Colette Magny : Répression (Le Chant du Monde, 1972)
A l'occasion des parutions, cette année, d'Agitation Frite de Philippe Robert (éditions Lenka lente) et de Jazz en 150 figures de Guillaume Belhomme (éditions du Layeur), ainsi qu'en écho au projet de réédition de la biographie de Colette Magny de Sylvie Vadureau par En Garde ! Records, nous publions un extrait de Free Fight This Is Our (New) Thing de Guillaume Belhomme & Philippe Robert (éditions Camion Blanc) qui évoque Répression de... Colette Magny.
Et ça crie, gémit, grogne et hurle. Et ça fait rage comme la classe ouvrière en colère s’exprimant d’une même voix. Et ça crépite comme les feux de la révolution. Et ça cherche à désosser le système… Ici on milite pour un peuple sans classes, à une époque où la presse, faut pas croire, faisait déjà le trottoir aux côtés de ceux qui détenaient le pouvoir. Faut pas faire l’idiot international, faut laisser circuler la majorité, ironisait Colette Magny. Répression aura été un album engagé comme peu l’ont alors été (ce qu’il continue d’être d’ailleurs). Répression aura été largement boudé en son temps, ne trouvant qu’un petit public par avance acquis à sa cause. Répression n’a étrangement jamais été réédité.
Sur scène, Colette Magny laissait d’abord s’exprimer un trio constitué de François Tusques, Beb Guérin et Guem, avant d’entamer un tour de chant en duo avec le second, puis de proposer aux Panthères Noires de débouler. Les Panthères, sur Répression, ce sont Bernard Vitet, Juan Valoaz, François Tusques, Beb Guérin, Barre Phillips et Noel McGhie. Brigitte Fontaine enregistra Comme à la radio avec l’Art Ensemble of Chicago. Colette Magny réalisa quant à elle des disques avec certains des musiciens de free français s’étant illustrés au cours des sessions parisiennes du label BYG, mais aussi avec le Free Jazz Workshop (sur Transit), futur Workshop de Lyon.
L’initiation au free, Colette Magny la doit à François Tusques, Bernard Vitet et Beb Guérin. Ils lui firent écouter Albert Ayler, Frank Wright, Don Cherry, Alan Silva ou Sunny Murray, et grâce à eux, elle abandonna la traditionnelle structure couplet / refrain : elle reconnut dans le free un cri de révolte représentatif d’une période, selon elle, « génératrice d’angoisse ». Répression met en musique, collectivement, une suite de textes-collages. A l’intérieur de la pochette sont croqués Bobby Seale, Eldridge Cleaver et Huey Newton dont les pamphlets sont plus ou moins repris sur des airs de marche obsessionnels rappelant parfois le meilleur de la première mouture du Liberation Music Orchestra de Charlie Haden. Chez Colette Magny, les chansons ne sont pas débitées en trois minutes, pour la radio ; au contraire sont-elles architecturées en de longues incantations progressivement gagnées par l’esprit de révolte.
Du genre : « Babylone morose, mère de l’obscénité par tes B52, tes atrocités / Géant tentaculaire, gendarme du monde / Tes ballons de dollars on les crèvera / Pieuvre en papier-monnaie, ton centre éclatera / Tes tentacules on te les coupera / BABYLONE U.S.A. / Les culs de la bourgeoisie twistent / Bientôt le talon de fer des classes dominantes ne sera plus que / BAVE-LAVE dans Babylone en flammes / Babylone, fais gaffe à tes tentacules / La démence déferle sur toi, les peuples se soulèvent / La marée haute de la Révolution va balayer tes rivages / Les nazis ont assassiné six millions de Juifs / L’Amérique raciste, cinquante millions de Noirs / Quatre siècles d’esclavage c’en est assez / GUNS BABY GUNS / La longue marche des indiens CHEROKEE sur la « piste des larmes » / Dépossédés de leurs terres, massacrés / Faisons taire les voix de la prudence : Les cris de notre souffrance guideront nos actions / Il y a une différence considérable entre trente millions de Noirs désarmés / Et trente millions de Noirs armés jusqu’aux dents / CHEROKEE CHEROKEE GET GUNS AND BE FREE »
Répression fut censuré par l’O.R.T.F. en un temps où Marchais et Krivine arrivaient parfois à dire des choses en direct à la télé. Colette Magny n’en eut pas l’occasion. Pas plus qu’elle n’obtint du Ministère aux Affaires Culturelles sa licence de musicienne ambulante qui lui aurait permis de chanter dans les jardins publics.
James Marshall Human Arts Trio : Illumination (Freedonia, 2016)
Le jazz – ce qu’il implique d’interrogations – oppose et opposera toujours deux lignes qui farouchement s’opposent quand elles ne parviennent pas à se compléter : la tradition et la création. Ce disque, publié par Freedonia Music, est un document d’importance qui illustre à merveille cette musique parallèle, née de la tradition autant que de la création.
Dans les années 1970, à St. Louis, Missouri, se fit entendre l’Human Arts Ensemble dans lequel donnèrent de la voix des musiciens tels que Charles Bobo Shaw, Hamiet Bluiett, Julius Hemphill, Oliver Lake, John Lindberg, Joseph et Lester Bowie… Luther Thomas, aussi, auquel le son du saxophoniste James Marshall fait écho dès les premières secondes de cet enregistrement daté de 1979. A cette époque, Marshall a pourtant quitté St. Louis et ses partenaires de jeu sont (seulement) deux percussionnistes, Frank Micheaux et Jay Zelenka (aujourd'hui aux manettes du label Freedonia) : c’est donc l’heure de l’Human Arts Trio. Dans les saxophones (soprano, alto, ténor) de Marshall, bien sûr, on entend Coltrane, Coleman, Redman, Lasha, et ce Thomas d’associé… Ce qui ferait de Marshall un petit maître…
Et donc ? L’écoute d’Illumination s’en trouve-t-elle atteinte – comme on le dirait d’une oreille ? L’abandon de son phrasé illumine (c’est le mot) les deux premières plages du disque, quand ses expérimentations – de saxophone en flûte, le voilà jouant une demi-heure durant sur Life Light de et avec un écho qui sublime jusqu’aux percussions – s’écoutent avec un plaisir non feint. En guise de « bonus », une quatrième plage enregistrée plus tôt : le même trio augmenté de deux souffleurs (au nâgasvaram, notamment) : Michael Castro et Alan Suits. Non de free jazz, c’est là une autre histoire de son qui mêle des tambours lointains à d’insistants instruments à vent. Le brouhaha étonne, désarme même : assez pour remercier Jay Zelenka d’avoir ressorti ces enregistrements sur cassette que le péril menaçait. .
James Marshall Human Arts Trio : Illumination
Freedonia
Enregistrement : 1979. Edition : 2016
Guillaume Belhomme © Le son du grisli
John Corbett : Vinyl Freak. Love Letters to a Dying Medium (Duke University Press, 2017)
Avant d’être le galeriste qui, depuis Chicago et associé à Jim Dempsey, réédite d’indispensables disques de jazz et d’improvisation (Joe McPhee, Peter Brötzmann, Staffan Harde, Tom Prehn…), John Corbett signa de nombreux textes sur d’indispensables disques d’improvisation et de jazz. Pour DownBeat, notamment, dans une colonne dont le titre est repris (rien n’est jamais dû au hasard) par celui de ce livre : Vinyl Freak.
Ancien collectionneur de papillons, Corbett revient en introduction sur ses premières émotions d’auditeur et, surtout, de palpeur de vinyle – Sun Ra, déjà, employé dans les Sensational Guitars Of Dan & Dale jouant les thèmes de Batman And Robin (disque Tifton). Après quoi, rassemble-t-il un lot de confessions obligées par les vinyles, tous de son choix (mais pas tous 33 tours, ni tous « anciens », puisqu’on y trouve par exemple Irregular, 45 tours de Martin Küchen / Martin Klapper estampillé Fylkingen).
Puisqu’il travaille alors pour DownBeat, Corbett fait avec un lectorat (ce peut être une simple supposition) peu ouvert d’esprit : ses premiers papiers évoquent en conséquence Philly Joe Jones, Paul Gonsalves, Chris McGregor ou Tom Stewart – cornettiste dont le Sextette/Quintette cache quand même Steve Lacy (Young Lacy, Early Days…).Alors, voilà que le propos « déraille », car Steve Lacy est, avec Sun Ra – Corbett a consacré au pianiste et chef de crew plusieurs ouvrages, dont Sun Ra + Ayéaton : Space, Interiors & Exteriors 1972 –, le musicien qui parle sans doute le plus au mélomane qu’il est. Une fois en / dans la place, le Stewart de Troie, de cinq ou de six, peut ainsi décharger Mauricio Kagel, Anthony Braxton, Diamanda Galas, Franz Koglmann, Morton Feldman, François Tusques, The Residents, Bill Dixon ou David Toop…
Bien sûr, l’occasion (et la quête de l’occasion) est pour Corbett celle de parler de lui : dire la différence à faire entre un Diskaholic Anonymous – faut-il revenir sur l’association Mats Gustafsson / Thurston Moore / Jim O’Rourke ? – et un simple snob, son avis sur la compétition (avec le même Gustafsson, notamment, avec qui il échange depuis longtemps, comme le disait cet article d’un one-shot jazz Stop Smiling), la place qu’il réserve à l’esthétique dans un panier de crabo-collectionneurs ou l’espoir qu’il a de voir rééditées des perles sorties jadis à quelques centaines d’exemplaires – ainsi établit-il, comme en complément à ses papiers DownBeat, une liste de 131 tirages limités (certes, pas que) à aller « retrouver » d’urgence.
Premier de tous, ce Weavers du trio Günter Christmann / Paul Lovens / Maarten Altena que publia Po Torch en 1980. Dans la liste, aussi : deux Lacy, mais elle aurait pu en contenir davantage – Corbett & Dempsey ont récemment racheté un lot de bandes à Hat Hut, ce qui augure de rééditions. Autant de conseils intéressés qui ajoutent aux curiosités – A.K. Salim (dans le groupe duquel on trouvera la saturnien Pat Patrick en plus de Yusef Lateef), Orchestre Régional de Mopti, The Korean Black Eyes (là se situe peut-être la frontière entre freak et snobisme dont nous parlions tout à l’heure) – que renferme le livre en plus de celle, orange, qui prend la forme d’un flexi : interprétation d’It’s A Good Day par Sun Ra au clavier. Quelques secondes – une minute ou deux, vraiment ? – qui ajoutent au « curieux » de la chose et la rendent anecdotique, et la rendent indispensable.
John Corbett : Vinyl Freak. Love Letters to a Dying Medium
Duke University Press
Edition : 2017
Guillaume Belhomme © Le son du grisli
New Routines Every Day : You Never Know What Is Enough / Unless You Know What Is More Than Enough (Pulver und Asche, 2017)
Ce sera ma dernière chronique de l’année (scolaire) mais que les cancres ne se rassurent pas : il ne s’agit pas d’une sortie. Une promenade, tout à peine, et en Suisse encore, grâce au label Pulver und Asche qui produit un double LP du duo (= Rudy Decelière & Marcel Chagrin) New Routines Every Day : You Never Know What Is Enough / Unless You Know What Is More Than Enough, enregistré (dans les conditions du direct, comme on disait dans le temps) en 2015 par un projet datant de l’année d’avant.
Un double LP, vous le savez aussi bien que moi, c’est parfois beaucoup, et beaucoup, vous le savez aussi, c’est très souvent trop. Or, là… non… Toute « cinématographique » qu’elle nous est présentée, la musique du duo passe très bien sans l’image. Oui, d’accord, il faut aimer les field recordings exotiques ou bizarres (c’est Decelière, mais le volume n’est pas fort et les rec. ne sont pas si nombreux) et les guitares électriques suspendues à des pylônes (c’est Chagrin, qui va chercher de l’énergie à la source) qui crachouillent et tremblotent.
On pense parfois (quand on y pense) à une possible BO d’un Lynch ou d’un vieux Wanders, à la guitare électroperturbée de Martin Siewert (non, pas Ry Cooder, même si parfois…), aux expériences et à l’humour de Luc Ferrari de temps en temps. Comment dire autrement qu’en disant que tous ces champs magnético-musicaux sont jolis qu’ils le sont, jolis (et même plus). Car on en a entendu, de la guitare, après tout ; et des guitares même ; et beaucoup de guitares et vous savez comme moi que beaucoup... ! Et voilà que celle de Chagrin nous dit que tout n’était pas fini, qu’il suffisait de triturer des cordes sur des bandes pour que les bandes sonnent à merveille. Et, vous le savez comme moi : à merveille, c'est beaucoup.
New Routines Every Day : You Never Know What Is Enough / Unless You Know What Is More Than Enough
Pulver und Asche
Edition : 2017.
2 LP : You Never Know What Is Enough / Unless You Know What Is More Than Enough
Pierre Cécile © Le son du grisli
Arto Lindsay : Cuidado Madame (Ponderosa / northern Spy / P-Vine, 2017)
Un nouveau disque d’Arto Lindsay, c’est toujours un (petit) événement. Une envie de découvrir et une appréhension accrochée à la queue de cette envie : n’aura-t-il pas trop abusé des synthés ou de la basse de son fidèle Melvin Gibbs ? et les nouvelles chansons, comment sont-elles les nouvelles chansons ? Car il faut avouer que c’est souvent les montagnes russes, avec Arto. Un coup nous voilà parti dans une complainte brésilienne que n’aurait pas reniée le tropicalisme le plus triomphant, un autre c’est dans un marasme à couches électroquatrevingt qu’il peut vous plonger quand il n’essaye pas de vous perdre dans des expérimentations parfois alambiquées…
Sur ce nouvel album studio (plus de dix ans après Salt, même si depuis il y a eu la sortie de Scarcity, avec Paal Nilssen-Love), notre homme est accompagné du fidèle Gibbs et s’est adjoint (entre autres) les services de musiciens qui promettent : le pianiste Patrick Wilson, le guitariste Patrick Higgins et le percussionniste Kassa Overall (qui a battu le tambour derrière Geri Allen ou Peter Evans). Avec Higgins, il cosigne par exemple cet Arto vs. Arto, un clash de guitares et de programmations qui renvoie à ses expérimentations les plus radicales (avec DNA mais aussi avec ses duos avec Peter Scherer ou ses exploits guitaristiques dans les Lounge Lizards).
Mais avant et après, il balance (oui, « balance »), comme à son habitude, entre des loops nonchalantes et des jeux de construction audacieux. Côté Brésil, Arto copie et colle le candomblé, met des mots sur une partition du violoniste Luis Filipe de Lima ou compose avec son amie Marisa Monte ou le jeune chanteur Lucas Santanna. Bref, il explose, comme à son habitude encore, toutes les frontières et si ça ne marche pas toujours on lui redira, pour Grain by Grain, Deck ou Uncrossed, tout le bien qu’on pense de lui, de son talent, de ses excès et même… de ses défauts !
Arto Lindsay : Cuidado Madame
Ponderosa Music & Art / P-Vine / Northern Spy
Edition : 2017.
Pierre Cécile © Le son du grisli
Philippe Lauzier : Dôme (Small Scale Music, 2017) / A Pond In My Living Room (Sofa, 2017)
C’est une bien belle cassette que ce petit Dôme. Voilà, c’est (déjà) dit. D’autant que la musique de Philippe Lauzier, je ne l’attendais pas spécialement, ni avec empressement ni au tournant. En plus, moi qui le croyais clarinettiste ou saxophoniste (je l’avais entendu avec Éric Normand ou avec Martin Tétreault et Pierre-Yves Martel dans XYZ), voilà qu’il débarque ce 31 juillet 2015 en installateur cithariste à laptop (et en short, une photo le prouve, ce ‘est pas moi qui invente)… Il faudra faire avec.
La cassette est jaune comme un soleil, et ce n’est pas pour rien. Car Lauzier vous décoche de ces rayons en manipulant ces cordes rattachées les unes aux autres, fantomatiques, crépitantes, bourdonnantes, sifflantes, déraillantes, en un mot : sciantes ! Que notre homme en pince pour les cordes, cela ne se discute pas. A tel point qu’il les arrache à leur nature, elles qui méritent plus que ces vieilles caisses de bois et de résonance, et les sublime dans ce qui ressemble à un fabuleux ballet électroacoustique. Est-ce assez d’éloge ? En tout cas, c’est bien la première fois que je me plains d’un coup de soleil.
En guise de pommade réparatrice, je conseillerai maintenant d’écouter d’une traite un autre enregistrement du même Philippe Lauzier, A Pond In My Living Room. Le disque est édité par Sofa et m’a donné à réentendre le musicien à l’instrument que je lui connaissais jusque-là, la clarinette basse. On connaît le genre de musique défendue par le label norvégien (d’Ingar Zach & Ivar Grydeland à Robin Hayward & Martin Taxt en passant par Kim Myhr), et Lauzier s’essayait donc au printemps 2016 à une acoustique d’un genre « réductionniste ». Pas tout à fait « réductionniste », pour tout dire, mais plutôt à strates drono-planantes sur fond « Bleu pénombre », pour reprendre le titre du premier morceau.
Tout au long de cette plongée en eaux troubles (de Pond à Water, c’est un CD de potomane ou je ne m’y connais pas en gueuze), Lauzier maîtrise son sujet. Sa clarinette oscille, c’est donc une clarinette sinusoïdale. Ses multiples remous (il y a parfois plusieurs clarinettes à la fois, celle-ci ou celle-là peut être reprise par un sampler ?) sont apaisantes. Sa technique de la clarinette (c’est bien ce que j’avais entendu avec Normand, Martel et Tétreault) est aussi impressionnante que son travail avec les cithares et le laptop. C’est dire (ou écrire).
Philippe Lauzier : Dôme
Small Scale Music, 2017
Philippe Lauzier : A Pond In My Living Room
Sofa, 2017
Pierre Cécile © Le son du grisli
Bruno Fernandès : Vocations de l’ombre : Haino Keiji, Une autre voix / Voie du rock (Les Presses du Réel, 2017)
« Guitarroriste », bluesman insulaire, dandy détaché des conventions… D’une brochure jadis tirée à une centaine d’exemplaires, Bruno Fernandès a fait un livre conséquent sur Keiji Haino et son œuvre. Et si, de l’aveu même de l’auteur, ce livre « ne se veut nullement exhaustif », sa composition n’en est pas moins habile et sa force évidente.
Ainsi, Fernandès nous invite-t-il à pénétrer l’univers – l’utilisation de ce terme, pour le cas qui nous intéresse, n’est pas exagérée – de Keiji Haino par de nombreuses et différentes portes ou entrées. Au fil de la lecture apparaît un portrait cubiste du musicien dont les multiples facettes disent le parcours (l’harmonica d’abord, puis les débuts en Lost Aaraaff…), les influences (Blue Cheer, Doors, Pierre Schaeffer…), l’environnement (Fernandès nous conte une courte histoire du rock, du jazz et du noise japonais), les goûts (pas de classique, pas de free si ce n’est celui d’Albert Ayler) et les diverses intentions (« le rock est enfoui en moi », dit Haino, ce qui ne l’empêcha pas de défendre de doux refrains sous le nom d’Aihiyo).
Pour aider peut-être à percer le mystère Keiji Haino, un disque a été glissé dans le livre. Trois enregistrements inédits (un solo studio daté du début des années 1990 et deux extraits de concerts donnés en 2001 et 2002) illustrent le vague à l’âme du créateur au son d’une ballade défaite, d’un rock garage (en duo avec le bassiste Yasushi Ozawa) ou d’une délicate pièce pour voix. Jadis, le saxophoniste Booker Ervin expliqua : « Il y a différents genres de blues, et je voulais simplement en jouer de différents. » Peut-être est-ce le même dessein qu’a toujours poursuivi Keiji Haino, qu’il continue de poursuivre aujourd’hui.
Bruno Fernandès : Vocations de l’ombre : Haino Keiji, Une autre voix / Voie du rock
Les Presses du Réel, 2017
Guillaume Belhomme © Le son du grisli
Burkhard Beins, Lucio Capece, Martin Küchen, Paul Vogel : Fracture Mechanics (Mikroton, 2017)
La rencontre date d’octobre 2014 : une radio étudiante de Lubiana (89.3 FM) recevait et enregistrait Burkhard Beins (caisse claire et objets, cithare sous EBbow et oscillateurs), Lucio Capece (saxophones soprano, enceintes sans fil et préparations), Martin Küchen (saxophone ténor, flute, radio et iPod) et son compagnon de Chip Shop Music Paul Vogel (je cite : « air from another planet contained in terrestrial glassware »). Elle paraît aujourd’hui sous le titre Fracture Mechanics.
Sur les quatre pièces du disque, les musiciens vont au son d’une improvisation (forcément) électroacoustique qui fait grand cas du ou des rythmes. Ainsi l’auditeur y pénètre-t-il au son de conversations ayant précédé cette prestation « on air » avant de faire face aux premiers graves de percussions diverses – on ne saura que rarement si la « percussion » enregistrée répond à l’agacement d’un instrument ou à celui d’un objet « quelconque ». Certes, l’environnement reste électronique mais les saxophones n’en démordent pas : une place leur est réservée dans ces labyrinthes de rythmes minuscules. Alors tiennent-ils une note quelques secondes durant ou en répètent une autre comme pour ramener le groupe à la raison : la musique n’est-elle qu’une suite de parasites tremblants ? de rythmes individuels que l’on se passe sous le manteau ? de raclements d’objets ou de craquements radio ?
D’une enceinte, perce soudain une voix d’un autre âge, c’est-à-dire d’un autre art musical : elle offre un supplément d’âme à l’exercice électroacoustique partagé par quatre habitués du genre. Leur association, en plus d’être rare, est épatante.
Burkhard Beins, Lucio Capece, Martin Küchen, Paul Vogel : Fracture Mechanics
Mikroton / Metamkine
Edition : Octobre 2014. Edition : 2017.
CD : 01/ Transubstantiation 02/ Pebble Snatch 03/ Pendentive 04/ Transmogrification
Guillaume Belhomme © Le son du grisli
Strotter Inst. : Miszellen (Hallow Ground, 2017)
Depuis la fin des années 1990, Christoph Hess fait tourner ses platines sous pseudo Strotter Inst. La particularité est qu’il ne prend même plus la peine de déposer de vinyles sur ses machines tournantes et donc qu’il compose dans le vide. C’est d’ailleurs là que réside le mystère de sa techno minimaliste ou de sa rotobik envoûtante.
Maintenant, la particularité de Miszellen est de prouver que Strotter Inst. ne respecte rien, même par la particularité dont je viens de parler. Sur ce double LP, il puise en effet dans ses influences musicales pour s’en servir de matériau brut (de défrocage). C’est ce qui explique que ce nouveau Strotter Inst., eh bien, ne sonne pas tellement Strotter Inst. Il n’en est pas moins recommandable, car Hess y ouvre des boîtes qui cachent des boîtes qui cachent des boîtes…
Et c’est à force d’ouvrir tout ça qu’il habille ses structures élastiques, jonglant avec des samples qui donnent à ses atmosphères de nouvelles couleurs. Si ce n’est pas toujours convaincant (je pense au violoncelle qui a du mal à faire bon ménage avec l’électronique sur la plage Asmus Tietchens ou à la relecture de Darsombra) on trouve quelques perles sur ce disque, que ce soit dans le genre d’une strange ambient inspirée par Nurse With Wound ou Ultra ou quand il joue à la roulette sous les encouragements de RLW. L’autre grand intérêt de Miszellen est qu’il permet de dénicher des morceaux d’indus sur lesquels on ne serait peut-être jamais tombé sans les conseils avisés de Strotter Inst.
Strotter Inst. : Miszellen
Hallow Ground
Edition : 2017.
2 LP : A1. AAADSTY : Spassreiz beim Polen (a miscellany about TASADAY) A2. ABDMORRS : Yaeh-Namp (a miscellany about DARSOMBRA) A3. ACEEH IMNSSSTTU : Artigst nach Gutem changiert (a miscellany about ASMUS TIETCHENS) – B1. BEEEENQU : Snijdende Tests (a miscellany about BEEQUEEN) B2. DEHIN NOR STUUWW : 105 Humorous Print Diseases (a miscellany about NURSE WITH WOUND) B3. GIILLMSS U : Juli enteist Jute (a miscellany about SIGILLUM S) – C1. 146DP : typisch CH-Hofpresse (a miscellany about P16D4) C2. AHMNOT : Ahnenreihe O.T. (a miscellany about MATHON) C3. EFOSTU : Acid Hang (a miscellany about FOETUS) - D1. LRW : Keilhirnrinde... (a miscellany about RLW) D2. ÄDEKL : Seismic Sofa Gang 44 (a miscellany about DÄLEK) D3. ALRTU : Mysterious Flowershirts (a miscellany about ULTRA)
Pierre Cécile © Le son du grisli
Neuköllner Modelle : Sektion 1-2 (Umlaut 2016)
Cette chronique est extraite du second numéro papier du son du grisli, qui paraîtra le 11 juin 2017 et peut être précommandé sur le site des éditions Lenka lente. Elle illustrera un long entretien avec le saxophoniste Bertrand Denzler.
Le 21 mars dernier à Paris, église Saint-Merry, on a pu apercevoir (et entendre, si l’on était motivé) Sven-Åke Johansson entre deux larrons en foire Sonic Protest. On sait le goût qu’a le batteur pour les standards, mais « Chante France ! », projet de réinterprétation d’anciens airs de variété française mené par Oliver Augst et Alexandre Bellenger, brilla surtout par la façon qu’il eut d’enterrer sous une insipidité rigolarde et satisfaite les multiples talents de leur invité. Etrange, pour leur spectateur, d’avoir à se poser la question suivante : comment, devant l’immense Sven-Åke Johansson, puis-je regretter Michel Delpech, voire Mike Flowers ?
Le premier atout du trio Neuköllner Modelle – concert enregistré en 2015 à Berlin, Sowieso – est de nous permettre de revenir à Johansson dans des conditions moins éprouvantes et même, pour le dire dès à présent, idéales. A l’écoute de ces deux pièces improvisées, on imagine mal, en effet, retomber sur ce batteur au regard perdu qu’on avait envie de tirer par la manche jusqu'à un partenaire à sa mesure – Quentin Rollet, qui traînait par-là pour jouer ensuite en compagnie de Nurse With Wound, aurait été un excellent choix, mais passons. Sur cette référence Umlaut, donc, la compagnie n’est pas la même : Bertrand Denzler est au saxophone ténor et Joel Grip à la contrebasse. Et c’est autre chose.
D’autant que cette chose-là n’attend pas qu’on lui réponde par un sourire de connivence. Elle va plutôt à distance sur le balancement de deux notes de basse et des cymbales légères, puis « progresse » par paliers : ainsi le saxophoniste remet-il immédiatement sur le métier une phrase à peine terminée pour l’allonger un peu, la reformuler ou même la transformer. Dans une configuration qui pourra rappeler celle – ténor en lieu et place de l’alto, certes – de l’Ames Room de son camarade Jean-Luc Guionnet, Denzler entreprend l’improvisation d’une autre manière : non pas en déclinant un motif avec autorité d’un bout à l’autre de la pièce mais en tournant autour avec célérité. Jouant ici de l’attisement inhérent aux ruades de Johansson, là avec l’archet complice de Grip (c’est ici pourtant la première rencontre du trio), il compose en derviche inspiré. Pour preuve, Sven-Åke Johansson parlera ensuite de musique « d’une conceptualité toute nouvelle », c’est dire… et, cette fois, mérité. […]
Neuköllner Modelle : Sektion 1-2
Umlaut
Edition : 2016.
LP : Sektion 1-2
Guillaume Belhomme © Le son du grisli