Cecil Taylor : Fly! Fly! Fly! Fly! Fly! (MPS, 2012)
Il y eut cinq fois Mingus et autant de Fly! pour Taylor : solo de piano enregistré le 14 septembre 1980 construit sous influence mésopotamienne et tibétaine. Jadis en introduction de cette référence MPS, les notes de Joachim-Ernst Berendt avançaient que Taylor avait, en créant son propre univers, trouvé un moyen de se protéger : là, aurait trouvé refuge d’où il délivrerait des accords – tous consignés sur disques – ayant valeur d’invitations à lui rendre visite.
Pour la réédition de l’enregistrement, le même label a eu la brillante idée de proposer à Alexander von Schlippenbach de s’essayer à l’écriture. L’Allemand se souvient de la première fois qu’il assista à un concert de Cecil Taylor, en 1967 à Amsterdam : « Dès la première note, j’ai été transporté dans un autre monde musical (…) Ici, je pouvais respirer l’atmosphère d’une autre planète. » Une autre fois donc, cette idée d’un univers autre, et même rare, à explorer pour l’auditeur. Après quoi, Schlippenbach interroge la place de Taylor dans l’histoire du jazz – ou plutôt celle, unique, que le pianiste n’a cessé d’écrire en et dans la marge dans le même temps que la gangrène marchande rongeait le genre, le dépouillait de tout contenu pour mieux en faire commerce.
Sur ce Fly! cinq fois requis, Taylor donne à entendre les manières uniques qu'il a de s’adonner à la musique et de l’univers qu’on lui reconnaît ouvre grand les portes. C’est alors une chanson courte auprès d’un prélude fait de notes en chute libre, quelques compressions sonores auprès de fuites arrangées en labyrinthes, des injonctions classiques et des retours précipités au jazz (Duke Ellington, Bud Powell, Fats Waller), une danse, aussi, sortie soudain du marasme créatif, bouillon d’inventions dans lequel elle fondra à son tour : déjà, une autre mélodie se fait entendre, prête à la remplacer. Enfin : vagues et éclats, contrastes et nuances, ordre et chaos enchaînés. L’univers de Cecil Taylor est là : seul, le pianiste fait tourner les sphères qui le composent et les effets de leur balancement comblent tout son espace. L’accord est délivré, l’invitation faite : cinq fois vous conseille-t-on de vous y envoler.
Cecil Taylor : Fly! Fly! Fly! Fly! Fly! (MPS / Orkhêstra International)
Enregistrement : 14 septembre 1980. Réédition : 2012.
CD : 01/ T (Beautiful Young'n) 02/ Astar 03/ Ensaslayi 04/ I (Sister Young'n) 05/ Corn In Sun + T (Moon) 06/ The Stele Stolen And Broken Is Reclaimed 07/ N + R (Love Is Friends) 08/ Rocks Sub Amba
Guillaume Belhomme © Le son du grisli
Terrie Ex, Paal Nilssen-Love : Hurgu! (PNL, 2012)
Hors d'Offonoff et Lean Left, Terrie Ex et Paal Nilssen-Love, qui publie la rencontre, improvisèrent en 2009 aux Pays-Bas les quatre temps, impressions éthiopiennes relevées, d’Hurgu!
C’est Harar, d’abord, que le guitariste et le batteur assaillent en camarades : cymbales lancinées et slides sur cordes défaites qu’un aigu chasse pour prendre place dans le décorum vrombissant. Terrie Ex y va d’interventions brutes et changeantes (avec ou sans artifices, là en sourdine, ailleurs en furieux) sous des coups dont l’efficacité à remuer les bas-fonds pour en extraire des sons insoupçonnés a plus d’une fois été prouvée – récemment encore sous étiquette PNL sur Slime Zone ou AM/FM.
Les résultats donnés par l’association de deux tempéraments de feu sont entretenus par une fougue en partage : le médiator écrase quelques accords et découpe même leur chant, les toms jouent d’épaisseur et d’insistance, et voici les musiciens investis grenadiers : saturations et tambours roulants portent chacun des coups d’éclat sortis de leur rencontre. C’est de cette sorte, après avoir œuvré à la redécouverte, voire à la renaissance, du Swinging Addis, qu’Ex et Nilssen-Love traduisent en éthiopique de grands principes de no wave improvisée.
Terrie Ex, Paal Nilssen-Love : Hurgu! (PNL / Metamkine)
Enregistrement : 29 novembre 2009. Edition : 2012.
CD : 01/ Harar 02/ St. George 03/ Bedele 04/ Meta
Guillaume Belhomme © Le son du grisli
Mesele Asmamaw, Mats Gustafsson, Paal Nilssen-Love : Baro 101 (Terp, 2012)
Le 27 février 2010, avant de quitter l’Ethiopie où ils se trouvaient pour donner avec The Ex une édition de Free the Jazz, Mats Gustafsson et Paal Nilssen-Love enregistraient ce Baro 101 avec Mesele Asmamaw – joueur de krar sorti du trio de Mohammed Jimmy Mohammed.
Ce sont-là deux plages d’un rapprochement qui n’est pas vain : le baryton et la batterie entamant un jeu expérimental que ne boude pas l’instrument à cordes. Son grain convient même à un exercice en quête de combinaisons sonores inusitées qui imbrique, comme par enchantement, plusieurs moments d’intensités. Ainsi de longs graves se prennent dans les cordes, qui titubent en conséquence : amplifiée, la lyre – grimée, parfois, en orgue sommaire mais néanmoins démonstratif – donnera le change sur mouvement lent. Que Gustafsson répète à loisir des motifs à peine exhumés, voici qu’Asmamaw et Nilssen-Love s’entendent pour fouiller de concert leurs instruments respectifs : les sons qu’ils y trouvent donnent au disque des allures d’enregistrements sonores d’une espèce forcément rare.
Mats Gustafsson, Paal Nilssen-Love, Mesele Asmamaw : Baro 101 (Terp / Differ-ant)
Enregistrement : 27 février 2010. Edition : 2012.
CD : 01/ Baro 101-a 02/ Baro 101-b
Guillaume Belhomme © Le son du grisli
Getatchew Mekuria, The Ex & Friends : Y'Anbessaw Tezeta (Terp, 2012)
C’est le second enregistrement en studio et le troisième fruit de la collaboration de Getatchew Mekuria avec The Ex. Il sera aussi peut-être, si l’on en croit le saxophoniste lui-même, son dernier disque. Voici donc : Y'Anbessaw Tezeta (une fois traduit : A la mémoire du lion).
Le lion, on le sait, c’est Mekuria. Avec le groupe hollandais et quelques invités (Colin McLean, Xavier Charles, Ken Vandermark, Wolter Wierbos, Joost Buis et le danseur Melaku Belay), il montre qu’il rugit encore, seul (le beau Tezeta) ou accompagné. Ses accompagnateurs mettent d’ailleurs sa voix en valeur en l’installant dans une felouque qui balance sur les eaux du Nil ou en l’enveloppant de leurs attentions (les instruments à vent à l’unisson le portent aux nues). Le tout coule et va au pas de marches tranquilles, si ce n’est sur Aha Gedawo, où les ardeurs de The Ex rattrapent la troupe pour un résultat entêtant.
En bonus, le label Terp a eu la belle idée de compiler sur un second CD des enregistrements de Mekuria en différentes compagnies : avec l’Instant Composers Pool en 2004 (le saxophoniste devient la vedette d’un incroyable cabaret frappé), The Ex en concert à Montréal en 2009 (saluons la belle performance d’Arnold De Boer) et, rareté, dans les années 60 dans l’Haile Selassie 1 Theatre Orchestra. Oserais-je l’avouer ? Ce disque bonus fait tout le sel de Y’Anbessaw Tezeta !
EN ECOUTE >>> Aha Gedawo
Getatchew Mekuria, The Ex & Friends : Y'Anbessaw Tezeta (Terp / Differ-ant)
Enregistrement : 2011-2012. Edition : 2012.
2 CD : 01/ Ambassel 02/ Tezeta 03/ Bertukane / Yematebela Wof / Shegitu 04/ Bati 05/ Ene Eskemot Derese 06/ Yegna Mushera 07/ Aha Gedawo 08/ Almaz Men Eda New 09/ Abbay Abbay / Yene Ayal 10/ Zerafewa / Eregedawo + CD Bonus : Getatchew Mekuria & Instant Composers Pool Orchestra, The Ex, Haile Selassie 1 Theatre Orchestra
Pierre Cécile © le son du grisli
Xavier Charles, Terrie Ex : Addis (Terp, 2012)
Les Ex n’en finissent pas de profiter du doux climat d’Addis-Abeba. Les tournées avec les représentants de l’Ethio-Jazz (Getatchew Mekuria en tête) et les rencontres informelles organisées pendant ces tournées (avec Ab Baars, Ken Vandermark, Mats Gustafsson, Paal Nilssen-Love…) fleurissent aujourd’hui au catalogue Terp.
Dans le chambre 103 du Baro Hotel ce jour-là (plus précisément, 2 jours durant), il y avait Terrie Ex et le clarinettiste Xavier Charles. Les bruits de la ville et du transport. Un chien aboie. Et le duo y va de ses rafales de clarinette et de ses attaques de médiator forcené. Mais, comme on aurait pu l’attendre, le duel n’est pas toujours frontal.
En effet, on comprend rapidement que Xavier et Terrie se tournent autour, invoquent les esprits… Avant de chicaner ? Que nenni. Il y a bien quelques échanges tendus entre les deux hommes, mais ils ne durent pas puisqu’ils ont décidé de voir ce que donnerait le dialogue de deux nerveux contrariés. C’est pourquoi leur collaboration étonne, avant de convaincre le plus simplement du monde, sans jamais forcer.
Xavier Charles, Terrie Ex : Addis (Terp Records / Differ-ant)
Enregistrement : 5 et 7 mai 2009. Edition : 2011.
CD : 01/ The Dog 02/ The Bell 03/ The Room 04/ The Bird 05/ The Horn 06/ The Door 07/ The Hammer
Pierre Cécile © Le son du grisli
Goh Lee Kwang : And Vice-Versa (Herbal International, 2011)
Ce que Vice-Versa renferme : l’électronique inquiète de Goh Lee Kwang. Six pièces, composées entre 2007 et 2011, qui requièrent l’attention de l’auditeur quelques secondes seulement, sinon plus d’un quart d’heure.
Pour les plus courtes d’entre ces pièces, parler de chants minuscules frappés de frénésie expressionniste : leur domaine de prédilection est le bruit, la boucle, le parasite, leurs interférences enfin. Pour les plus longues – les plus intéressantes sans doute –, évoquer ce quart d’heure de bruitisme des sphères en cinquième plage, au cœur vrombissant, et, plus tôt, ces trente-sept minutes d’éléments épars et sifflant qui évoluent en satellites autour d’une mécanique prête à les broyer, et l’entier disque avec.
Goh Lee Kwang : And Vice-Versa (Herbal Interntional / Metamkine)
Enregistrement : 2007-2011. Edition : 2011.
CD : 01/ jUctIOn 02/ wEIghtOfwAx 03/ AclOsErlOOkOnwhItE 04/ tOuchpOInt 05/ wEIghtOfdUst 06/ EndlEss 04:48
Guillaume Belhomme © Le son du grisli
Twopool : Traffic Bins (Origin, 2012)
C’est par Christian Wolfarth que l’on découvre Twopool, groupe helvète qui se reforme chaque mois depuis trois ans pour donner un concert. Leur affaire est l’improvisation. Une improvisation dont les références sont classiques, contemporaines, minimalistes, et qui sied à l’ombre que je recherche ces temps-ci.
Le saxophoniste Andrea Oswald, le tromboniste Andreas Tschopp et le violoncelliste Jonas Tauber, lorsqu’ils ne sont pas lyriques – ce qui peut faire défaut parfois, comme sur Triage, Elegy – sont précieux (heureusement cependant que l’alto d’Oswald ne pousse pas plus la note). Parfois même, dans les recoins des pièces qu’ils improvisent, ils se montrent délicats. C’est ce qui va alors aux balais de Wolfarth sur Trio.
Mais Traffic Bins, ce sont surtout trois moments de grâce : Kitchen Kung Fu (le saxophone et le trombone filent leurs notes en suivant les directives de Wolfarth), Lock 22 (quand le violoncelle et le trombone s’y tournent autour, l’amour du classique revient au galop) et Ethereum (l’éther y promet des vapeurs de souffles blancs). C’est là que Twopool infiltre l’ombre dont je parlais. Là qu’il invente ses plus belles chimères.
Twopool : Traffic Bins (Origin)
Enregistrement : 2 et 3 décembre 2010. Edition : 2012.
CD : 01/ Traffic 02/ Kitchen Kung Fu 03/ Lock 22 04/ Trio 05/ Ethereum 06/ Blowout 07/ Elegy 08/ Flyswat 09/ Ligeti 10/ Migraine 11/ Triage 12/ Songbird 13/ Coda
Héctor Cabrero © Le son du grisli
Et ce qui devait arriver arriva : les quatre volumes d'Acoustic Solo Percussion de Christian Wolfarth, édités entre 2009 et 2011 par Hiddenbell Records, sont désormais réunis dans un coffret publié par le même label. Pour rappel, Guillaume Tarche racontait le troisième volume ici et le quatrième là.
The Fish : Moon Fish (Clean Feed, 2012) / Jean-Luc Guionnet, Thomas Tilly : Stones, Air, Axioms (Circum-Disc, 2012)
On reconnait The Fish à sa transe continue. Pour Jean-Luc Guionnet, Benjamin Duboc et Edward Perraud, le fil ne doit jamais rompre, la tension ne doit jamais retomber. Et si modulation il y a, elle ne peut s’entretenir que dans le crescendo et, seulement, dans le crescendo.
Donc : ne pas dévier mais s’autoriser quelques suspension (duos, solo) avant la reprise des hostilités. Et dans chaque cas de figure, faire de ces courts passages en duo (le solo de batterie n’est là que pour conclure la troisième improvisation) un tremplin vers de nouvelles attaques soniques. Et, toujours, répéter le motif, ce dernier s’arrachant à sa solitude quand l’un ou l’autre se charge d’en faire écho ou unisson. Ici, trois improvisations (la dernière ne semblant pas couvrir son intégralité) aux fureurs intenses, soutenues. Remarquable à nouveau.
The Fish : Moon Fish (Clean Feed / Orkhêstra International)
Enregistrement : 2010. Edition : 2012.
CD : 01/ Moon Fish 1 02/ Moon Fish 2 03/ Moon Fish 3
Luc Bouquet © Le son du grisli
Passé d’un instrument à vent à un autre, Jean-Luc Guionnet s’adonne ici à l’orgue – celui de la Cathédrale Saint-Pierre de Poitiers, dont la tuyauterie paraît faite de geysers fontaine et gazeux. L’effet des notes projetées sur l’architecture et leur agencement par Thomas Tilly forme un disque qui raconte le parcours de propulsions au son de drones, oscillations, vacillations, rondes mécaniques, ronflements, sirènes… Qui aime se perdre en labyrinthe pourra aussi chercher à en apprendre sur l’étude du site et les mesures qui ont présidé à la conception de ces quatre pièces.
Thomas Tilly, Jean-Luc Guionnet : Stones, Air, Axioms (Circum-Disc)
Edition : 2012.
CD / Flac : 01/ SAA1 (Air Volume) 02/ SAA2 (For Standing Waves) 03/ SAA3 (For Standing Waves, Disturbances) 04/ SAA4 (Close, Bells, Architectural Remains)
Guillaume Belhomme © Le son du grisli
Guardian Alien : See the World Given to a One Love Entity (Thrill Jockey, 2012)
Dans une pochette moche à souhait (pour y échapper on peut télécharger le disque mais en même temps attendons la suite de la chronique avant de prendre une quelconque décision merci), il y a un disque qui ne fait pas quarante minutes, See the World Given to a One Love Entity, le second de Guardian Alien du batteur Greg Fox (que celui ou celle qui l’a entendu frapper dans Teeth Mountain ou Liturgy lève la main).
Pour donner une suite à Swill Children paru l’année dernière, le batteur a choisi ses fûts les plus solides et les guitaristes ont sorti les racks d’effets. Dans l’esprit, un genre de rock-psyché mené à la baguette qui part facilement en vrille, c'est-à-dire qu’il peut ralentir si l’envie lui prend le cerveau ou tout donner à un solo de guitare que Merzbow trouverait bien faiblard… En bref, c’est un exercice de folk-alien dans le style d’Oneida, pour un résultat tout aussi aléatoire : pas intolérable à l’écoute, ce mélange de posts (post-folk, post-psyché, post-krautrock, post-post-rock…), mais loin d’être brillant.
Guardian Alien : See the World Given to a One Love Entity (Thrill Jockey)
Edition : 2012.
CD : See the World Given to a One Love Entity
Pierre Cécile © le son du grisli