Eddie Prévost : Workshop Concert (Matchless, 2013)
21 mai 2012 au Café Oto de Londres : le cercle que forment Eddie Prévost et ses cinq « partenaires de workshop » choisis pour l’occasion par Seymour Wright (Jennifer Allum au violon, Ute Kanngiesser au violoncelle, Grundik Kasyansky au theremin, Dimitra Lazaridou-Chatzigoga à la cithare et Daichi Yoshikawa à l’électronique) décide des duos qui, dans un premier temps, improviseront plus d’une demi-heure durant. Invités par l’exercice à faire preuve de parcimonie inspirée, les musiciens s’en tirent avec subtilité : vertus de l’archet (Kanngiesser semblant même travailler à l’harmonie de l’ensemble) et provocations amplifiées, aigus tenaces contre ronflements électroniques, bâtissent une pièce d’abstraction chantante.
Autrement déconcertants, cinq trios suivent sur des prises allant de quatre à douze minutes. Plus virulents aussi, les comités restreints butent sur des pierres d’achoppement faites pour être concassées : ce sont-là les cymbales qui découpent et les graves déflagrations de Yoshikawa qui réduisent en miettes. Voilà qui finit d’arranger ce concert d’habitués des workshops organisés par Eddie Prévost depuis 1999.
Eddie Prévost & Co. : Workshop Concert (Matchless Recordings)
Enregistrement : 21 mai 2012. Edition : 2013.
CD : 01/ Moving Duets DY/JA/GK/DL-C/EP/UK/DY 02/ Trio JA/GK/EP 03/ Trio GK/EP/DY 04/ Trio JA/DL-C/UK 05/ Trio DL-C/UK/GK 06/ Trio JA/EP/DY
Guillaume Belhomme © Le son du grisli
Ensemble Montaigne, Roland Dahinden : Anthony Braxton (Leo, 2013)
Puisant dans quelques-uns des feuillets des compositions 174, 136, 94 & 98, Roland Dahinden réveille le côté contemporain d’Anthony Braxton, période protoGTM. Celui qui fut l’associé de Braxton à la Wesleyan University de 1992 à 1995 ennoblit avec l’aide de l’Ensemble Montaigne (deux violons, un alto, un cello, une contrebasse + hautbois, clarinette, basson, cor) une musique aux faux désordres.
Si rythmes et improvisations semblent ici absents, Braxton utilise la plupart des codes des musiques contemporaines. En faisant s’affoler et crisper les cordes, en croisant les unissons défaits, en multipliant les lignes cabossées, le compositeur s’ouvre aux glissades sérielles tout en rameutant de la free music quelques traits fidèles. Témoin, cet hautbois puisant au plus profond de son souffle des harmoniques vitriolées rarement rencontrées dans la musique contemporaine. Un Braxton nouveau, ça ne se refuse pas.
Ensemble Montaigne
Anthony Braxton (extrait)
Ensemble Montaigne (bau 4) 2013, Roland Dahinden : Anthony Braxton (Leo Records / Orkhêstra International)
Enregistrement : 2013. Edition : 2013
CD : 01/ Composition N° 174 + 96 + 136 + 94 + 98 + 193 + Language Music
Luc Bouquet © Le son du grisli
EITR : Trees Have Cancer Too (Mazagran, 2013)
La compagnie – Pedro Sousa (saxophoniste entendu en Pão ou IKB Ensemble, qui joue aussi d’électronique) et Pedro Lopes (platines, électronique) – semblait attendre qu’on vienne à elle. Or, un grain l’agite, sorti d’une dépression électroacoustique qui a raison de la patience d’un duo dont, en plus, les machines se grippent.
Pour couronner le tout, le saxophone n’est pas celui d’un colosse et se complaît dans la torsion. En conséquence, voici EITR inventant sous les contraintes : lorsque ce n’est pas une musique d’atmosphère que gâtent ses field recordings (jardin d’enfants et conversations radiophoniques), ce sont de sombres morceaux déraillant jusqu’au noise léger : c’est alors qu’EITR évolue dans cette ambient trouble, dérangée sans cesse, qui met dans ses grisailles les deux musiciens en valeur.
EITR : Trees Have Cancer Too (Mazagran)
Enregistrement : 2008-2011. Edition : 2013.
LP : 1/ Eventually The Wind Died 2/ Forth Twice 3/ Bass Wood
Guillaume Belhomme © Le son du grisli
Bernard Gagnon : Musique électronique (Tenzier, 2012) / Gisèle Ricard : Electroacoustique (Tenzier, 2013)
Ah, les surprises que nous réserveront toujours les archives… Aujourd’hui, ce sont les disques Tenzier qui nous (me) font découvrir Bernard Gagnon. Après de brèves recherches sur internet : homme (Bernard !), né à Montréal en 1953, lâche le rock psyché pour la musique électronique au milieu des années 70, rejoint le collectif Cham Pang et, toujours plus près de nous, collabore avec Jean Derome.
Mais ce que Tenzier nous offre sur ce trente-trois, c’est un florilège de compositions qui vont de 1975 à 1983 et des bandes magnétiques aux rewinds invraisemblables à des collages électroacoustiques qui chassent en territoires Schaeffer, Parmegiani ou Genesis P-Orridge, à quoi on ajoutera encore une free noise quand il rejoint un groupe constitué de Michel-Paul Aussant, Jean Bourque, Jean-Pierre Gratton et Michel Courcy. Ce qui fait pas mal de noms à apprendre, je vous l'accorde...
L’autre face, c’est encore autre chose… Gagnon prend une phrase d'une dictée de son souvenir (« Le boa mange Léo ») et joue avec elle, la retourne dans tous les sens, la chante, la plonge en rythmique prépostindus et la noie pour couronner le tout (son œuvre, ce disque) dans un bruyant mélange krautelectro. Qu’importe si cette plage sonore est en fait plusieurs pièces mises bout à bout (je ne cherche pas à savoir) : son effet est immédiat ; d’ailleurs, à en reparler, voilà que j’y retourne.
Bernard Gagnon
Dictée
Bernard Gagnon : Musique électronique (1975-1983) (Tenzier / Metamkine)
Edition : 2012.
LP : A1/ Gwendoline descendue ! A2/ Sea Lunch A3/ Totem Ben A4/ Improvisation B1/ Dictée B2/ Nous sommes tous des cré Basile B3/ Gololo-Mashta
Pierre Cécile © Le son du grisli
Les trois pièces électroacoustiques que Tenzier rassemble ici sont l’œuvre de Gisèle Ricard (en collaboration avec Bernard Bonnier, pour l’une d’entre elles). Deux noms encore à apprendre pour des sons assez différents puisque Ricard emprunte, pour composer, des couplets à des chansons françaises qui parlent d’amour (Je t’aime) ou fabrique un petit univers en Immersion ou encore une balancelle sonore qui rappelle Ursula Bogner – à moins que Jan Jelinek ne soit aussi derrière Gisèle Ricard ..? Moins percutant à mon goût, ceci dit…
Gisèle Ricard
Une autre création du monde
Gisèle Ricard : Electroacoustique (1980-1987) (Tenzier / Metamkine)
Edition : 2013.
LP : A1/ Je t’aime A2/ Immersion B1/ Une autre création du monde
Pierre Cécile © Le son du grisli
John Butcher, Leonel Kaplan, Christof Kurzmann : Shortening Distance (L’innomable, 2013)
En concert en avril 2012 à l’Ulrichsberger Kaleidophon Festival, John Butcher, Leonel Kaplan et Christof Kurzmann, firent œuvre de « réduction » jusqu’à revendiquer leur droit à la portion congrue : Shortening Distance.
L’exercice est nocturne, qui oblige au rapprochement de trois arts délicats. Au ppooll, Kurzmann dessine des lignes qui, en suspension, délimiteront le terrain de jeu dont les souffleurs avaient plus tôt retourné la terre – sous leurs chants, une faune miniature a fui. Réagissant avec une inspiration discrète à l’électronique, saxophone (en feedback, parfois) et trompette étendus osent une sensible expression « en retrait ». A Kurzmann, de suivre alors Butcher et Kaplan, en prenant bien soin de conserver la distance qui les sépare et les a férocement inspirés.
John Butcher, Leonel Kaplan, Christof Kurzmann : Shortening Distance (L’innomable)
Enregistrement : 27 avril 2012. Edition : 2013.
CD : 01/ A Shortening Distance
Guillaume Belhomme © Le son du grisli
Ivo Perelman : Enigma / A Violent Dose of Anything (Leo, 2013)
En acceptant la saccade que lui impose d’emblée Matthew Shipp, Ivo Perelman sait qu’il lui faudra jouer collectif. Celui qui ouvrait son souffle en des espaces souvent narcissiques n’a d’autre choix que de faire s’entrecroiser les lyrismes. Et le fait de s’entourer de deux batteurs (Whit Dickey, Gerald Cleaver) participe sans doute du même principe : se rapprocher sans faire masse, lester les ardeurs sans tomber dans le trop plein.
Bien sûr, Perelman reste toujours Perelman : le phrasé est tortueux, cassé-soyeux ou en apesanteur-attente. Sans envol, le voici frôlant parfois le Sun Ship de Trane, disque de référence d’un pianiste, ici inventif et particulièrement habile. On le voit, les ombres et les protecteurs du passé ne sont jamais loin, le double jeu des deux percutants n’étant pas sans rappeler la polyphonie d’un Rashied Ali. Après tant de disques se ressemblant comme deux gouttes d’eau (ce qui n’enlève en rien leur qualité), Ivo Perelman retrouve une épaisseur, ici, particulièrement réjouissante.
Ivo Perelman, Matthew Shipp, Whit Dickey, Gerald Cleaver : Enigma (Leo Records / Orkhêstra International)
Enregistrement : 2013. Edition : 2013.
CD : 01/ Enigma 02/ Irresistible Incarnation 03/ Annunciation 04/ Supernatural Life 05/ Return to Nature 06/ Ritual 07/ Gentle As a Fawn 08/ A Bourgois Ideal
Luc Bouquet © Le son du grisli
La boulimie excessive d’Ivo Perelman finirait-elle par lasser l’auditeur-chroniqueur ? Ou, plus exactement, attendait-on trop de cette rencontre Perelman-Mat Maneri ? Le violoniste ici excessivement effacé ne trouve que rarement chaussure à son pied. Les systématiques contrepoints des uns et des autres sentent le réchauffé, l’autocitation. Face au couple Perelman-Shipp, Maneri échoue à trouver sa place. Et quand les particules semblent se fixer, quand l’écoute se fait réelle, elle se refuse à tout avenir. Les plus radicaux diront ratage. Les plus bienveillants diront déception.
Ivo Perelman, Matthew Shipp, Mat Maneri : A Violent Dose of Anything (Leo Records / Orkhêstra International)
Enregistrement : 2013. Edition : 2013.
CD : 01/ Brasilia 02/ Pedro 03/ Virginia 04/ Lucas 05/ Jeus, el vasco 06/ Cristalina 07/ Bia 08/ Sao Joao del Rei
Luc Bouquet © Le son du grisli
Voice Studies Expéditives : Aki Onda, Maurizio Bianchi, Bryan Lewis Saunders, Z'EV, Ludo Mich, AG Davis, Sindre Bjerga...
Sindre Bjerga : Voice Studies 09 (My Dance The Skull, 2012)
Amateur de bruits en tous genres, Sindre Bjerga rassemble sur cette neuvième cassette de la série « Voice Studies » qu’édite le label My Dance The Skull deux performances, données à Moscou (en 2010) et à Stavanger (en 2011). Muni d’un micro et d’un ampli, il met au jour en dadaïste revenu du noise une série d’expérimentations que se disputent airs de fausset et grognements qui, s’ils semblent satisfaire le public, peinent à souffrir la comparaison avec d’autres de ses nombreux travaux (ses collaborations avec Robert Horton, notamment).
Sindre Bjerga
Voice Studies 09
Daniel Spicer : Voice Studies 10 (My Dance The Skull, 2012)
Chroniqueur à Wire, Daniel Spicer rend ici hommage à deux associés du Velvet Underground, Angus Maclise et Henry Flynt, au son d’une poésie musicale en face A (récitant sur les percussions d’Evie Spicer, se pose en héritier de Moondog), plus sonore en face B (faisant d’une courte phrase, « The Diamond Life », un motif capable d’accuser les assauts de sons additionnels que lui adressent Stewart Greenwood, Dylan Nyoukis, Ian Murphy, Duncan Harrison, Tom Roberts et Evie Spicer. Ainsi la tentative convainc deux fois.
Daniel Spicer
Let The Body Attend (For Angus Maclise)
Ludo Mich : Voice Studies 13 (My Dance The Skull, 2013)
Artiste estampillé Fluxus qui collaborait récemment avec le couple Hjuler/Bär, Ludo Mich joue Odysseus Insanity, c’est-à-dire un de ses cauchemars (qu’il a l’habitude de souffrir devant public), puis glisse un hommage à Raymond Roussel au creux d’une improvisation libre de Djuna Michielsen, Barney De Krijger, Maarten Tibos et Krist Torfs. Au rapport : la première performance en impose, quand la seconde se laisse écouter.
AG Davis : Voice Studies 14 (My Dance The Skull, 2013)
Autre collaborateur d’Hjuler, le poète performant qu’est AG Davis signe-là des « stances à Sophie » qui pourraient bien perturber l’intéressée davantage que la convaincre. Ayant fui les borborygmes, les renâclements et les onomatopées, le voici engageant une bataille avec sa propre inspiration. Bruyante, sa poésie plie sous l’effet de souffles terribles mais ne rompt pas : voici même qu’elle invente d’autres langues étrangères avant d’oser quelques arpèges de guitare dans un délirant exercice de persuasion sonore.
AG Davis vs 14
Sophie (Past I.)
Maurizio Bianchi : Voice Studies 15 (My Dance The Skull, 2013)
C’est en bonze ânonnant que Maurizio Bianchi se fait ici entendre sur bande, répétant une phrase sur les résonances de percussions de métal avant d’amorcer un chant inintelligible. Pas convaincu – c’est du moins ce qu’il donne à croire –, il abandonne sa tentative de nouer contact et retourne à ses percussions. Sur résonances, ses résidus parviennent sans lui à toucher amateurs d’indus frelaté et d’étrange – si ce n’est inquiétant – poésie.
Maurizio Bianchi
Voice Studies 15
Bryan Lewis Saunders, Z’EV : Voice Studies 16 (My Dance The Skull, 2013)
Parce qu’ils ont déjà plusieurs fois collaboré, ce « Me and my shadow » lancé à Z’EV par Bryan Lewis Saunders expliquerait-il (aussi) de quoi retourne leur relation ? Si rien n’est moins sûr, la cassette recèle quand même de beaux arrangements : souffles prolongés et battements de Z’EV contre susurrations d’un Saunders harcelé par le moindre fantôme à passer et à qui le percussionniste s’empresse d’insuffler la vie. La conséquence du geste sur le parleur angoissé est toujours efficiente.
Bryan Lewis Saunders, Z'EV
Me And My Shadow
Aki Onda : Voice Studies 17 (My Dance The Skull, 2013)
On sait Aki Onda voyageur, et ses Voice Studies insistent tout en nous en apprenant : où qu’il se trouve, le Japonais écoute la radio de nuit, et même, l’enregistre. Ainsi, de tous les bruits du monde à passer par les ondes, Onda fait là un bouquet sonore : conversations en espagnol ou en arabe, infiltrations, parasites et sons indéfinis, tout concourt à dévoiler des vérités que l’on raconte et quelques mystères cachés derrière. Pas seulement vocal, la poésie d’Onda est celle de toutes qui s’en remet le plus à l’autre – un autre dont il ne cesse de transformer le concret et la parole.
Jacques B. Hess : Hess-O-Hess (Alter Ego, 2013)
Contrebassiste français ayant connu la compagnie de Duke Ellington, Bud Powell, Lucky Thompson, Eric Dolphy…, Jacque B. Hess fut aussi écrivain et traducteur (Moins qu’un chien, Le jazz et les gangsters). A sa bibliographie, les éditions Alter Ego ajoutent aujourd’hui un titre indispensable : Hess-O-Hess. Chroniques 1966-1971.
Les chroniques en question furent pour l’essentiel publiées dans Jazz Hot et Jazz Magazine. Leur sujet est évidemment le jazz (et la société à laquelle celui-ci est attaché) qu’Hess aborde en amateur iconoclaste et même fantaisiste inspiré. D’une curiosité d’écoute et d’une critique folle, le voici obsédé par trois générations de Grachan Moncur, prenant parti à l’occasion de querelles d’un anecdotique essentiel, recommandant la lecture de Playboy, révélant le penchant publicitaire qu’a Dave Brubeck pour le Ballantine’s, expliquant de quoi retourne cet étrange Talerschwingen inventé par les Suisses, évoquant l’étrange façon qu’a Mingus d’éduquer l’un de ses chats, rapportant nombre d’informations estampillées « jazz » sans oublier de fesser vedettes du show-business, hippies et curés…
Ailleurs, il éclaire le public sur les difficultés physico-pratiques rencontrées par tout contrebassiste obligé au voyage, explique à quelle sorte de préfets se heurtent les gens de Byg lorsqu’ils demandent l’autorisation de monter leur festival, se souvient de sa rencontre avec Bob Dylan, joue aux ventriloques au bout d’une poupée baptisée François Mauriac. Précise bien que distante, plus encore irrévérencieuse – pour preuve, ce souvenir d’un Ben Webster vieillissant –, la plume d’Hess évoque celles de Vian et de Fénéon : « On peut se demander si les Allemands ont bien compris la musique de Fats Waller. »
Et alors, quoi d’intemporel ? Presque l’intégralité de l’ouvrage : ne retrouvons-nous pas aujourd’hui encore dans les mêmes journaux – et chez les nombreux petits qu’ils ont « fait » – cette acceptation béate qu’Hess reproche à Nat Hentoff lorsqu’il rapporte : « A Oulan-Bator, en Mongolie […], Harrison Salisbury, du sérieux New York Times, a dîné dans l’hôtel principal de la ville aux accents d’une petite formation de jazz moderne. »
Jacques B. Hess : Hess-O-Hess. Chroniques 1966-1971 (Alter Ego)
Edition : 2013.
Livre : Hess-O-Hess. Chroniques 1966-1971
Guillaume Belhomme © Le son du grisli
Interview de Coppice
Si l’on peut encore facilement se repérer dans la discographie de Coppice, les références que sont Big Wad Excisions & Epoxy la nimbèrent l’année dernière d’un mystère capable de l’approfondir. Soucieux de sons libérés de toute attache instrumentale – passionnés, en conséquence, de nouvelle lutherie et d’appareils retouchés –, Noé Cuéllar et Joseph Kramer lèvent le voile sur leurs recherches sonores à l’heure où le label Quakebasket met gratuitement en ligne des remixes et interprétations d’un de leurs morceaux, Hoist Spell, sous le titre Hoist Spell Extensions…
Noé Cuellar & Joseph Kramer : Nous nous sommes rencontré en 2009, à l’école dans laquelle nous étions inscrits ; chacun de nous a écouté le travail de l’autre avant de nous rendre compte que nous avions un intérêt commun pour l’intense et calme ouvrage sonore.
De quelle école s’agissait-il ? Le School of the Art Institute of Chicago, au Sound Department.
Vous considérez-vous comme des musiciens ou comme des artistes sonores ? Cet enseignement aborde de nombreux aspects du son : cela va de son concept à sa technique, et de la musique à l’abstraction. Cette école offre la possibilité d’étudier différentes disciplines et encourage ses étudiants à les mêler. La plupart du temps, on ne fait pas de différence entre « musiciens » et « artistes sonores ». On fabrique des sons que l’on juge simplement bon, mais toujours dans le but de composer avec.
Quels ont été vos premiers instruments ? Lors de nos premières séances ensemble, il s’agissait de microphones, d’une shruti-box, et des Ghetto-Blasters modifiés dont nous nous servons encore aujourd’hui.
A quoi ont ressemblé vos premiers essais ? On peut se rendre compte des débuts de notre musique sur notre première sortie, Holes/Tract, enregistré pendant l’hiver 2009-2010 et édité par Consumer Waste en 2012. Les séances de composition et d’enregistrement étaient très contrôlées : cela se passait dans une minuscule cabine acoustique, dans l’obscurité. Dans un sens, cette musique est sortie du studio « par le vide ». On s’est concentré sur la musique qui existait déjà dans les sons intrinsèques à nos instruments plus que dans celle provoqués par des gestes expressifs. C’est ce qui explique que notre technique était à la fois concentrée et précise. Depuis, notre approche de la composition s’est quelque peu développée.
Avez-vous jamais joué d’instruments classiques ? Individuellement, nous jouons et interagissons avec beaucoup d’instruments « classiques », mais nous ne recourrons pas à ces pratiques et ne prévoyons pas d’y recourir dans Coppice. Pas pour le moment, en tout cas.
A quoi ressemblent ces instruments que vous avec inventés ? Notre instrumentarium varie beaucoup d’un projet à l’autre, mais il consiste surtout en un instrument à soufflet préparé de façon électroacoustique et d’appareils électroniques modifiés pour le traitement du signal. En fait, notre répertoire live en offre un bon exemple. Nous nous servons d’un harmonium portable à anches préparées. Il est amplifié, et aussi relié à une collection de lecteurs cassette modifiés. Cela consiste en deux Ghetto-Blasters qui ont subi plusieurs préparations destinées à créer des boucles à partir de la lecture de sons tout juste enregistrés. Notre but étant de créer sur l’instant un signal qui soit unique à chacun des appareils. Un autre de nos instruments a pour nom Apiary : il a été créé spécialement pour nous, en réaction à notre musique, par l’un de nos amis, Andrew Furse, qui en a aussi assuré la fabrication artisanale. C’est un appareil à deux soufflets, un aérophone à double réservoir d’air avec des panneaux qui contiennent des anches, des vannes et des trous de différentes tailles. L’Apiary est un instrument totalement acoustique mais il peut sonner électronique même lorsqu’il n’est pas amplifié.
... Il y a aussi le Soft Crown, que nous avons utilisé sur notre dernier enregistrement en date (Vantage/Cordoned, à paraître sous peu, ndlr) : lui utilise un filtre unique en son genre fait de matériaux divers. Il s’empare d’un signal audio et l’amplifie à travers ces matériaux dans le but de changer les caractéristiques originelles de ce signal. C’est une technique que nous avons aussi employée dans nos travaux de sculpture sonore.
Big Wad Excisions est un enregistrement d’allure plus électronique que ce que vous avez pu enregistrer avant – je pense notamment à Prune et à Epoxy, qui m’amènent à vous interroger sur votre rapport à la musique concrète. Faut-il y voir un tournant dans votre façon d’envisager votre pratique sonore ? Nous sommes ravis que tu aies remarqué ce virage amorcé avec Big Wad Excisions. Nous nous sommes intéressés depuis quelque temps à rendre un son plus électronique et digital, mais peut-être devons-nous aussi prendre en compte le fait que Big Wad Excisions est un ouvrage qui a été davantage « exécuté ». L’essentiel de ce disque est né du développement du répertoire des concerts que nous avons donnés en 2013, Hoist Spell mis à part. C’est le dernier morceau du disque, il a été composé en studio. Pour ce qui est d’Epoxy et Prune, ce sont deux compositions conçues et interprétées dans l’intention d’être fixées sur un support fixe. Epoxy vient entièrement d’une approche « musique concrète ». Prune, un peu moins, mais peut-être que ce que tu y entends est une composition-étape de notre travail. Nous nous intéressons à différentes manières de composer, et chaque projet est pour nous l’occasion d’explorer une de ces manières. C’est une coïncidence que les deux travaux que tu cites soient sortis sur cassette. Un autre exemple de ce genre d’approche peut être entendu sur The Pleasance and the Purchase, qui est une composition écrite pour les deux faces d’un quarante-cinq tours.
L’abstraction que recèlent souvent vos travaux peut évoquer celle que l’on trouve en musiques improvisées. En écoutez-vous ? Plus largement, quel genre de musique écoutez-vous ? Nous ne jouons pas de musique improvisée avec Coppice. Nous écoutons un large éventail de genres et de sons, beaucoup de sortes de chansons et d’autres formes de musique populaire, du genre qu’on ne peut pas classer. Et puis, il y a la musique de nos amis et de nos collègues, de près ou de loin : Jason Zeh, Nick Hennies, Stephen Cornford, Tiny Music, Katherine Young, Giuseppe Ielasi, Vertonen, et beaucoup d’autres.
Vous intéressez-vous au travail d’autres inventeurs ou détourneurs d’instruments (Hugh Davies, Toshimaru Nakamura, Ivan Palacky…) ? JK : Je connais beaucoup d’instruments personnalisés et les ouvrages qu’ils ont pu donner. Avant tout, je crois que je suis attiré par l’ingéniosité nécessaire au joueur qui veut faire de la musique avec quelque chose qui, au moins jusqu’à ce qu’il s’en approche, n’était pas un instrument. Cela me plaît de penser tout à coup « tiens, quelle superbe idée. J’aurais pu faire la même chose depuis longtemps, mais je n’y avais pas pensé. » J’aime aussi la problématique qui suit souvent la création d’un nouvel instrument ou, dans le cas de Nakamura, d’instrumentalisation. C’est le moment où le joueur doit découvrir des techniques nouvelles et des stratégies qui le mèneront à créer ses propres formes musicales. Les instruments personnalisés et les préparations dont nous nous servons dans Coppice sont à la fois les problèmes et les solutions qui créent le contexte de notre collaboration sonore.
NC : Je suis d’un certain point de vue intéressé par les instruments et leurs inventeurs mais les compositeurs et les techniques m’intéressent davantage que les instruments. En particulier les compositeurs qui sont aussi interprètes et dont les techniques instrumentales sont pour beaucoup dans le caractère particulier de leur musique. Il y a là quelque-chose d’une authenticité séduisante. Par exemple, la musique d’Henry Cowell ne cesse de m’inspirer. Et il n’a pas eu à inventer un nouvel instrument pour être un féroce inventeur de sons.
Vous êtes-vous déjà servi de field recordings dans votre quête de sons nouveaux ? Nous sommes plus intéressés par la création de nouveaux sons et de nouveaux univers sonores… Donc, non, par encore !
Si je posais la question, c’est que votre travail a parfois un lien avec le bruitisme, voire le noise, et que Prune, par exemple, m’a fait penser à certains ouvrages « naturalistes » de Daniel Menche… Le bruit est un concept important dans nos compositions, il y est présent sous plusieurs formes. Il peut par exemple être porteur d’information, comme lorsque le bruit de la bande dans l’écho d’un signal peut renvoyer les auditeurs aux rapports qu’ils entretiennent avec les vieilles cassettes. Il peut aussi l’être lorsqu’un endroit est trop bruyant pour que nos préparations électroacoustiques puissent se faire entendre à cause du retentissement de bruits ou de problèmes de résonance. C’est cependant à chaque fois un même principe qui le relie à nos travaux de musique. Les résonances des anches et des tubes nées d’un souffle d’air virulent et le bruit électronique forment beaucoup des sonorités de compositions telles que Scour ou Snow. C’est pourquoi, le bruit est un élément que nous prenons en compte. Maintenant, s’agissant du genre qu’est le Noise, même si nous ne nous considérons pas comme des artistes de Noise, beaucoup de musiciens qui le pratiquent nous inspirent. Nous nommerions à nouveau Jason Zeh, parmi les musiciens avec lesquels nous avons eu le plaisir de jouer ou prévoyons de jouer bientôt, comme Jason Soliday, Mykel Boyd, Blake Edwards… Et beaucoup d’autres, trop nombreux pour être tous cités.
Votre discographie est encore peu fournie, et l'on y trouve beaucoup de cassettes. Est-ce un choix de votre part ou repondez-vous aux vœux des labels ? La plupart du temps, c’est une demande du label, mais nous prenons garde de fournir un ouvrage qui corresponde au format.
Quel que soit le format, comment envisagez-vous toute nouvelle « sortie » ? Est-ce à chaque fois un document attestant un œuvre en cours ou une proposition sonore plus spécifique ? Chaque référence est une expérience spécifique, et chaque format un objet bien à part. C’est en fait une combinaison des différentes choses dont tu parles, cela dépend du projet. On peut cependant dire que Big Wad Excisions et Vantage/Cordoned sont des CD qui ont été pensés pour l’écoute domestique et l’expérience personnelle… à tenir dans tes mains.
Pouvez-vous me parler de Vinculum Specimen Edition : est-il une façon pour vous de vous rapprocher des « codes d’un objet d’art » ? Vinculum Specimen Edition est une sortie de Coppice, qui implique deux choses : d’abord, que ce travail concerne d’abord le son ; ensuite, qu’il promet, quelle que soit sa forme, d’autres expériences spécifiques. L’idée de présenter cet ouvrage comme un objet d’art est quelque peu réductrice, même si certainement appropriée, étant donné qu’il est obligé de faire avec les contingences de la catégorisation artistique, de l’édition, de se reproductibilité, du rapport avec le public et de sa « collectibilité », du commerce artistique, etc. Il a aussi à voir avec les fabrications artisanales, le design d’instruments et bien sûr les conventions qui régissent la production de coffrets CD collectors. Le définir comme un objet d’art à la fois légitime et sape ce qu’est ce travail et ce qu’il sera réellement lorsque l’on entrera en contact avec lui. Peut-être que le mot « objet » serait plus satisfaisant pour le définir. Ce projet de Vinculum est un projet au long cours et malléable, qui a en fait commencé quand Coppice a commencé. L’intention d’identifier, de capturer et de cataloguer les « aspects du son » à fin d’étude et aussi dans le but de les utiliser a eu des répercussions sur les différentes compositions et sorties du projet. Les sons de Vinculum sont présents et renvoient à tout notre travail. Quant à la Specimen Edition, elle renferme une collection de ces sons dans leur forme originelle ainsi que des matériaux qui en sont la source. Catalogue, instrument, son, artisanat, objet. Nous invitons les lecteurs que cela intéresse à aller visiter notre site internet, Futurevessel, qui propose des extraits et en dit un peu plus long sur cette édition…
Noé Cuellar et Joseph Kramer, propos recueillis en janvier et février 2014.
Photos : Dorothée Smith & Nathan Keay
Guillaume Belhomme © Le son du grisli
Kentaro Takei, Kazuya Ishigami : Kentaro Takei / Kazuya Ishigami (Neus-318, 2010)
Plutôt rare, ça, un split-CD ! Mais alors quid des forces en présence ? Kentaro Takei pour les trois premières plages, enregistrées @my room entre février et mars 2010 & Kazuya Ishigami pour les trois autres plages, enregistrées entre septembre et octobre @habikino. J’oublais de préciser… la musique est électronique.
Reste électronique, pour Kentaro Takei, même si elle est teintée de musique concrète, d’expérimentation technologique (le bruit des jacks que l’on titille, le souffle du matériel) ou de field recordings. Et c’est d’ailleurs ce qui fait la force du monsieur, qui manipule une pléiade de sons avec une précision et une délicatesse qui amplifie (à bas volume) l’étrangeté de son œuvre.
La musique reste électronique aussi chez Kazuya Ishigami parce qu’à part l’utilisation de field recordings elle semble n’être qu’électronique (mais on n’est pas à l’abri d’une surprise, il se peut que des guitares aient été utilisées). Si l’on n’oserait pas qualifier l’abstraction sonore de « science-fictionnelle », elle s’inspire sans aucun doute de références de ce genre (notamment cinématographique). Et quand (sur 2ban) l’activité d’un atelier urbain rejoint la symphonie synthéto-métallique, le bonheur est total !
Kentaro Takei, Kazuya Ishigami : Kentaro Takei / Kazuya Ishigami (Neus-318)
Enregistrement : 2010. Edition : 2010.
CD : 01-03 : Kentaro Takei : Untitled I – Untitled III 04-06 : Kazuya Ishigami : 1ban – 2ban – 3ban
Pierre Cécile © Le son du grisli