HT : Il n’y a rien eu de particulier. J’y allais pour travailler puis me relaxer. Travailler, se relaxer et penser de façon ininterrompue. Je n’ai pas besoin d’avoir de connexion avec le monde constamment, c’est un atout en soi. Ça laisse de la place et comme je n’y étais pas pour des concerts, je pouvais créer, penser et me relaxer.
GF : Avez-vous des attaches avec la musique hindoue?
HT : Seulement parce que je suis allé en Inde. (Rires) En fait, j’ai pu observer cette musique sur place et en apprendre beaucoup sur elle dans son contexte, sur sa provenance, et donc, inévitablement, j’ai appris des choses sur les gens et le pays. C’est plus concret quand vous êtes dans le contexte, que vous voyez comment se passe la vie là- bas, que vous reconnaissez les odeurs des épices, les différents sons et leurs textures. La musique prend une tout autre signification quand vous savez d’où elle vient, que vous avez vu le monde qui l’entoure et les gens qui en sont les acteurs.
GF : Vous avez parlé des réalités sociales, émotionnelles et psychologiques qui sont directement liées à la culture dans toutes les formes d’art possible...
HT : Évidemment. La musique est le résultat d’un environnement précis, le fruit d’un environnement social, elle dépend de l’époque et de tout ce qu’il se passe dans cette époque : les aspects émotionnels, psychologiques et spirituels sont dominants. Ces aspects sont liés à cet art et à cette période précise, uniquement.
GF : C’est la raison pour laquelle vous n’avez jamais essayé de revenir en arrière dans le but de recréer telle ou telle musique.
HT : En effet. Chacun prend ses propres décisions, mais c’est la raison pour laquelle, moi, je ne vois pas l’intérêt de retourner en arrière.
GF : Il y a une jolie référence à cela dans les notes de votre enregistrement Easily Slip into Another World, quand le poète Thulani Davis décrit vos influences passées comme étant des « décryptages des visages cachés d’Ellington et de Mingus ». Ce mot « décryptages » m’a frappé par le fait qu’il existe une tradition, personne ne peut le nier, d’influences dans cette musique... Selon vous, quel rôle les traditions du blues et du jazz jouent-elles dans la musique que nous créons aujourd’hui ?
HT : Je ne me suis jamais posé la question... Je ne sais pas vraiment. Elles sont juste là. Elles font partie de mon histoire musicale.
GF : Comment voyez-vous l’esthétique de votre musique aujourd’hui ?
HT : Je ne vois pas trop ce que je pourrais dire, non. Je ne pourrais pas la décrire. Elle existe mais je ne sais pas comment la décrire. C’est le problème, avec la musique, vous voyez. En fait, elle ne nous permet pas de décoder les choses et de les verbaliser. Elle ne nous en donne pas les moyens. On fait ce qu’on peut avec les mots mais on ne peut pas aller plus loin car on cherche à décrire une chose qui vient d’un autre monde. On touche à une limite. En fait, il faut même faire attention ; on peut la desservir si on ne fait pas attention. Combien de fois vous êtes-vous retrouvé face à une peinture dans une galerie à côté de quelqu’un qui explique tout un tas de choses et à qui vous avez bientôt envie de dire : « Attendez un peu, là ! Cette peinture s’explique par elle-même, et si vous continuez à me parler vous allez me perdre et m’envoyer sur un chemin différent de celui que je comptais prendre en regardant cette œuvre ». L’interprétation peut être bonne ou fausse, mais elle est aussi à chaque fois limitée car la peinture va au- delà des mots qu’on peut utiliser pour la décrire. Il en va de même pour l’architecture. Vous regardez un très beau bâtiment et même si quelqu’un tente de vous en expliquer le concept, il ne peut en dire plus que ce qu’il sait. Il faut rentrer à l’intérieur de celui- ci. La seule chose à retenir c’est qu’il faut à chaque individu rentrer dans le monde de l’art s’il tient à recevoir les informations qu’il recèle. C’est la seule chose qu’on demande à l’être humain, non pas de verbaliser. Les mots ne vous donneront pas la possibilité d’être touché par le pouvoir d’une œuvre. Ils pourront éventuellement vous convaincre ou pas mais la chose ultime qui vous convaincra c’est d’y entrer et de voir par vous- même ce qu’il s’y passe.
GF : Vous n’avez pas forcément besoin de connaître l’intention de l’artiste pour vivre votre propre expérience avec une œuvre ?
HT : Exactement. C’est ça !
GF : J’ai apprécié vos réponses à toutes ces questions difficiles. Le fait d’avoir parlé avec vous aujourd’hui m’a ouvert à une nouvelle dimension de votre musique, que jusqu’ici j’ignorais, même si je vous écoute depuis tellement d’années. Merci.
Garrison Fewell : De l'esprit dans la musique créative (Lenka lente, 2016)
Traduction : Magali Nguyen-The
Photographie d'Han Bennink : Edu Hawkins.
Gaudenz Badrutt, Ilia Belorukov, Jonas Kocher : Rotonda (Intonema, 2015) / Kocher, Manouach : Skeleton Drafts (BRUIT, 2015)
A l’été 2014, Jonas Kocher, Gaudenz Badrutt et Ilia Belorukov ont donné ensemble sept concerts en Russie. A Saint-Petersbourg, le 9 septembre, ils improvisèrent dans la rotonde de la bibliothèque Maïakovski : c’est ce que ce disque Intonema donne à entendre.
De longues notes de saxophone alto et d’accordéon ouvrent cette plage unique, longue de trois quarts d’heure, que l’électronique de Badrutt envisage déjà de déformer. Pour l’heure, celui-ci extirpe de ses fichiers des éléments sonores auxquels ses partenaires devront réagir. Et c’est dans ces réactions que des différences, dans le maintien ou dans l’approche, apparaîtront pour composer une œuvre de contrastes.
Ainsi, quand graves et aigus ne se mêlent pas avec délicatesse, ce sont des silences ou des emportements volontaires qui se chargent de l’humeur commune. Le 9 septembre, la tournée touchait à sa fin et les musiciens avaient eu le temps de s’accorder à son propos et même de s’y entendre : elle n’en est pas moins expressive.
Gaudenz Badrutt, Ilia Belorukov, Jonas Kocher : Rotonda
Intonema / Metamkine
Enregistrement : 9 septembre 2014. Edition : 2015.
CD : 01/ Rotonda
Guillaume Belhomme © Le son du grisli
C’est en compagnie d’un autre saxophone – le soprano d’Ilian Manouach – que Kocher enregistrait en duo en novembre de la même année. Volubile, celui-ci pousse l’accordéoniste dans des retranchements d’un contemporain bavard voire dramatique. Malgré les efforts constatés en troisième plage – les gestes sont apaisés et travaillent à un minimalisme autrement saisissant –, l’enregistrement peine à surprendre, et donc à plaire.
Jonas Kocher, Ilan Manouach : Skeleton Drafts
BRUIT
Enregistrement : novembre 2014. Edition : 2015.
Guillaume Belhomme © Le son du grisli
Cor Fuhler, Jim Denley : Truancy (Split Rec, 2014)
Pour tout avouer à mon lecteur (potentiel), j’ai retrouvé des notes prises sur un duo de Cor Fuhler (piano & préparations) et Jim Denley (saxophone alto & préparations) il y a des mois de ça. Je dois avouer aussi que je ne me souvenais pas de la musique qu’il contient mais à en croire mes notes c’était un « très bon disque ».
Alors je l’ai repassé et j’ai compris ce qui m’avait séduit et m’a séduit une autre fois. C’est cette sorte de maelstrom incroyable dans lequel on est jeté. On s’accroche à un drone, on évite un feedback crissant ou une corde qui casse, on manœuvre pour ne pas trop approcher d’un champ magnétique mais… on tombe sur un champ de bataille. C’est sur la deuxième piste que ça se passe : pas de place pour les silences, n’en jetez plus la cour est pleine ! Réflexion faite, non : jetez-en encore un peu histoire que je ne retourne pas tout de suite à je ne sais quel minimalisme, réductionnisme, etc. Pendant ce temps, je relis mes (ma ?) notes : « très bon disque ».
Cor Fuhler, Jim Denley : Truancy
Split Rec / Metamkine
Enregistrement : 12 et 17 décembre 2013.
CD : 01/ Skive 02/ Wag
Pierre Cécile © Le son du grisli
Christophe Deniau : Downtown Manhattan 78-82 (Le Texte Vivant, 2015)
Je dois dire que de la No Wave aux Dancefloors ma préférence va à la première, il y a bien longtemps que j’ai déserté les pistes pour avoir fini la dernière fois la tête aux sanitaires comme qui dirait. Bien. L’époque qui nous intéresse (quatre ans) va de (19)78 à (19)82, c’est court et ça m’arrange.
Quoique. Plus de 250 pages pour quatre années new yorkaises (d’accord, l’auteur raconte quand même toute l’histoire de la Grosse Pomme en quelques pages et ne parle pas que de musique mais aussi d’art & de cinéma), mais OK, je m’y colle. On reprend : le Velvet qui passe au Café Bizarre, Suicide et le punk version US, les origines du hip-hop, le disco et la No Wave… On ne refait pas le match (des punks contre les arty par exemple) mais toute l’histoire et si tant est qu’on ne la connaît pas alors ce sera bienvenu.
C’est surtout quand Christophe Deniau (l'auteur du livre) prend Arthur Russell pour exemple qu’il fait preuve de personnalité. Eh oui, le Russell qui passe de la musique contemporaine au disco raconte à lui tout seul tous les rapprochements de cet âge d’or culturel. On peut bien nous servir du free jazz et du post-punk, nous réchauffer The Clash ou Malcolm McLaren, le début des 80's c’est (à mon avis) déjà plus ça. Heureusement qu’overdoses, hépatites et SIDA ont mis un terme à la fête sinon quoi j’en étais reparti pour 250 nouvelles pages ! Ce qui ne m’empêchera pas d’aller picorer de temps en temps dans le Deniau en réécoutant No New York ou Marquee Moon…
Christophe Deniau : Downtown Manhattan 78-82. De la No Wave aux dancefloors
Le Texte Vivant
Edition : 2015.
Livre : Downtown Manhattan, 259 pages
ISBN : 978-2-36723-097-9
Pierre Cécile © le son du grisli
LDP 2015 : Carnet de route, épilogue
Daté du 6 avril dernier, ce message de Barre Phillips referme le carnet de route que le trio LDP a adressé au son du grisli au gré des dates de la tournée LISTENING. Le mois prochain, le carnet de route, revu et augmenté, paraîtra aux éditions Lenka lente.
6 avril 2016, Puget-Ville, France
Slash and burn, slash and burn. Name of the game. We played "burn baby burn" during June & July 2015. Getting past that, re-surface, re-constitution, re-orientation, took months and months, is still going on today, and may take the rest of my earth-planet time. And then, just for good measure, the 10th of December 2015, a hearty dose of slash, just to be sure. There is no such thing as a minor operation in the surgical world.
I'd hate to have to find out what a major operation consists of. Dangling bits.
All my adventures with the medical world have been very rough and have plundered the life of the Ldp Anniversary Tour. But my friends have risen to the occasion in very inventive, supportive & life saving ways. Saving the life of the trio and its music. Giving it a deeper meaning than ever before and creating a future that will carry on until the last drop, the last sigh, the last stroke. God bless the child.
B. Ph.
Derek Bailey, Evan Parker : The London Concert (Incus, 1975)
Prince est mort hier. Bon je vais me coucher. J'ai mal partout. Je suis vieux. Yeah ! J'ai 3 ans de plus que Prince. Je veux mourir aussi. Tout de suite ! (choeur : Il veut mourir de suite ! ) Yeah ! Oh no, no, non ! Chaque disque est un tombeau dans le cimetière des souvenirs, un bouquet de chrysanthèmes. Je pose Around The world in a Day sur ma platine (après 25 ans sur mes étagères, le disque vinyle tourne toujours, il n'est pas en panne comme n'importe quelle merde numérique). « Temptation » est mon morceau préféré ! Une vision du diable sous forme de sexe déchiré ultra sexy : « Purplelectricity whenever our bodies touch » avec les synthés FM des années 80 et un solo de saxo ténor bluffant.
Les semaines passées, j'aurais choisi comme disque phare Fenix de Gato Barbieri. C'est bien la question ? Soudainement je ne sais plus pourquoi je te parle de ça. Je suis vieux jeu... Les artistes qui m'ont marqué à vie décèdent les uns après les autres. La mort d'Ornette Coleman m'avait affecté mais tout le monde s'en foutait. Les médias ne s'intéressent pas à l'inventeur du free jazz. J'aime tous ses disques. J'en profite pour faire une réponse biaisée à ta chronique (dont je te remercie). Je ne suis pas un fou littéraire mais simplement un musicien marginalisé par le système des médias et du star système, le seul truc qui me reste pour m'exprimer publiquement (à part jouer dans la rue) c'est d'écrire. J'aime bien, c'est économique, un crayon du papier un ordi. Il faut juste dépenser une absolue sincérité pour intéresser un éventuel lecteur. Pour un improvisateur c'est le comble d'en être réduit à écrire.
Pour terminer cette bafouille, un peu de promo pour mon prochain livre qui paraît la semaine prochaine (à compte d'auditeur). Voici la réponse à ta question : quel disque super important pour moi ? Par exemple le London Concert de Derek Bailey et Evan Parker. Extrait de PARIGOT : J’avais monté un duo avec mon ami le guitariste Marc Dufourd. C’était il y a 35 ans. J’avais réalisé un flyer pour notre premier concert au Théâtre Dunois “Sur le passage de quelques personnes à travers une assez courte unité de temps.” phrase détournée des situationnistes avec en plus un dessin incongru de “Fritz the Cat”. Quelques jours avant le concert, le guitariste avait été foudroyé par une sorte de révélation musicale. Il s’était mis soudainement à jouer dans le style de Derek Bailey et avait abandonné du jour au lendemain tout accord consonant et harmonique. Je l’avais suivi et j’avais abandonné sur le champ toutes références au jazz et au free-jazz pour me lancer à la poursuite du disque en duo de Derek Bailey et Evan Parker : The London Concert. Abstraction urbaine. Absence de convention musicale. Détournement du principe atonal de la musique de 12 sons. Epiphanie de bruits, coups divers sur la caisse de guitare et les clefs du saxophone. Les hurlements revendicatifs du free jazz étaient transformés en menace animale sous entendue pour brouiller toute note identifiable sous une dénomination du solfège.
Derek Bailey, Evan Parker : The London Concert
Incus
Edition : 1975
LP : 01-04/ Part 1 - Part 4
Etienne Brunet © Le son du grisli
Etienne Brunet est l'auteur de ce Berlingot récemment chroniqué au son du grisli.
Urs Leimgruber Jacques Demierre Barre Phillips : 1↦3⊨2:⇔1 (Jazzwerkstatt, 2015)
Dans le livret du disque, Barre Phillips explique la formule qui aura inspiré, si ce n’est guidé, ce nouvel enregistrement du LDP qu’il forme avec Urs Leimgruber et Jacques Demierre. « Mathématique », celle-ci : 3 individus ne font plus qu’1 (le trio) dans l’idée de faire 2 avec le public ; après quoi – ce concert enregistré le 10 mai 2012 à Uster, Suisse, par exemple – chaque individu fait à nouveau 1 et même : un nouveau 1, qui ne sera plus jamais le même.
En conversation, Demierre explique de quoi retourne ce passage de 3 à 1 : « les musiciens du trio (sont) plongés au cœur de ce concours de circonstances transitoires et sonores. Chaque musicien est conditionné par les deux autres, sans pour autant en être dépendant. » La transformation opère-t-elle pendant les premières secondes du concert ou avant même que celui-ci ne démarre ? C’est-à-dire : est-ce le 3 ou le 1 que l’on plonge dans ce « concours de circonstances » qu’est la représentation ?
Même si les coups sont volontaires, le trio évolue d’abord aux portes du silence sur la première des quatre plages qu’il organisera ce soir-là. Sur celles-ci, on goûtera d’autres combinaisons dont l’équilibre est l’atout principal : Demierre peut aller et venir à même les cordes de son instrument ou distribuer quelques clusters, Leimgruber y faire ricocher ses notes de soprano ou mettre en marche celles de son ténor, Phillips embrasser l’ensemble d’un archet grave et rond – de ce 1 construire la carapace – ou s’abandonner à une intention tranchante davantage… Et si les mathématiques nous apprennent que l’important ne se trouve pas tant dans le résultat que dans l’opération, la formule du LDP fait, une fois encore, exception à la règle.
LDP : 1↦3⊨2:⇔1
Jazzwerkstatt
Enregistrement : 10 mai 2012. Edition : 2015.
CD : 01/ Humming Hubs 02/ Hosses Held 03/ Glorious Gusts 04/ Warki
Guillaume Belhomme © Le son du grisli