Darius Jones : Book of Mae’Bul (AUM Fidelity, 2012)
Toujours en attente de l’enregistrement qui révélera pleinement Darius Jones (cet enregistrement existe avec le Earth’s Orbit de William Hooker à cette différence près que le saxophoniste n’en est pas le leader), nous voici aux prises avec le nouveau quartet (Matt Mitchell, Trevor Dunn, Ches Smith) de l’altiste.
Comme il existe des mondes parallèles, il existe des harmonies parallèles sans cesse sillonnées par le saxophoniste. Ces harmonies désynchronisées désobéissent à la norme mais ne poussent pas les débats jusqu’au paroxysme attendu. Tout s’arrête en chemin et l’inouï que l’on sent très proche ne s’affirme jamais réellement (My Baby, Roosevelt). Néanmoins, quand les ballades qui hantent la seconde partie de Book of Mae’Bul se retrouvent prisonnières de l’harmonies malade du saxophoniste, nous percevons (et les concerts de l’altiste sont là pour le prouver) l’immense potentiel convulsif de celui-ci. Oui, quelque chose couve mais ne perce pas. Du moins, pas encore. Be Patient with Me nous précise d’ailleurs Darius Jones. Oui, soyons patients : attendons.
EN ECOUTE >>> The Enjoli Moon >>> Winkie >>> Be Patient With Me
Darius Jones : Book of Mae’Bul (Aum Fidelity / Orkhêstra International)
Enregistrement : 2011. Edition : 2012.
CD: 01/ The Enjoli Moon 02/ The Fagley Blues 03/ Winkie 04/ Be Patient with Me 05/ My Baby 06/ You Have Me Seeing Red 07/ So Sad 08/ Roosevelt
Luc Bouquet © Le son du grisli
Philip Corner, Malcolm Goldstein : Pieces from the Past (Pogus, 2011)
Les partitions de Philip Corner (qui fût entre autres l’élève de Messiaen et que le label Alga Marghen a beaucoup soutenu) ont la ligne fine. Et des envies d’ascension. Qui mieux que Malcolm Goldstein, son ami, pouvait servir ces cinq compositions écrites entre 1958 et 1985 ?
La plupart du temps seul (Corner l’accompagne au piano sur Gamelan Maya, avec un peu de Charlemagne Palestine dans l’attitude), le violoniste sublime l’art du compositeur. Pour cela, il faut que Goldstein soit funambule (ce qui tombe bien : Goldstein est un funambule), tant Corner parsème ses œuvres de provocations déstabilisantes. L’archet doit se répéter, vriller, résister aux heurts, et parfois décrocher les étoiles pour que ces compositions bouillonnantes deviennent des morceaux de musique fantastique. Après leur écoute, elles vous suivront partout. Et même vous demanderez désormais aux violons que vous croiserez ou de jouer comme Malcolm Goldstein ou de se taire à jamais.
Malcolm Goldstein : Pieces from the Past : By Philip Corner for the Violin of Malcolm (Pogus / Souffle Continu)
Edition : 2011.
CD : 01/ Philip Corner's Piece For Malcolm Goldstein By Elizabeth Munro 02/ Gamelan Antipode/s With 'Piece For String Instrument #3' 03/ Gamelan Maya 04/ The Gold Stone 05/ Piece For String Instrument #5
Héctor Cabrero © le son du grisli
Gareth Dickson : Quite a Way Away (12k, 2012)
Fidèle client des rubriques électroniques de la terre entière, le label new-yorkais 12K mérite – très – largement de quitter sa niche confidentielle en ce maussade printemps. La cause ou plutôt l’heureux présage ? Un nom, qu’on n’aurait jamais imaginé associé à la structure de Taylor Deupree, j’ai nommé l’icône Nick Drake – ressuscitée pour l’occasion, Dieu qu’elle est belle, sous les traits d’un certain Gareth Dickson. Car, nom de Zeus, quelle magnifique révélation que voilà. Tout en oubliant de fouiller les fonds de tiroir vintage pour y ressortir sa panoplie de chanteur maudit à la guitare sèche, le musicien écossais apporte une touche de modernité stupéfiante à l’auteur de Five Leaves Left, et ce n’est pas un hasard si je cite le premier des trois disques du songwriter anglais.
D’ailleurs, bien des points tragiques rapprochent les deux hommes, au-delà de l’évidence stylistique à laquelle Dickson ajoute un bluffant complément d’âme – une reverb’ comme seule Marissa Nadler sait l’utiliser. Si, on le sait, l’histoire s’est terminée tragiquement pour Drake à l’âge de 26 ans, vaincu par la maladie, la vie de Gareth D., expatrié en Argentine auprès de sa girlfriend, n’est pas exactement de tout repos, entre attaque de clébards, braquage lors duquel une balle s’est perdue (devinez qui l’a reçue) et moteur d’avion en feu dans les Andes. Qu’importe les circonstances, je suis ressorti grandi de sa découverte et ce n’est qu’un début.
Gareth Dickson : Quite A Way Away (12K)
Edition : 2012.
CD : 01/ Adrenaline 02/ Noon 03/ Get Together 04/ Quite A Way Away 05/ This Is The Kiss 06/ Happy Easters 07/ Nunca Jamas 08/ Jonah
Fabrice Vanoverberg © Le son du grisli
Fritz Hauser : Schraffur (Shiiin, 2012)
« Ce que j’aime par dessus tout, c’est la transformation du silence en son. Je viens de jouer en concert Schraffur, une pièce que j’ai écrite pour un petit gong, par accident, alors que j’étais invité à jouer dans une soirée en compagnie de cinq percussionnistes : j’ai compris que ce serait le chaos technique alors j’ai développé cette pièce pour petit gong, je l’ai gratté pendant une vingtaine de minutes : j’ai trouvé cette technique, je ne frappe plus, je gratte, je décide d’étouffements puis je gratte avec des baguettes et ça crée des harmoniques incroyables. » [Fritz Hauser, en octobre 2010, dans ces colonnes]
Avec cette pièce pour gong, le percussionniste suisse apporte à l'œuvre solo qu'il élabore depuis plusieurs décennies une résonance ahurissante ; si l'horizontalité ondulante de Schraffur empêche le qualificatif de « sommet », du moins peut-on parler à son sujet de point haut et d'heureuse surprise : la frappe sèche, directe, verticale à laquelle on associait un peu vite Hauser (alors que son jeu de balais aurait dû nous en garder) est complètement écartée ici au bénéfice de la seule hachure – qui n'est pas exactement un frottement (tel qu'Eddie Prévost pourrait en produire par exemple, à l'archet).
En près d'une heure, en une lente progression crescendo et sa redescente, Schraffur (qu'il ne faudrait pas trop hâtivement rapprocher de la composition de Tenney intitulée Koan : having never written a note for percussion), avec ses « moyens limités » (ceux qui, pour Braque, « engendrent les formes nouvelles, invitent à la création, font le style. »), réinvente le gong : du plus concret, du plus mat, au plus abstrait, au plus envoûtant, par l'obstination modeste du percussionniste, navette en main, tisserand à son métier. Dans son titre même, dans son mot, Schraffur le fait entendre : hachure d'abord, grattage du sgraffite ensuite...
Au cœur du geste et dans ses intensités subtilement variables, des impressions d'accélérations et de décélérations surgissent, concourant à l'animation de la structure de ce morceau au bombé de gong, au bombé de soucoupe sonnante qui s'élève, au bombé de mont : le Niesen que Guillaume « grisli » Belhomme évoque justement dans son beau texte d'escorte – et que Ferdinand Hodler peignit.
Une fascinante expérience d'audition. Un grand disque, qui trouve naturellement sa place dans la deep listening collection du label Shiiin, et dans toute bonne discothèque !
Fritz Hauser : Schraffur. For Gong Solo (Shiiin / Abeille Musique)
Edition : 2012.
CD : 01/ Schraffur
Guillaume Tarche © Le son du grisli
Joe McPhee, Eli Keszler : Ithaca (8mm, 2012)
On sait l’intérêt que Joe McPhee trouve depuis toujours à interroger sa force d’invention au contact de fauteurs de troubles sonores (John Snyder, Raymond Boni…). Il se peut que ces fauteurs de troubles soient batteurs (John Heward, Chris Corsano, Paal Nilssen-Love…). A cette liste pointilleuse, il faudra désormais ajouter le nom d’Eli Keszler.
La rencontre de McPhee avec le jeune homme – qui peut ailleurs user de guitares ou penser de retentissantes installations – date de 2010 et eut lieu à l’Université Cornell. Les choses qu’ils trouvèrent à se dire révèlent des références communes (free jazz, lyrisme et virulence) et des enjeux voisins (recherches sur le son quelques fois détachées de toute optique musicale). Au soprano, McPhee renvoie chacun des signaux nés de la frappe sèche de Keszler ; en halluciné qui en démontre, celui-ci peut aussi interférer dans la progression mélodique ou venir casser un sifflement endurant.
Déjà convaincant, le duo connaît un sursaut d’originalité sur la seconde face : là, McPhee retourne aux graves pour faire face aux aigus que charrient les cymbales avant de débiter des phrases qui entameront l'équilibre et la quiétude trouvées. Si Keszler démontre qu’il est en mesure de battre le tambour avec un aplomb aussi féroce que Corsano et Nilssen-Love, les mobiles phoniques qu’il déplace en compagnie de McPhee rappellent les atmosphères que ce-dernier peignit avec Snyder ou Heward. Sur cette nuance, voici la boucle bouclée.
Joe McPhee, Eli Keszler : Ithaca (8mm)
Enregistrement : 2010. Edition : 2012.
LP : A/ - B/ -
Guillaume Belhomme © Le son du grisli
Eva-Maria Houben : Druids and Questions (Wandelweiser, 2011)
Derrière la gare, encore le long des rails, il y a un petit parc idéal pour écouter, quand le temps le permet, Druids and Questions d’Eva-Maria Houben, du groupe Wandelweiser.
Qui de l’œuf Malfatti ou de la poule Wandelweiser ? Qui a eu un jour sur l’autre cette influence de silences et de succession de longues traces sonores ? Ces questions se posaient à moi avant que je ne cherche à me faire une idée d’Houben, compositrice née en 1955. Sa musique de grandes orgues offrant leurs notes au compte-gouttes, cette impression de trains passant devant moi sur les différents plans d’un tableau de brouillard, les particules qu’ils laissèrent tous derrière eux, en bref cette musique de voyage à faire plus que de trajet parcouru, me laissèrent deviner que la compositrice allemande aurait pu tout aussi bien être aiguilleuse de trains. Son originalité lui aurait conseillé pour ce faire de souffler sur les machines. Celles-ci l’auraient remercié en chantant.
Eva-Maria Houben : Druids and Questions (Wandelweiser / Metamkine)
Edition : 2011.
CD : 01/ Druids and Questions
Héctor Cabrero © Le son du grisli
MonoMono : ADSR (Firework Edition, 2011)
En quatre titres (dont les premières lettres forment une sorte de sigle, ADSR), les Suédois de MonoMono m’ont presque réconcilié avec la méthode de « Suédois sans peine » que j’ai abandonnée il y a des années (presque en même temps que mes rêves d'aller me faire voir jour dans ce pays). Car le duo parle beaucoup, & dans sa langue maternelle la plupart du temps.
Je ne comprends donc rien à ce qui se dit sur le disque, mais l’effet de ces paroles est un plus indéniable pour leur musique électronique, qui rappelle Kraftwerk tout en poussant un peu dans l’expérimentation minimale ou encore Bruce Gilbert. Les orgues et les potentiomètres donnent dans une musique à codages où les craquements et les larsens batifolent. Alors que la voix fait preuve de sévérité (parfois de monotonie), l’électronique s’amuse de sons hétéroclites qui rappellent souvent ceux des jeux vidéo de consoles à bits restreints. Pas nouveau, certes, mais il y a de l’idée.
MonoMono : ADSR (Firework Edition).
Enregistrement : 2008-2010. Edition : 2011.
CD : 01/ Attack 02/ Decay 03/ Sustain 04/ Release
Pierre Cécile © Le son du grisli
Tony Marsh : Quartet Improvisations (Psi, 2011)
Au début, cloitrés ans la désormais célèbre St. Peter’s Whitstable, ils tâtonnent, refusent la séparation, rejettent que se désigne ou s’impose une forme. Tout au plus, remarque-t-on l’engouement du percussionniste à englober sa résonnance dans les filatures des trois autres.
Sans se désunir, apparaissent maintenant des envies d’émancipation. Ces guides où s’implorent quelque mélodie ancestrale et où se diffusent quelque souple pulsion rythmique, n’irritent en rien l’unité du quartet. Mieux : permettent que s’y approchent de douces violences ou que s’y déposent quelque peuplé silence. Magnifiques d’intensité sont donc ici Mesdames Alison Blunt, Hannah Marshall et Messieurs Tony Marsh, Neil Metcalfe.
Tony Marsh : Quartet Improvisation (Psi / Orkhêstra International)
Enreistrement : 2010. Edition : 2011.
CD : 01/ Quartet 112-5 02/ Quartet 101-1 03/ Quartet 103-3 04/ Quartet 204-7 05/ Quartet 102-2 06/ Quartet 207-9 07/ Quartet 203-6 08/ Quartet 208-10 09/ Quartet 206-8 10/ Quartet 111-4 11/ Quartet 209-11 12/ Quartet 209-12
Luc Bouquet © Le son du grisli
Interview de Nate Wooley
Lorsqu’il tourne le dos au jazz qu’il peut servir – et même interroger – aux côtés de Daniel Levin, Harris Eisenstadt ou Matt Bauder, Nate Wooley s’adonne à une pratique expérimentale en faveur de laquelle plaident aujourd’hui deux références de taille (The Almond et Trumpet/Amplifier). Sinon, c’est l’improvisation qui l'anime encore, comme l’atteste le non moins indispensable Six Feet Under enregistré avec Paul Lytton et Christian Weber. Ce qui fait trois raisons valables de passer aujourd’hui le trompettiste à la question.
... Mon père est musicien – saxophoniste. Je pense que mes premiers vrais souvenirs de musique viennent des musiciens qui passaient à la maison. Je ne suis pas sûr qu’ils jouaient ou répétaient… Je me souviens juste de leur présence chez nous, d’eux traînant, buvant un verre et discutant. Je pense que cette impression de communauté est ce qui m’a amené à la musique. Je sentais qu’un lien très fort les unissait et que cela venait justement de cette activité qu’ils partageaient.
La trompette a été ton premier instrument ? Ca a été le piano, en fait. A vrai dire, ça a été assez dur,et je pense que mon professeur et mes parents ont pensé plus d'une fois que ce n’était pas fait pour moi. Je ne pense pas que j’avais décidé de moi-même de faire de la musique, et mon professeur de piano – après que j’ai commencé la trompette, pour être précis – s'est mise à chercher une musique qui pourrait me convenir ; elle m'a alors amené les « petites pièce pour piano » de Schoenberg. Ca a été la première fois que je me suis senti vivant en musique, et elle a su le remarquer : alors elle m’a apporté un jour un CD de ces pièces interprétées par Maurizio Pollini, et ça a été la clef de tout pour moi. A partir de là, je me suis intéressé au jazz et à la musique contemporaine…
Quels sont les musiciens de jazz qui t’ont influencé ? Mon père, bien sûr, et puis j’ai connu des moments où j’étais obsédé par tel ou tel musicien sans vraiment ressentir leur influence sur le long terme… Ca a été Booker Little, Woody Shaw, Charlie Shavers… Dolphy ?
Et des trompettistes comme Bill Dixon, Alan Shorter, Charles Tolliver, Jacques Coursil… ? J’ai écouté ces musiciens bien après, souvent parce qu’on me conseillait des les écouter, c’est pourquoi je n’ai jamais vraiment senti que mon jeu de trompette tenait des leurs… Avec le temps, je serais, je pense, forcément arrivé jusqu’à eux, mais je crois que j’avais une idée bien précise de la manière dont je voulais sonner, de ce qu’était mon langage, et de ce que j’entendais. En conséquence, quand on me conseillait d’écouter quelqu’un comme Coursil, c’est parce qu’on jugeait qu’il y avait des similarités entre son jeu et le mien, et ce n’est pas si intéressant d’aller entendre un travail qui se rapproche du vôtre ; écouter un musicien vraiment différent aura davantage d’informations nouvelles à vous apporter… Ce qui n’empêche : leur travail est fantastique, je n’y suis tout simplement pas assez entré, celui de Dixon mis à part, même s’il n’a pas été de ces musiciens qui ont pu m’obséder un temps. J’ai pu lui parlé, à deux reprises, et j’y ai puisé beaucoup de choses, ça c’est indéniable…
Tu touches aujourd’hui autant au jazz qu’à une improvisation abstraite, pour dire les choses rapidement… Fais-tu une différence entre ces deux pans de ta pratique musicale ? Consciemment, je ne change pas ma façon de penser selon que je joue dans l’un ou l’autre de ces domaines. Il y a certaines choses qu’il me faut cependant prendre en compte : qu’elles soient techniques lorsque je joue avec ampli, ou encore dans le cas où j’interprète de la musique écrite, définir quel est mon rôle dans le groupe ou ce dont la musique a besoin… Si je me concentre là-dessus, habituellement le reste suit de lui-même. Les mélanges, les fusions de telle ou telle chose avec telle autre, ne m’intéressent pas. Je joue le jazz tel que je l’entends et ses variations peuvent m’amener à y mettre des plages bruyantes ou à décider de faire disparaître une mélodie sous des tombereaux d’électronique. Ma musique vient simplement de ma façon d’entendre les choses et je fais de mon mieux pour qu’elle puisse s’accorder à celle de chacun de mes partenaires.
A ce sujet, peux-tu revenir sur ton arrivée à New York ? De quelle manière celle-ci a-t-elle été décisive ? J’y suis arrivé en 2001. La chance a provoqué les premières vraies choses que j’y ai faites : je débarrassais les tables dans un restaurant quand j’ai reconnu ce saxophoniste, Assif Tsahar, que j’avais beaucoup écouté sur les disques de William Parker quand j’étais encore au lycée. Je le salue et une semaine plus tard il m’appelle et me propose de jouer dans un de ses orchestres. Ca a été incroyable, pendant les répétitions et les concerts, j’ai rencontré beaucoup de musiciens avec lesquels je continue de jouer, comme Okkyung Lee, Steve Swell… Cette expérience a été fantastique, nous improvisions tous ensemble et sans cela m’aurait pris des années pour me faire entendre de toutes ces personnes.
Penses-tu faire partie d’une génération de musiciens qui ont eu la possibilité d’écouter du fre jazz, de la musique contemporaine, du rock indépendant, etc. et qui profiterait aujourd’hui de ces différentes sources d’inspiration ? Je crois que cela existe en effet, mais pour ma part je n’ai jamais vraiment écouté de rock… Je ne pense pas avoir entendu Led Zeppelin avant d’avoir dépassé la vingtaine, et il y a beaucoup de groupes que je connais simplement parce que j’ai pu partager une date avec eux ou que je connais quelqu’un qui a joué avec eux. Ce n’est pas quelque chose que je recherche, en conséquence on ne peut pas dire que cela influe sur ma musique. Il y a toutefois le noise, avec des gens comme Spencer Yeh et John Wiese, mais peut-on dire que cela soit du rock indépendant ?
Comment es-tu tombé sur les travaux de Wiese ou de Spencer Yeh, dans ce cas ? J’ai découvert leur musique pour avoir joué avec Graveyards et Melee, et en discutant avec Ben Hall et John Olson… A cette époque, je m’intéressais beaucoup aux bandes et aux drones, mais davantage au travers de gens comme Eliane Radigue et William Basinski, Tudor, Mumma, Oliveros… Ces types ont attiré mon attention sur le fait qu’il y avait, parmi mes pairs, des jeunes qui travaillaient à une nouvelle version de cette musique, vivante et davantage basée sur la performance, à laquelle j’ai tout de suite souscrit.
Qu’écoutes-tu ces jours-ci ? J’écoute beaucoup de choses en lien avec mes travaux, comme la League of Automatic Music Composers, Doron Sadja, Mario Diaz de Leon, BSC… A la maison, c’est surtout Messiaen et 13 Japanese Birds de Merzbow…
Ton approche expérimentale de la musique pourrait être qualifiée de constructiviste et/ou minimaliste – prenons par exemple ta collaboration avec Gustafsson sur Bridges ou évidemment sur Almond et Trumpet/Amplifier. Quand as-tu commencé à enregistrer ce genre de choses et quels sont les musiciens que tu écoutes qui peuvent s’en approcher ? J’ai toujours été intéressé par ce genre de musique mais je ne pense pas avoir commencé à travailler sur bande avant 2003 ou 2004 quand je fabriquais des CD-R que j’emmenais avec moi en tournée. C’est là-dessus que sont apparues pour la première fois mes premières pièces construites, bruyantes, parfois bancales ; ensuite, j’ai conçu The Boxer pour EMR, qui doit être ma première pièce dérangée vraiment réfléchie et le début de cette sorte de langage que je développe aujourd’hui dans ce genre. J’adore écouter n’importe quelle musique pour bande. J’ai longtemps été un grand fan des travaux sonores de Walter Marchetti, des pièces d’Ablinger (celles pour enceintes), Phil Niblock, Eliane Radigue, John Wiese, Lasse Marhaug, et des tonnes d’autres personnes… C’est ce genre de choses que j’écoute la plupart du temps, bien plus que n’importe quoi d’autre.
Les disques que tu signes dans ce genre sont-ils une façon de documenter tes recherches sur le son ? Disent-ils la même chose de toi que les enregistrements qui ont davantage à voir avec le jazz ? Tous mes disques participent de la même chose. Ce n’est pas tant mes recherches que je documente là que mon évolution, mais sans doute parlais-tu de cela… En fait, écouter un de mes disques doit me mettre dans un état totalement différent de celui dans lequel j’étais lors de son enregistrement. Pas forcément confortable, d'ailleurs... J’aime les disques qui donnent une sensation d’inconfort autant que les disques joyeux, romantiques, héroïques – n’importe quoi, pourvu qu’ils aient un effet sur ma façon de sentir les choses. Il m’importe peu que ça puisse être qualifié d’expérimental, de jazz ou de je ne sais quoi, à partir du moment où mes poils se dressent sous l’effet de la musique ou si elle me laisse totalement désemparé après son passage – toute réaction viscérale est la bienvenue !
Les techniques dites étendues sont d’un apport indéniable… D’où est né ton intérêt pour elles ? Je me suis intéressé aux techniques étendues et à ce genre de choses lorsque j’ai commencé à m’interroger sur la provenance de chacun des sons que j’émettais en travaillant ma technique à la trompette. Je ne m’y suis jamais mis avec l’idée de développer d’éventuelles techniques étendues. C’était plutôt comme entendre un son étrange né d’un déséquilibre à l’embouchure, m’en souvenir et le garder à l’esprit pour le mêler à ma technique « traditionnelle », laisser ce son se développer en parallèle à cette technique et envisager l’ensemble comme un élément de mon langage…
Pour étoffer celui-ci, tu as trouvé un partenaire stimulant en la personne de Paul Lytton… Néanmoins, en écoutant Six Feet Under, il semblerait que tu fasses de plus en plus cas du silence… Le silence a toujours été important pour moi. C’était plus évident sans doute à entendre il y a encore cinq années de cela, lorsque j’ai dû faire face à pas mal de problèmes techniques à la trompette et ai ressenti le besoin de me pencher sur le silence pour façonner mon improvisation ; et puis, avec l’apport de la technique, je suis passé par une période davantage tournée vers la saturation et la densité parce que, tout à coup, j’en étais capable... et l’enfant qui était en moi s’est mis à me conseiller de jouer un million de notes… Cette phase est passée assez vite, et je pense que Six Feet Under a vraiment été le premier enregistrement qui attestait que j’étais sorti de cette phase et que je trouvais de nouveau du plaisir à phraser.
La musique contemporaine (de Cage à Feldman en passant pas Scelsi) comme l’improvisation récente ont montré que le silence pouvait être aussi dérangeant qu’un beau bruit… Silence et bruit sont liés… Je pense que se concentrer sur le silence lorsque l’on pense à la musique de Feldman, Cage ou à celle des compositeurs du Wandelweiser, et une solution de facilité. Bien sûr que ces musiques sont pleines de silence mais si elles n’étaient faites que de cela alors elles ne seraient que des pièces conceptuelles qui feraient effet une fois (4’33'’) et une fois seulement. La raison pour laquelle nous continuons de parler de Feldman (dont l’œuvre ne fait d’ailleurs pas tant que ça de place au silence) est qu’il arrange à sa manière et en silence le monde sonore qu’il habite. Même chose pour le bruit : il n’est puissant que pris dans un contexte plus large. Quatre-vingt-dix minutes de bruit, c’est stupide, tout comme quatre-vingt-dix minutes de silence est stupide, et pourtant nous ressentons encore le besoin de parler de l’un ou de l’autre séparément, de les comparer en tant qu’éléments imposés… Quand tu obliges des éléments musicaux à une hiérarchie, alors cela devient de la théorie, du concept, et cela cesse d’être de la musique...
Nate Wooley, propos recueillis mi-juin 2012.
Guillaume Belhomme © Le son du grisli
Kent Carter : It Will Come (Le Chant du Monde, 1979)
Ce texte est extrait du troisième des quatre fanzines Free Fight. Retrouvez l'intégrale Free Fight dans le livre Free Fight. This Is Our (New) Thing publié par Camion Blanc.
Parcourir de multiples directions. Affiner ses compétences en matière de composition parallèlement à l’improvisation. Ne pas négliger l’organisation. Allier les qualités d’un orchestre de chambre à la cohésion d’une petite formation de jazz : ce sont là quelques-uns des axes que le bassiste (également violoncelliste) Kent Carter a inventoriés.
Dès qu’il a commencé de s’exprimer sous son propre nom, son vocabulaire s’est tout de suite enrichi de nouvelles dimensions associées à la composition, envisagée comme une sorte d’accomplissement dans sa vie musicale. Chez lui, composer a correspondu à un besoin intérieur, quasi viscéral, ce dont témoignent Beauvais Cathedral (Emanem) et Kent Carter Solo With Claude Bernard (Sun Records), tous deux issus d’un travail entrepris dans l’Oise, près de Paris, au Château de Maignelay où s’est installé Kent Carter pendant un temps.
C’est au début des sixties, à Boston, aux Etats-Unis, que Kent Carter commença de s’illustrer dans le jazz après avoir suivi l’enseignement de la Berklee School of Music. Fort des leçons d’Herb Pomeroy, il intégra d’abord la rythmique d’un club local, At Lennie’s, en compagnie du pianiste Mike Nock et du batteur Alan Dawson, accompagnant les Booker Ervin, Zoot Sims, Phil Woods, Charlie Mariano ou Sonny Stitt de passage. Plus intéressant, il fit rapidement partie du trio du pianiste Lowell Davidson, dont un album paru chez ESP offre à entendre Gary Peacock à sa place – dommage pour Kent Carter… Sauf que ce groupe, pendant les quatre ans dont il allait en faire partie, l’amena à rencontrer à New York ceux qui allaient révolutionner le jazz : Bill Dixon, Cecil Taylor, Carla Bley et Mike Mantler qu’il côtoya tous, notamment au sein du Jazz Composers’ Orchestra, avant d’enregistrer en trio avec Paul Bley et Barry Atlschul. A la suite de quoi l’Europe fut parcourue, en quête d’expériences, dont les plus célèbres demeureront celles menées avec Don Cherry, puis, régulièrement, aux côtés de Steve Lacy.
Kent Carter a beaucoup écouté Henry Grimes, mais aussi Scott LaFaro, Gary Peacock, Alan Silva, tous bassistes émancipés. Faire progresser son instrument, au milieu des seventies, l’interpelle. Et à ce titre, il initie une rencontre intitulée Paris Bass Revolution, ce dont rendit compte un concert au Musée d’Art Moderne de Paris en compagnie de Peter Warren, Beb Guérin, Jean-François Jenny-Clark, Jean-Jacques Avenel et Oliver Johnson. Un rendez-vous malheureusement raté par manque de préparation selon l’instigateur lui-même – dommage…
Dans sa collection dédiée aux instruments de musique, le label Le Chant du Monde donnera toutefois à Kent Carter l’occasion de se rattraper en travaillant, cette fois, d’arrache-pied. En 1975, Kent Carter avait d’ailleurs été du disque consacré par cette même enseigne au piano, et confié à Michael Smith – un disque sans compromis d’aucune sorte, singulier, complexe.
Complexe, It Will Come ne le sera pas moins, qui se consacre donc à la contrebasse, et dont les notes de pochette insistent sur l’histoire. Diversité des formes associées à l’instrument et des bois utilisés, importance du luthier, variétés d’archets : tout ceci est évoqué. Ceux qui ignorent tout de l’archet allemand (différent du français) apprendront que sa hausse, plus large, nécessite une prise différente à l’origine d’effets spécifiques. Le didactisme de bon aloi que voici ! Hommages sont aussi rendus à Bertram Turetzky, Gary Karr et Pops Foster : Bass is beautiful!
Pour autant, cet album dont les deux faces s’articulent différemment n’a rien d’un inventaire. Ou bien alors il s’avère si subtil qu’on ne s’en rend pas compte. La Face A s’ouvre par un blues au tempo de marche typique du pizzicato, suivi par un quatuor à cordes avec section rythmique (contrebasse et batterie) précédant le morceau-titre en trio avec Takashi Kako au piano et Oliver Johnson à la batterie. La Face B quant à elle surprend : il s’agit d’une suite pour orchestre à cordes et deux solistes, en quatre mouvements. L’orchestre s’y compose de deux flûtes, quatorze premiers violons, huit deuxièmes violons, quatre altos, six violoncelles et quatre contrebasses – y participent l’épouse de Kent Carter, Michala Marcus (à qui fut autrefois dédiée une bien belle ballade), et Carlos Zingaro.
De l’ensemble se dégage un univers éminemment personnel, rigoureux, et à rapprocher – dans un registre différent – du premier opus de Barre Phillips en solo, de son duo avec Dave Holland également, voire de Taxi de Joëlle Léandre, ou encore des Conversations entre François Méchali et Beb Guérin.