Le son du grisli

Bruits qui changent de l'ordinaire


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Archives des interviews du son du grisli

Franz Koglmann : Flaps / Opium for Franz (Black Monk, 2019)

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Il fut un temps où Franz Koglmann ne s’embarrassait pas – sans que cela n’ôte rien aux charmes de sa musique – de préciosité : il répétait, voilà tout ; s’y essayait peut-être. Entre musiques classique et contemporaine, jazz et expérimentations, il a d’ailleurs longtemps hésité. Et puis, en 1973, il invita Steve Lacy à jouer avec lui ; en 1976, ce fut au tour de Bill Dixon. Flaps et Opium for Franz, les fruits de ces séances que Koglmann autoproduira sous étiquette Pipe (c’est que le souffleur viennois aspire en pipe) sont aujourd’hui réédités – au début du XXIe siècle, Koglmann en consignait déjà une sélection sur Opium (Between the Lines).

Le 26 avril 1973 à Vienne à la trompette et au bugle, l’Autrichien enregistrait en quartette – Toni Michlmayr (contrebasse), Walter Muhammad Malli (batterie) et Geird Geier (électronique) – augmenté de Steve Lacy. Puisque dédié à Pee Wee Russell, c’est bien de jazz dont parle encore Flaps, le morceau-titre de l’enregistrement. Koglmann et Lacy, à l’unisson, y déposent un court motif que l’électronique de Geier vient bientôt bouleverser. C’est d’ailleurs elle qui met les autres musiciens devant le fait accompli : le « free » d’hier va devoir faire avec la technologie du jour, voire avec les ambitions de demain. Mais pas au point, non plus, de leur faire ravaler tous leurs excès : de tarentelles où les vents refusent de suivre la même ligne (Misera Plebs, Take 1) en frasques imaginées de conserve (Flops), Koglmann emprunte à Lacy bien des airs (ne croirait-on pas Bowery du soprano ?) ; et quand Geier fait son retour, toujours à contre-courant, leurs répliques – celles, aussi, du bel archet de Michlmayr – balaient l’affront dans un fracas terrible.

En 1975 et 1976, Koglmann et Lacy se retrouvent à Paris et à Vienne : de ces nouvelles rencontres, Opium retient un titre enregistré en quartette avec Geier et Michlmayr et deux autres en quintette dans lequel se font entendre le tromboniste Joseph Traindl, le contrebassiste Cesarius Alvim Botelho et le batteur Aldo Romano – bien moins subtil que Malli. Koglmann règle là son pas sur celui de Lacy et Geier se fait moins surprenant.

C’est pourquoi Opium fait surtout effet en première plage, où deux trompettes (Koglmann et Dixon), un saxophone ténor (Steve Horenstein), une contrebasse (Alan Silva) et une batterie (Muhammad Malli) interprètent une composition que Dixon dédia à Koglmann : For Franz. La prise date d’août 1976, elle aurait pu avoir été enregistrée dix ans plus tôt ou encore vingt ans plus tard : les deux trompettistes n’ont que faire de leur époque, ils s’entendent au-delà, le temps de dix-sept minutes, en 1976, soit toute une époque.

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Franz Koglmann : Flaps / Opium for Franz
Black Monk
Réédition : 2019.
Guillaume Belhomme © Le son du grisli

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Eric Dolphy : Musical Prophet. The Expanded 1963 New York Studio Sessions (Resonance, 2018)

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Le 18 avril 1963, Eric Dolphy emmène J.C. Moses, Richard Davis et Ed Armour, sur la scène du Carnegie Hall, puis doit attendre la fin du mois de juin pour retrouver le chemin de la scène – celle, en l’occurrence, du Take Three. Sans le savoir, au fil de ces concerts, le musicien met sur pied la formation qui le suivra bientôt en studio à l’invitation du producteur Alan Douglas. (…) Début juillet 1963, sont ainsi organisées, de 16 heures à 3 heures du matin, quelques séances pendant lesquelles Dolphy essaye différentes formations, faisant appel à certains de ses partenaires réguliers (Richard Davis, J.C. Moses, Eddie Khan) aussi bien qu’à de nouvelles recrues (Sonny Simmons, Prince Lasha et Bobby Hutcherson, qui occupe au vibraphone la place laissée vacante dans le groupe par Herbie Hancock). À souligner, aussi, le remplacement d’Ed Armour par Woody Shaw, et l’intervention de Clifford Jordan au saxophone soprano. [Eric Dolphy, éd. Lenka lente, 2018]

Au son du grisli, Alan Douglas s’était souvenu : « Un jour, Monty Kay me présente Eric Dolphy, à qui je m’empresse de demander ce qu’il aimerait vraiment enregistrer. Il m’a alors parlé de ce qu’il rêvait de faire, et puis nous avons passé une semaine en studio, lui, les musiciens qu’il avait choisis et moi. Nous ne cessions d’enregistrer. » De la somme d’enregistrements, le producteur fera deux disques (Conversations et Iron Man, publiés respectivement en 1963 et 1968) puis un double album (Jitterbug Waltz, auquel succédera The Eric Dolphy Memorial Album). On ne saurait aujourd’hui dénombrer les supports sur lesquels se sont retrouvés, un jour ou l’autre, de rééditions en compilations publiées plus ou moins « légalement », les titres enregistrés par Dolphy pour Douglas : qu’importe, c’est Conversations et Iron Man que Resonance réédite aujourd’hui, mais en y mettant les formes.

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Car la référence est belle : trois disques (LP publiés à l’occasion du Record Store Day's Black Friday puis CD quelques semaines plus tard) enfermés dans un étui avec un épais livret qui raconte l’histoire de cette réédition « augmentée » et recueille la parole d’anciens partenaires ou amateurs du souffleur disparu en 1964 – Richard Davis, Sonny Simmons, Joe Chambers, Han Bennink, Henry Threadgill et aussi Oliver Lake, Sonny Rollins, David Murray, Steve Coleman ou Marty Ehrlich. L’histoire en question n’est évidemment pas celle de la réédition de Conversations et d’Iron Man, mais plutôt celle des inédits qui l’accompagnent : en 1964 avant son départ pour l’Europe, Dolphy confia quelques effets personnels à ses amis Hale et Juanita Smith – qui s’exprime elle aussi dans le livret – qui les léguèrent plus tard au musicien James Newton duquel le producteur Zev Feldman s’est, sur le conseil de Jason Moran, récemment rapproché : sur les bandes que Dolphy laissa derrière lui, quelques inédits « attendaient » en effet d’être publiés tandis que d’autres prises encore, que Blue Note avait rendues public au milieu des années 1980 sur Other Aspects, valaient bien d’être rééditées.

Faire défiler les photos de Val Wilmer et de Jean-Pierre Leloir au son de Conversations – album publié du vivant de Dolphy mais qui ne continent aucune de ses compositions – et Iron Man ajoute au charme de l’ensemble : sur la Jitterbug Walz de Fats Waller ou des deux versions de Muses for Richard Davis – le 1er juillet 1963, seuls Dolphy et Davis enregistrent, notamment cette composition de Roland Hanna qui, il y a quelques années, donna son nom à une compilation de titres rares étiquetée Marshmallow Export –, lire le souvenir que le contrebassiste garde de sa rencontre avec Dolphy, du calme et de l’humilité du souffleur… L’idée qu’il se faisait aussi de Sonny Simmons, en qui Davis voyait un possible « nouveau Dolphy ». Sur l’air de Music Matador, récréation mexicaine signée Lasha et Simmons et sur laquelle la clarinette basse « déborde » à loisir, profiter une nouvelle fois de l’entente d’Eric Dolphy et de partenaires aux allures de prophètes, mais de prophètes capables d’affranchissement – Burning Spear ou Iron Man, sur le disque du même nom, le prouvent mieux que d’autres titres.

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Parmi les inédits, ce sont d’autres versions de Mandrake, sur lequel le vibraphone d’Hutcherson semble porter tous les instruments à vent ; de Burning Spear, qui fait son lot de dissonances auxquelles œuvrent neuf musiciens dont sont les souffleurs Simmons et Lasha, Clifford Jordan, Woody Shaw, Garvin Bushell et  J.C. Moses ; de Love Me, qu’un solo d’alto peut renverser entre deux délicatesses ; d’Alone Together, que l’intention du duo Dolphy / Davis peut assombrir encore… Et puis, après cet Ode to Charlie Parker qui redit l’entente exceptionnelle du duo, trouver A Personal Statement (Jim Crow, sur Other Aspects) enregistré le 2 mars 1964 par une formation dans laquelle Dolphy côtoie le chanteur David Schwartz, le pianiste Bob James, le contrebassiste Ron Brooks et le percussionniste Robert Pozar : la composition est du pianiste, qui sert l’intérêt du souffleur pour les expériences – une pièce d’un lyrisme contemporain adopte ainsi l’allure d’une valse déboîtée. Inutile, alors, de trouver une phrase de conclusion à cette courte chronique pour dire l’intérêt de cette nouvelle référence de la discographie d’Eric Dolphy. Redire alors, comme dans le livre cité plus haut, que « rien ne vaut l’écoute ».

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Eric Dolphy : Musical Prophet. The Expanded 1963 New York Studio Sessions 
Resonance Records 
Enregistrement : 1963-1964. Edition : 2018. 
Guillaume Belhomme © Le son du grisli

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Image of A paraître : Eric Dolphy de Guillaume Belhomme


Albert Ayler : Copenhagen Live 1964 (hatOLOGY, 2017)

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On a beau savoir l’air de Spirits par cœur ou presque, chaque nouvelle interprétation du thème renferme son lot d’éléments inédits – d’autant plus lorsque la formation est charismatique : auprès d’Albert Ayler, trouver ici Don Cherry, Gary Peacock et Sunny Murray, enregistrés le 3 septembre 1964 au Club Montmartre de Copenhague. Et la chose se répétera avec Vibrations, Mothers, Children et Saints

Chacun, pour avoir son expérience propre de la musique du saxophoniste, se fera maintenant sa propre idée de l’inédit que donne à entendre ce disque, et ce, même si ses six plages ne le sont pas, elles, inédites – Ayler Records les avait en effet consignées sur The Copenhagen Tapes il y a une quinzaine d’années, et Revenant enfermées dans son coffret Holy Ghost

Oui, mais : torsions du ténor déroutant les courtes interventions du trompettiste, tresses de contrebasse épousant l’allure de cymbales chaotiques, et le « chant » de Murray avec… Marches, blues et spirituals réinventés par quatre figures d’un genre nouveau : à les écouter, les réécouter, on ne peut que constater : les enregistrements des formations d’Albert Ayler en concert supportent la réédition et, même, la réécoute - celle-ci ne permet-elle pas à chaque fois de distinguer de nouveaux éléments, de tomber sur de nouvelles surprises ? 

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Albert Ayler : Copenhagen Live 1964
hatOLOGY / Outthere Music
Edition : 2017.
Guillaume Belhomme © Le son du grisli


Navel : The Hamburg Arkansas Starsound Orchestra Play Navel (Particular System, 2018)

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M’a tout l’air d’être un groupe doux ? Oui mais d’où, le groupe ? France ou Allemagne ? Le groupe (allemand, de Stuttgart, ndlr) qui n’est qu’un duo qui « is » Gage & Floyd… Avec des gens en plus dedans (je ne réciterai pas ma 4e de couverture mais y’en a plusieurs, des gens dedans).

A quoi bon l’origine ? La seule origine que je connaisse ce sont les références et les références dans le cas qui nous intéresse auraient à voir du côté de l’ambient d’Eno (je crois avoir noté dans la discographie de ce projet né à la fin des années nonante un Music For Spaceports), mais aussi du postKraut de Neu! ou du postRock de God… De Dieu, de l’ambiance à tous les étages !

J’écoute donc et je m’accroche aux lignes de guitares qui me rappellent les lignes de synthés de Schulze et consorts et je n’y trouve pas grand-chose en première face… Tout ça s’écoute, pas de problème, mais quoi de plus ? Ça drone à foison, sature à loisir, bouture à l’embranchement… De l’instrumental de paysage qui se fond bien dedans mais à un moment il y a une chose en plus.

La chose en plus arrive quand on a retourné le vinyle. Ces souvenirs datés 2000-2006 ne sonnent plus du tout fin 90’s mais bien d’aujourd’hui. L’ambient est frileuse et elle tremblote, les guitares électriques se montrent revêches et elles tremblotent. C’est là que Navel joue sa carte, dans le tremblotage qui fait de son ambient une matière frileuse et même frileuse à effriter. Qui s’effrite et froufroute. Qui froufroute et vrille. Bravo !

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Navel
The Hamburg Arkansas Starsound Orchestra Play Navel
Partycul System
Edition : 2018.
Pierre Cécile © Le son du grisli


Akio Suzuki, Aki Onda : Ke I Te Ki (Room40, 2018)

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De la collaboration qu’Akio Suzuki et Aki Onda ont entamée voici cinq ans, le label Oral avait rapporté Ma ta ta bi, souvenir d’une promenade « à l’écoute » faite par le duo dans une usine désaffectée de la banlieue de Bruxelles. C’est ici un environnement moins hostile que les deux hommes ont eu, à l’automne 2015, à cœur de faire chanter : Emily Harvey Foundation, loft de New York ayant jadis abrité George Maciunas.

Puisqu’il n’est donc pas celui d’un oiseau, il faudra déterminer l’origine du sifflement qui ouvre Ke i te ki, terme qui désigne en japonais le son d’une alarme ou un sifflet utilisé pour alerter, explique Aki Onda. C’est là un signal qui indique qu’après s’y être préparé une journée durant, les musiciens ont commencé leur exploration : à l’écoute encore et répondant cette fois aux conditions du concert devant un petit comité, ils composent trois pièces qui épousent et l’heure et l’endroit.

Sous ce premier sifflement, étrangement musical, Akio Suzuki et Aki Onda déposent bientôt une basse continue : alors l’aigu est passé en machine tandis que des enregistrements de terrain – les micros sont partout, pour augmenter les sons archivés – sont projetés à la volée. Les musiciens eux-mêmes volettent maintenant, puis tourbillonnent au son d’une électronique importune et parmi le chant d’une pierre, le froissement d’un papier, les cris d’un bestiaire éparpillé… Ils font du beau avec du « là », et saisissent à force de qui-vive.

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Akio Suzuki, Aki Onda : Ke i te ki
Room40
CD : 01/ Ke I Te Ki 02/ Yo Ru No To Ba Ri 03/ Hi Ka Ri
Edition : 2018.
Guillaume Belhomme © Le son du grisli



Body/Head : The Switch (Matador, 2018)

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L’heure n’est plus à l’intention – presque déloyale sous ses airs de franchise – de tout dire, et de tout dire encore dès les premières secondes, pour laisser ensuite la première expression en suspens de longues minutes durant… la remplir de fulgurances, l’agacer de temps à autre au son d’une mésentente, l’abandonner enfin quand l’imagination peine à la déroule.

C’est que Body/Head n’est plus l’association d’une bassiste-icône et d’un post-ado que la guitare tourmente davantage que le quotidien : les bruits sont désormais bel et bien là, forgés et même assimilés au gré de combien de concerts, au point que même les disques – passage obligé encore, semble-t-il, malgré les « temps difficiles » – en sont pleins. Celui-ci, le dernier en date, s’ouvre sur le son d’un jack que l’on branche et rebranche dans une guitare électrique.

La guitare est le premier instrument du duo, la voix le second : Bill Nace hésite entre deux notes, vibre en conséquence ; Kim Gordon garde à tout jamais ou presque ses distances. Aguerris, ce sont-là deux véritables personnages jouant volontiers de faux-semblants, et pourquoi ne le feraient-ils pas ? De poses en postures, Gordon – qui donne de la voix comme jamais, depuis Dirty – et Nace font leur affaire de bruits divers : retours d’ampli, grésillements, arpèges las, motifs rabattus au médiator, replis en mélodie…

Et alors, donc ? Body/Head n’a que faire des genres – avec ses trois instruments combien en évoque-t-il au gré des séquences de The Switch ? Noise atmosphérique, post-indus, poésie sonore malade de ses propres mots, sentences valant musique et, même, chansons expérimentales changées en serments. Si les mots existent chez Body/Head, les mots peinent à dire ce qu’il se passe au son, c’est-à-dire ce qui arrive de plus beau : le grand disque, à ce jour, de l’association Gordon / Nace. Le plus beau disque, qu'est-ce à dire ?, de Body/Head.

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Body/Head : The Switch
Edition : 2018.
Matador
Guillaume Belhomme © Le son du grisli


Jacques Demierre, Anouck Genthon : Tǝɣǝrit (Confront, 2018)

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Sur son « intérêt pour la voix, le rapport entre la langue et la musique, le lien avec l’expérience de la linguistique (…) et, par-dessus tout, le rapport au sonore que sous-tend l’universalité de l’expérience du langage, qui ouvre sur un champ de possibles où créer du sens, mettre en forme, composer avec des matériaux appartenant à des mondes différents »*, Jacques Demierre a bâti une partie de son œuvre. Et Tǝɣǝrit est l’une des références de cette partie.

Composé en compagnie du fidèle Vincent Barras et réinventé, en quelque sorte, au côté de la violoniste Anouck Genthon, Tǝɣǝrit délivre des messages qui nous échapperont forcément, autant sur la forme que sur le fond. S’il s’agit de Voyelles, c’est par exemple bien un mot qu’on croit ici entendre, un mot forcément déformé à loisir : d’ « orgie » en « bougie » possibles, l’auditeur hésite alors et, s’il tarde trop à prendre une décision ou si la prononciation à peine entamée d’un nouveau phonème le distrait, se fera reprendre d’un coup d’archet.

A défaut de pouvoir déchiffrer le langage parlé de Demierre – de sa nouvelle mouture, en tout cas –, s’inquiéter de hiérarchie. Ainsi le violon de Genthon semble-t-il encadrer les expériences du vocaliste en tenant compte de ses stratagèmes et de ses effets : un mot déformé, un cri soudain, un grognement, une interjection valant repli… L’archet peut être franc, gratter la corde de façon plus « expérimentale », imiter le shamisen, agacer le partenaire… Ainsi, malgré la différence des gestes et des formulations, voix et violon, violon et voix, tissent des entrelacs qui, peu à peu, structurent un réseau musical des plus attachant.

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Jacques Demierre, Anouck Genthon : Tǝɣǝrit
Confront
Enregistrement : 2017. Edition : 2018.
Guillaume Belhomme © Le son du grisli


Milford Graves : Bäbi (Corbett vs. Dempsey, 2018)

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L’art de Milford Graves est né d’une respiration et s’est changé en langage : ses expressions sont des trouvailles, ses injonctions des merveilles. Depuis La lecture de sa conversation avec le guitariste Garrison Fewell, on sait aussi que l’art de Graves est celui d’un cœur qui bat.

A ce cœur qui est le sien, le percussionniste emboîte le pas depuis les années 1960. De New York Art Quartet en duos avec Don Pullen (ce Nommo jadis autoproduit), Andrew Cyrille, David Murray ou John Zorn plus récemment. Ses disques rares ont longtemps attisé les attentes des amateurs de jazz créatif : Corbett vs Dempsey calme aujourd’hui leurs ardeurs en rééditant Bäbi, ancienne référence IPS augmentée de quatre pièces enregistrées quelques années plus tôt.

Bäbi, c’est Milford Graves en meneur de troupe, ou plutôt de trio : à ses côtés, les saxophonistes Arthur Doyle et Hugh Glover – sous-enregistré, ce-dernier, qui emboîta pourtant le pas à Graves en compagnie aussi de Joe Rigby. La rencontre date de mars 1976 et la musique qu’elle invente est d’une radicalité telle qu’on la dira... d’actualité. Ses cris sifflent et déclenchent le lyrisme de souffleurs écorchés : plus que « free », ce jazz est d’un naturel confondant – tout le monde ne s’accorde-t-il pas sur le fait que la nature a horreur du vide ? Au vide alors, le trio préfère l’éclat d’un feu de vie, plus que de détresse, même si ses sonorités peuvent alerter, inquiéter voire.

On ne cherchera pas à définir « l’origine » de ces tambours : les enregistrements de décembre 1969 du même trio, jusque-là inédits, brouillent les cartes davantage encore. Incantation et expression, les souffleurs expulsent, purgent et parfois dérangent. C’est la voix de Graves – son langage, une fois encore, même lointain, même inaccessible – qui rassure et explique le geste : car si le second disque donne parfois l’impression d’un enfouissement du discours (la prise de son y est certes pour beaucoup), il n’en atteste pas moins une expression franche et son « free jazz », qui claque et déclame comme nul autre, revendique l’exception : il y a un discours, dans ces bruits-là, et même un manifeste, qu’il faut relire, et vite encore. 

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Milford Graves : Bäbi
Corbett vs. Dempsey / Orkhêstra International
Enregistrement ! 1969 / 1976. Réédition : 2018.
Guillaume Belhomme © Le son du grisli


Camizole : Camizole / Camizole + Lard Free (Souffle Continu, 2018)

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Dans le premier volume d’Agitation Frite, Dominique Grimaud se souvient des débuts de Camizole : « Nous étions une bande de hippies qui s’ennuyait ferme au pied de la cathédrale de Chartres. Jacky nous a entraînés dans une première performance très inspirée par le Living Theatre, qu’il avait probablement vu à l’American Center. Nous n’avions aucun instrument ou objet, ce fut juste un long silence pour commencer, puis des souffles, des cris, des râles s’extirpant de nos corps. Nous étions tout de même une vingtaine, d’abord assis sagement par terre, puis tout s’est terminé dans une mêlée violente et totalement anarchique. Rien n’avait été répété, ni même prévu, sauf par Jacky qui nous dirigeait. Ce soir-là, très exalté, il nous a dit : Il faut absolument que l’on crée un groupe de free jazz ».

Le groupe imaginé par Jacky Dupéty accueillera de nombreux musiciens – la couverture du disque en retient quatre, dont sont avec lui Françoise Crublé (saxophone, guitare), Dominique Grimaud et Jean-Luc Dupéty (batterie, trompette, tuba) – et s’essayera à d’autres expériences sonores (notamment électroniques) sous l’impulsion d’un Grimaud obnubilé par le krautrock. Plusieurs fois enregistré jusqu’à sa disparition, en 1978, Camizole attendra la fin du siècle pour voir publié son premier disque dont cette intégrale Souffle Continu reprend évidemment le contenu.

Le « Z » de camizole aurait pu être celui de zozos si les autodidactes qui le composèrent s’étaient montrés moins inspirés, les extraits de concerts et l’enregistrement studio (c’est la même année, 1977) que l’on trouve ici attestant en effet un art du déboîtement plutôt particulier. Parce qu’il commande aux musiciens l’expression d’un free jazz sans méthode ou l’élaboration d’un folk martial mais amusé, les pousse aux frontières d’une patiente recherche sonore sur des instruments parfois minuscules et de temps à autre préparés ou à l’élaboration d’un théâtre provocateur dont le décor peut faire siens les sifflets du public, Camizole adapte ses envies aux intérêts et aux conditions du moment : bref, fanfaronne.

Si Grimaud regrette que Camizole soit resté un groupe local, celui-ci s’est trouvé quelques frères d’armes dans ce que Philippe Robert appelle l’ « underground français » : Red Noise, et puis Etron Fou Leloublan et Lard Free. En 1978, le groupe de Gilbert Artman (dont l’Urban Sax fera une place à Jacky Dupéty et Françoise Crublé) improvise plusieurs fois avec Camizole, au point de « fusionner ». Le verbe n’est pas choisi par hasard car sur un autre disque et deux autres faces, Camizole + Lard Free, c’est une autre expérience encore : le quartette augmenté d’Artman (orgue, vibraphone et batterie) et Philippe Bolliet (saxophone et basse) donne le 30 juillet 1978 près de Montpellier un concert hallucinant.

Mêlant free jazz et krautrock, l’association met au jour une musique des hauts plateaux qui, lentement, dévisse : un montage de différentes séquences sur lesquelles les instruments à vent rugissent à loisir quand la basse et puis l’orgue rivalisent de feulements. Lard Free à cette époque a publié trois disques, et Artman est là qui encourage la ferveur opérante de Camizole : mais Camizole + Lard Free est aussi, pour les deux groupes, le chant du cygne. Un chant que Souffle Continu a consigné sur un disque qui, avec la double rétrospective Camizole, a de quoi consoler Dominique Grimaud : « Il y a eu, durant les huit années d’existence du groupe, plusieurs opportunités discographiques qui n’ont pas abouti, ce qui explique cette découverte, c’est vrai, plutôt a posteriori. »

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Camizole / Lard Free : Camizole + Lard Free
Enregistrement : 1977-1978. Edition : 2018.
Souffle Continu Records
Guillaume Belhomme © Le son du grisli

RENDEZ-VOUS - VENDREDI 30 NOVEMBRE A SOUFFLE CONTINU, PARIS

Tir groupé pour la sortie du livre : Agitation Frite 3 de Philippe Robert !
Agitation Frite 3 (Philippe Robert & Guillaume Belhomme / Lenka Lente) proposent une rencontre en invitant à jouer Pepe Wismeer avec Thierry Müller et Marc Sens, pour la sortie du troisième volume d'Agitation Frite... Ainsi que Frédéric Acquaviva (également dans le livre) qui se greffera sur l'événement pour présenter ses nouvelles parutions.

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John Chantler, Steve Noble, Seymour Wright : Front Above (1703 Skivbogalet, 2017)

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Aux synthétiseurs, c’est un John Chantler tendu – pour ne pas dire nerveux – que l’on trouve ici aux côtés du saxophoniste Seymour Wright et du batteur Steve Noble. Le trio a été enregistré le 7 mai 2017 au Cafe Oto : six courtes pièces improvisées font le disque.

Sur la première, les claques que distribue Noble sont vertueuses, incitant Wright à forcer le trait d’un jeu convulsif et Chantler à trouver les sonorités capables de rivaliser avec celui-ci. Déjà, l’équilibre du trio est évident, qui s’essaye ensuite à un instable engourdissement : sur le troisième et dernier Front, Chantler semble ainsi décider de l’allure, comme il tissait hier en solitaire sa synthétique musique d’atmosphère.

Sur le premier Above, c’est par contre Wright qui en impose, dans les pas de Parker, cherchant en saxophoniste « remarkable » des formules que Noble rehaussera en pointilliste tandis que le synthétiseur, lui, ronronne ou rit sous cape. Chantler ne pouvait aborder le champ improvisé en meilleure compagnie, dont il aura su profiter jusqu’au bout – et même bousculer un peu, comme lorsqu'il s’adonne à la couture sur deux notes d’alto répétées sur Above 2.

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John Chantler, Steve noble, Seymour Wright : Front Above
1703 Skivbolaget
Enregistrement : 7 mai 2017. Edition : 2017.
Guillaume Belhomme © Le son du grisli



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