Matsuo Ohno : Play on Animals (EM)
Une commande à l’occasion de l’exposition universelle de Tokyo en 1970 nous vaut la création, par Matsuo Ohno, connu pour la BO qu’il signa pour la série Astro Boy, de Play on Animals, ancien flexi réédité aujourd’hui sur un 33 tours (de la taille d’un 45) par le label nippon EM Records.
On trouve là une composition expérimentale qui mélange des enregistrements de « chants » d’animaux (enchanté ! oiseaux sifflant, veaux, vaches, cochons…) rendus tel quel (ce qui n’empêche pas cette chorale de synthèse d’entonner Ma Cabane au Canada ou Yellow Submarine) ou transformés par des synthétiseurs. Voilà qui explique le titre, Play on Animals. Mais, à la fin de l’écoute, une question subsiste : au-delà du document, que vaut le disque ?
Matsuo Ohno : Play on Animals (EM)
Enregistrement : 1970. Réédition : 2011.
33 tours : A-B/ Play on Animals
Pierre Cécile © Le son du grisli
Anthony Pateras : Collected Works 2002-2012 (Immediata, 2012)
Lorsque l'on a découvert Anthony Pateras au son de Chasms, on n’est pas fâché de retrouver la pièce, importante, sur cette rétrospective longue de cinq disques, mis en boîte étiquetée Immediata. De son propre aveu, Pateras tenait avec elle à dire qu’il improvise autant qu’il compose – et lorsqu’il compose, que les instruments capables de l’inspirer sont nombreux.
Ainsi Chasms revient-il sur son usage du piano préparé avec un aplomb que ne trahissent pas de plus récents travaux, Block Don’t Bleed et Bleed Don’t Block, consignés sur le quatrième disque de la boîte : fantaisies d’artifices fiévreux qui se chevauchent ou s’interpellent. Sur piano à lamelles, Delirioso pousse au vice et fait du pianiste décadent un percussionniste affranchi. Assez pour que Pateras abandonne bientôt, et tout à fait, son instrument de prédilection pour faire autrement œuvre de frappe.
Ce sont alors cinq pièces, pour le bien desquelles le musicien accueille du renfort (Vanessa Tomlinson seule ou Eugene Ughetti à la tête de bataillons de six ou douze percussionnistes) qui battent la mesure et même la partition. Leurs structures peuvent être répétitives ou paysagères, luxuriantes ou clairsemées : ici un théâtre d’ombres et de silences se met en place sous les tintements parfois étendus par l’usage de l’électronique, là un élément perturbateur retouche le parcours des ondes.
La collecte est ensuite celle de travaux d’orgue et d’électronique : le drone d’Architexture, porté par le son de Byron Scullin, soumis aux changements sur le conseil d’expérimentations minimalistes ; le jeu de dupe de Keen Unknown Matrix, fait planète interdite à tout réfractaire au caprice musical. Un retour au classique, enfin : quatuor à cordes aux archets fuyants rendant hommage à John Zorn (en 2008, Pateras publiait Chromatophore sur Tzadik) ; association, percussive encore, avec James Rushford (piano préparé), Samuel Dunscombe (clarinette basse) et Judith Hamann (violoncelle) ; grand orchestre lâchant prise sur Fragile Absolute, composition traînante qui évoque Scelsi sans parvenir toutefois (la chose est difficile) à atteindre ses profondeurs.
La conclusion est alors à trouver en Lost Compass, pièce d’électroacoustique qui résume les vues et desseins d’Anthony Pateras : classique mis à mal par l’expérimentation, l’expérimentation gagnant au savoir-faire classique (musique et théâtre tout à la fois) que l’Australien tord et adapte à ses propres codes chaque jour un peu plus.
Anthony Pateras : Collected Works 2002-2012 (Immediata / Metamkine)
Enregistrement : 2002-2012. Edition : 2012.
CD1 : 01/ Crystalline 02/ Broken Then Fixed Then Broken 03/ Fragile Absolute 04/ Lost Compass 05/ Immediata CD2 : 01-03/ Chasms 04/ Delirioso CD3 : 01/ Architexture 02-04/ Keen Unknown Matrix (2009-2011) CD4 : 01/ Block Don’t Bleed 02/ Bleed Don’t Block CD5 : 01/ Refractions 02-05/ Mutant Theatre Act 2 06/ Hypnogogics 07-17/ Mutant Theatre Act 3 18/ Flesh & Ghost
Guillaume Belhomme © Le son du grisli
Barry Chabala : Unbalanced In (unbalanced Out) (Another Timbre, 2012)
Le nom de l’instrument de prédilection de Toshimaru Nakamura, le no-input mixing board, a toujours eu sur moi un effet paralysant. Sur ce CD, on l'entend à côté des matériels électronique et informatique de Bonnie Jones et Louisa Martin. Barry Chabala (à qui l’on doit ce projet, réalisé par correspondance), Tisha Mukarji et Gabriel Paiuk me réconfortent par leur présence : leurs instruments sont la guitare et le piano. Qu’ils en soient ici remerciés.
Morton Feldman disait que ce que nous entendons est ce dont nous nous souvenons. Il s’agit sur cet enregistrement reconstruit pas Chabala d'un microcosme électronique plutôt agité que la guitare et les deux pianos accompagneront tour à tour. Parfois, cela sonne comme les cloches d’une petite église autour de laquelle se pressent des électrons ; un Clochemerle où brillent, c’est selon, les cancans et l’ingéniosité. Les plus beaux moments sont lorsque Nakamura cherche à se défaire des branches d’une plante à cordes ou quand l’ordinateur (si je ne me trompe) soulève beaucoup de poussière grise. C’est un piano (mais celui de Mukarji ou de Paiuk ?) qui m’a renvoyé à Feldman : nous entendons, c’est vrai, ce dont nous nous souvenons.
Barry Chabala, Bonnie Jones, Louisa Martin, Tisha Mukarji, Toshimaru Nakamura, Gabriel Paiuk : Unbalanced In (Unbalanced Out) (Another Timbre / Metamkine)
Edition : 2012.
CD : 01/ Unbalanced In (Unbalanced Out)
Héctor Cabrero © le son du grisli
Pharoah Sanders : In the Beginning (ESP, 2012)
Racler les fonds de tiroir peut amener quelque heureuse surprise. Ainsi, Bernard Stollman, désirant boucler un coffret de Pharoah Sanders, période ESP, déniche-t-il ici quelques précieuses pépites.
Avec le quintet de Don Cherry (Joe Scianni, David Izenzon, J.C. Moses), Pharoah coltranise sa propre timidité. Avec le quartet de Paul Bley (David Izenzon, Paul Motian) et seul souffleur à bord, le saxophoniste fait flamboyer quelques vibrantes harmoniques, avoisine la convulsion et découvre ce qu’il deviendra demain : un ténor hurleur et tapageur.
Pas question de timidité aujourd’hui (27 septembre 1964) : Pharoah Sanders enregistre pour ESP son premier disque en qualité de leader (Pharoah’s First). Au sein d’un quintet (Stan Foster, Jane Getz, William Bennett, Marvin Pattillo) engagé dans un bop avisé, le saxophoniste tourne à son avantage quelques traits coltraniens, énonce une raucité vacillante et phrase la rupture sans sourciller. Accompagné, ici, par une Jane Getz particulièrement inspirée (suaves et volubiles chorus), s’entrevoit pour la première fois l’art multiforme – et souvent teigneux – d’un saxophoniste nommé Pharoah Sanders.
Avec Sun Ra, Pharoah Sanders peine à remplacer John Gilmore. Si Sun Ra exulte en solitaire et si les tambours sont à la fête (Clifford Jarvis, Jimmhi Johnson), les souffleurs (Sanders, Marshall Allen, Pat Patrick) ne s’imposent pas au premier plan en cette soirée du 31 décembre 1964. Qu’importe, un certain John Coltrane a déjà remarqué le ténor…mais ceci est une toute autre histoire.
Pharoah Sanders : In the Beginning 1963-1964 (ESP / Orkhêstra International)
Enregistrement : 1963-1964. Edition : 2012.
CD1 : 01/ Pharoah Sanders Interview 02/ Cocktail Piece I 03/ Cocktail Piece II 04/ Studio Engineer Announcement 05/ Cherry’s Dilemma 06/ Studio Engineer Announcement 07/ Remembrance 08/ Meddley : Thelonious Monk Compositions 09/ Don Cherry Interview 10/ Don Cherry Interview 11/ Paul Bley Interview 12/ Generous I 13/ Generous II 14/ Walking Woman I 15/ Walking Woman II 16/ Ictus 17/ Note After Session Conversation – CD2 : 01/ Pharoah Sanders Interview 02/ Bernard Stollman Interview 03/ Seven By Seven 04/ Bethera 05/ Pharoah Sanders Interview – CD3 : 01/ Pharoah Sanders Interview 02/ Dawn Over Israel 03/ The Shadow World 04/ The Second Stop Is Jupiter 05/ Discipline #9 06/ We Travel the Spaceways – CD4 : 01/ Sun Ra Interview 02/ Gods on Safari 03/ The Shadow World 04/ Rocket #9 05/ The Voice of Pan I 06/ Dawn Over Israel 07/ Space Mates 08/ The Voice of Pan II 09/ The Talking Drum 10/ Conversation with Saturn 11/ The Next Stop Mars 12/ The Second Stop Is Jupiter 13/ Pathway to Outer Known 14/ Sun Ra Interview 15/ Pharoah Sanders Interview 16/ Pharoah Sanders Interview 17/ Pharoah Sanders Interview
Luc Bouquet © Le son du grisli
Culture of Un : Moonish (Bocian, 2012)
L’association de Chris Abrahams et de David Brown (guitares acoustique et semi-acoustique préparées) baptisée Culture of Un ne diffère pas que par le non emploi de l’électricité de celle de son acolyte Tony Buck avec d’autres guitaristes (Martin Siewert dans Heaven And ou Kenta Nagai dans Trophies par exemple). Sa musique est pourtant tout autant chargée (en basses, en rythmes, en séquences, etc.).
La différence tient peut-être de ce que les deux musiciens de Culture of Un ne font pas « un », justement. En respectant le tempo, ils partent dans des directions opposées. Le piano de l’un ramenant toujours au concret de l’acoustique quand la guitare (ou ses morceaux) paraissent vouloir y échapper à tout prix. C’est cette opposition, ce dos à dos, qui fait la réussite de Moonish en préférant à la progression dramatique chère à The Necks une musique poétique qui peut aussi bien faire penser à Harold Budd qu’à Derek Bailey. Ce qui tombe bien, sachant les instruments de prédilection de ces deux références !
Culture of Un : Moonish (Bocian / Metamkine)
Edition : 2012.
CD : 01/ Narcotics, Video Production and Mining 02/ Porpoise to One Side 03/ Unlike the Visitor, the Desert Does Not Adjust 04/ Lights Were Swallowed in the Night 05/ The Saw Had a Job to do That Summer 06/ Watery for Two Days
Pierre Cécile © le son du grisli
Urs Leimgruber, Jacques Demierre, Barre Phillips : Montreuil (Jazzwerkstatt, 2012) / 6ix : Almost Even Further (Leo, 2012)
Ensemble, Urs Leimgruber, Jacques Demierre et Barre Phillips, ont enregistré quelques références incontournables de leurs discographies respectives. Enregistré le 15 décembre 2010 aux Instants Chavirés, Montreuil est de celles-là. Remarquable, d’autant qu’il s’agissait de succéder à un imposant Albeit – paru en 2009 sur le même label.
Quatre temps. Et la mesure, d’abord. Suite d’accrochages d’éléments épars qui finissent par former une composition de fraction et d’ordre inversé. Au point que voici le piano tirant sur le clavecin et le soprano fait machine à bourdons. Une esthétique du démembrement dont les fuites et brisures sont rattrapées au vol par l’archet de Phillips. Sur le filet de voix de celui-ci, Northrope peint un ciel lourd aux éclaircies retentissantes sous lequel va le délire d’un piano-harpe : derrière lui, ce sont des frappes multipliées et des bruissements amassés jusqu’à ce qu’ils forment un épais rideau derrière lequel tout disparaîtra.
Après quoi, Leimgruber, Demierre et Phillips, entament une marche et puis une danse : le soprano cherchant l’équilibre avant de se plaire à cabrioler ; le piano et la contrebasse allant de frappes toujours décisives en incartades aptes à déstabiliser l’improvisation, « simplement » par jeu. Au ténor, Leimgruber passe enfin : le trio déboîte une nouvelle fois, du chant qu’il entame s’échappent les derniers éclats sonores, fantastiques excédents d’une imagination en partage.
Urs Leimgruber, Jacques Demierre, Barre Phillips : Montreuil (Jazzwerkstatt / Amazon)
Enregistrement : 15 décembre 2010. Edition : 2012.
01/ Further Nearness 02/ Northrope 03/ Welchfingar 04/ Mantrappe
Guillaume Belhomme © Le son du grisli
Faire résonance de tout. Sans violence, libérer les sons enfouis. Animer le si fin qu’il en devient insupportable de beauté. Laisser scintiller tout son. Ne jamais stopper sa course. Maintenir la tension. Faire du silence un complice. Racler, encore plus profonde, la résonance. Maîtriser le geste et son rebond. Faire de l’improvisation un éveil. Laisser la crispation au vestiaire. Se délester, entièrement et totalement. Soigner la blessure. Faire oubli des dogmes. Imprimer l’oasis dans le songe. Toujours, solliciter l’inouï. Toutes choses, inestimables et inépuisables, glanées et saisies par les six (Jacques Demierre, Okkyung Lee, Thomas Lehn, Urs Leimgruber, Dorothea Schürch, Roger Turner) de 6ix.
6ix : Almost Even Further (Leo Records / Orkhêstra International)
Enregistrement : 2011. Edition : 2012.
CD : 01/ Almost Even Further 02/ As Now 03/ Faintly White 04/ Gorse Blossom
Luc Bouquet © Le son du grisli
Evan Caminiti : Dreamless Sleep (Thrill Jockey, 2012)
Bien sûr il faut aimer la guitare électrique et les synthétiseurs. Dans ce cas, on ne pourra que saluer la sortie de Dreamless Sleep, qui n’est pourtant pas le premier CD solo d’Evan Caminiti. Au jeu des comparaisons, on parlera d’un Rafael Toral (mais en moins cérébral), d’un Christian Fennesz (mais accompagné de Sakamoto) et bien sûr de son binôme dans Barn Owl Jon Porras (mais en plus solaire, si l’on compare Dreamless Sleep à Black Mesa, que Porras a sorti un peu plus tôt sur Thrill Jockey lui aussi).
Si le sommeil de Caminiti se passe de rêve, sa musique évoque des paysages oniriques, lunaires. Les nappes de Korg et de Casio y croisent des solos d’une Telecaster obsédée par le vibrato, les fuzz et les delay. La pop qui se dégage de ces frottements sonores est environnante, indolente et souvent mystérieuse : elle nous guide par l’oreille dans une cathédrale de glace dont les recoins ne cessent d’impressionner par leurs possibilités acoustiques. Vous aimez la guitare électrique et les synthétiseurs ?
Evan Caminiti : Dreamless Sleep (Thrill Jockey / Amazon)
Edition : 2012.
CD / LP : 01/ Leaving The Island 02/ Bright Midnight 03/ Symmetry 04/ Fading Dawn 05/ Absteigend 05/ Veiled Prayers 06/ Becoming Pure Light
Pierre Cécile © le son du grisli
Jason Kahn, Bryan Eubanks : Energy (Of) (Copy For Your Records, 2012)
Reproduisant un concert donné en septembre 2011 (durant une tournée américaine de neuf dates), ce disque de quarante minutes s'inscrit d'une certaine façon dans le prolongement du solo de Jason Kahn intitulé Beautiful Ghost Wave : mêmes éraillements et mêmes matériaux explosibles... A ceci près qu'il s'agit d'un duo et que Bryan Eubanks pousse efficacement non seulement dans le sens de l'assaut sonore, mais aussi dans celui de la progression, de la transition entre les phases de jeu.
Si la densité d'événements reste donc très grande, la lisibilité, ou l'audibilité, de l'ensemble reste néanmoins bonne (en termes d'équilibre des forces, de clarté, et également en termes de structure – ce qui n'est pas rien dans le cadre d'une pièce longue en concert). Et les instruments électroniques d'Eubanks, faits maison, ont beau crépiter en défibrillateurs destroy ou balancer leurs déflagrations chaotiques, le système de Kahn (synthétiseur analogique, table de mixage, micros contact) postillonne, crache ondes et boulons, trouvant des nuées communes à charger d'énergie électrique, voire quelques trouées à ménager – quand apparaissent des bribes d'enregistrements faits sur les lieux mêmes.
Décapant et énergétique.
Jason Kahn, Bryan Eubanks : Energy (Of) (Copy for your Records)
Enregistrement : 2011. Edition : 2012.
01/ Energy (Of)
Guillaume Tarche © Le son du grisli
13 miniatures for Albert Ayler (Rogue Art, 2012)
C’est en plein cœur que l’on doit viser. Là, où précisément, se niche le sensible. En cette matinée du 13 novembre 1966, les civilisés avaient décidé de crucifier le sauvage. Le sauvage se nommait Albert Ayler. La bataille fut rude. Perdue d’avance. « Ça fait quoi, Monsieur Ayler, ces serpents qui sifflent sous votre tête ? » Albert ne répondit jamais. Quatre ans plus tard, un chapiteau chavira et Ayler ne put contenir ses pleurs. La suite est connue. La fin dans l’East River. Beaucoup d’orphelins parmi les sauvages. Les civilisés avaient déjà oublié.
Pour commémorer les quarante ans de la mort d’Ayler, on convoque dix-huit sensibles. Ils sont sensibles et le savent. Ils se nomment : Jean-Jacques Avenel, Jacqueline Caux, Jean-Luc Cappozzo, Steve Dalachinsky, Simon Goubert, Raphaël Imbert, Sylvain Kassap, Joëlle Léandre, Urs Leimgruber, Didier Levallet, Ramon Lopez, Joe McPhee, Evan Parker, Barre Phillips, Michel Portal, Lucia Recio, Christian Rollet, John Tchicai. Ensemble ou en solitaire, ils signent treize miniatures. On est bien obligé d’en écrire quelques mots puisque tel est notre rôle. Donc : certains battent le rappel du free ; un autre se souvient des tambours de Milford ; un autre, plus âgé, refait les 149 kilomètres séparant Saint-Paul-de-Vence de Châteauvallon ; deux amis ennoblissent le frangin disparu puisque jamais le jazz n’ennoblira les frangins (n’est-ce pas Alan Shorter, Lee Young ?) ; l’une et l’autre réitèrent le Love Cry du grand Albert ; l’une gargarise les Spirits d’Ayler. Et un dernier, sans son guitariste d’ami, fait pleurer ses Voices & Dreams. Toutes et tous habitent l’hymne aylérien. En ce soir du 2 décembre 2010, les sensibles se sont reconnus, aimés. Ce disque en apporte quelques précieuses preuves.
13 miniatures for Albert Ayler (Rogue Art / Les Allumés du Jazz)
Enregistrement : 2010. Edition : 2012.
CD : 01 to 13/ Treize miniatures for Albert Ayler
Luc Bouquet © Le son du grisli
Interview d'Anthony Pateras
Peu de temps après avoir vu paraître aux Editions Mego Errors of the Human Body EST, le pianiste (d’origine) Anthony Pateras publie une rétrospective sobrement intitulée Selected Works 2002-2012. L’occasion pour lui d’en parler comme d’en dire à propos de Thymolphthalein ou encore du trio qui l’associait à Sean Baxter et David Brown.
... Encore enfants, mes parents ont émigré de Macédoine en Australie au début des années 1950. A Melbourne, toutes les communautés avaient coutume d’organiser des rencontres de danses et des pique-niques durant lesquels tous parlaient du « vieux pays ». A ces occasions, il y avait toujours de la musique. Ce dont je me souviens en particulier est d’un clarinettiste fabuleux mais dont le son était toujours très mauvais – il avait l’habitude de jouer faux, et puis il y avait trop de réverb, des larsens… Ce qui donnait des danses macédoniennes complètement folles, bruyantes et qui crépitaient ! Les gens n’arrêtaient pas de danser en cercles, tandis que les autres enfants et moi essayions de briser ces cercles…
Quel a été l’instrument avec lequel tu t’es toi-même mis à la musique ? Ca a été le piano, que j’ai appris comme presque tous les enfants de banlieue à cette époque. Ca n’a pas été un choix, mais j’ai beaucoup aimé ça. J’ai commencé très jeune. Dès le début, mon apprentissage a été riche de musiques différentes – je me souviens avoir veillé souvent avec ma sœur pour regarder des clips, danser dans le salon sur David Bowie… Mais je jouais aussi du classique et j’écoutais les disques de folk de mes parents, qui venaient de Macédoine mais aussi de Bulgarie ou de Grèce. Ma mère appréciait aussi Nat King Cole – elle était obnubilée par la culture américaine des années 1950. Je regardait aussi beaucoup les Marx Brothers – Chico et Harpo ont été des influences précoces, dans The Big Store notamment. J’aimais aussi la façon dont la musique classique était utilisée dans les dessins-animés, comme dans The Cat Concerto de Tom & Jerry...
... Je suis arrivé au piano préparé parce qu’après quatorze années de musique classique, je n’en pouvais plus. Je jouais très bien le répertoire, mais je ne savais que faire de mes compétences dans un pays qui offrait peu de structures pour les représentations, la seule option restant d’enseigner à mon tour et de répéter le cycle. Je pense que la même chose est arrivée à beaucoup de musiciens « classique » qui ont un jour goûté à l’improvisation, à la préparation… On atteint le fond d’une impasse culturelle et il te faut trouver des solutions si tu tiens à rester musicien. Le piano préparé a été la mienne. Un de mes amis, violoncelliste, m’a conseillé de me rendre à LaTrobe, où se trouvait à cette époque le département de musique le plus avancé d’Australie : il comptait un studio de musique électronique, des classes d’improvisation, et les personnes qui enseignaient la composition étaient passionnantes… Aujourd’hui, il a fermé et ce genre d’endroit n’existe quasiment plus en Australie malheureusement. A LaTrobe, j’ai donc découvert des musiques importantes qui venaient d’Europe et des Etats-Unis, j’ai aussi beaucoup appris sur l’histoire de la musique expérimentale australienne – avec des gens comme Percy Grainger, Keith Humble, Felix Werder, et même Tristram Carey (qui est arrivé d’Angleterre au début des années 1970.
En relisant la chronique de Chasms, j’y trouve le nom de Ross Bolleter. Connaissais-tu ses activités ? La première fois que j’ai approché le travail de Ross, c’était à l’occasion de ma participation à Pannikin, un projet de Jon Rose qui se proposait, disons, d’évoquer une suite d’Australiens ayant une approche singulière de la musique. Sue Harding, par exemple, qui compose avec des imprimantes matricielles, ou encore, un type de l’Ouest qui pouvait à la fois chanter et siffler des fugues. Ross apparaissait sur la vidéo réalisée pour ce spectacle, et il me fallait improviser sur des images de lui en train de jouer d’un des pianos en ruines du sanctuaire. J’aime vraiment beaucoup ses disques.
Dans le livret qui accompagne Collected Works, tu parles notamment de Ligeti. Quels sont tes rapports avec les compositeurs de musique contemporaine ? Plus jeune, je jouais beaucoup ce genre de musique, alors, peut-être que quelques-unes de leurs manières de structurer les choses a eu un effet sur moi ; mais quand j’ai entendu pour la première fois Atmosphères, j’ai compris que l’orchestre pouvait être dirigé d’une tout autre façon. Ensuite, j’ai entendu de lui Volumina et Continuum qui m’ont fait comprendre que la vivacité pouvait transformer le son d’un instrument en quelque chose de totalement différent. Je pense qu’il a été une sorte de pont lorsque j’apprenais à m’ouvrir davantage aux propriétés de l’acoustique pour élaborer des textures sonores plus étranges… Pour ce qui est de mes influences, je dois ajouter qu’étant enfant, je jouais beaucoup aux jeux vidéo (Atari) chez mes voisins, qui possédaient beaucoup de disques de Jean-Michel Jarre. Nous jouions donc à Centipede au son d’Oxygene et Equinoxe. Je pense que cette façon physique et frénétique de jouer à ces jeux liée à la musique électronique a eu un effet non négligeable sur mon approche musicale.
T'es-tu intéressé aux synthétiseurs ? Oui, bien sûr. J’étais très jeune dans les années 1980, et quand les DX7s et ESQ1s sont apparu, un nouvel univers a ouvert ses portes. Un autre grand moment a été lorsque les musiques de jeux vidéo sont passé du mono au quatre pistes – je n’arrivais pas à croire qu’un ordinateur pouvait rendre des sons aussi sophistiqués (même si aujourd’hui je déteste l’inécoutable soupe pseudo-symphonique qui accompagne la plupart de ces jeux – vivent les bips !). J’ai toujours été très sensible au design sonore, notamment celui des films de science-fiction et des dessins-animés. La télévision australienne nous passait après l’école un épisode de Star Blazers, après quoi j’ai été obsédé par Tron, par exemple – les sons de Frank Serafine sont incroyables à entendre. L’architecture qui fait son lot d’un futur fantasmé, de vastes espaces, de vide, d’immeubles intergalactiques, de murmures mystérieux, j’adore tout ça… A l’heure où je te parle, j’ai THX1138 sur mon iPod, avec les interviews de Walter Murch, c’est incroyable… Mais c’est à LaTrobe que j’ai vraiment commencé à m’intéresser à la musique électronique ; c’est là aussi que j’ai entendu pour la première fois de la musique concrète… Maintenant, j’ai l’impression aujourd’hui que la musique électronique est devenue trop simple, qu’elle manque d’une discipline. L’électronique d’aujourd’hui me fait l’effet d’être trop nostalgique ou pas assez originale, parfois même les deux. Compte tenu de la façon dont internet a affecté les priorités créatives dans le sens où le réseau étouffe tout travail – je pense qu’il est besoin de s’opposer à ce qui se passe aujourd’hui avec des idées provenant d'une réalité physique bien établie. Nous pouvons utiliser des choses du passé, bien entendu, mais il est important pour les idées d’avoir un rapport étroit avec le moment présent. Le danger est celui de se complaire dans un fatras de représentations plutôt que d’être véritablement nous-mêmes. Le spectacle est une sinistre forme de contrôle, et beaucoup d’artistes se transforment facilement en professionnels du spectacle. Maintenant, la chose la plus importante pour moi a été de voir Machine for Making Sense à l’Université de LaTrobe en 1997. Le concert était incroyable. C'est à partir de là que j’ai voulu mélanger musiques composée, improvisée et électroacoustique, et m’atteler à une musique qui serait la mienne propre. Je pense que Machine for Making Sense est le groupe le plus cool qui n’ait jamais existé.
Quelle distinction pratique fais-tu entre improvisation et composition ? L’une et l’autre révèlent-elles la même chose de tes vues musicales ? La différence entre composition et improvisation dépend vraiment du musicien. Je pense qu’il est possible d’improviser à un haut niveau d’intégrité compositionnelle tout autant qu’il est possible de composer avec une énergie égale à celle que l’on trouve dans l’improvisation, c’est d’ailleurs ce que j’essaye de faire. Est-ce que ça marche ? ça, je ne sais pas… en règle générale, je pense que les improvisateurs n’en savent pas assez sur la composition, et que les composeurs ignorent trop l’improvisation. L’une et l’autre demandent beaucoup de discipline et d’engagement. J’essaye de faire les deux du mieux que je peux, mais en ce moment j'approfondis surtout mes expériences d’improvisation avec des personnes qui ont su garder un sens du défi. Selon moi, par exemple, Pateras/Baxter/Brown en était arrivé à un point où ce que j’y entendais ne me surprenait plus du tout, et c’était un problème. Avec Thymolphthalein, nous travaillons à des structures fluides, mais qui ont aussi des desseins arrêtés. Rien de neuf, Earle Brown faisait ça il y a 60 ans, mais ce qui rend ce truc puissant c’est que nous pouvons réaliser des choses impossibles à faire en improvisation, tout en profitant de la vitalité de l’improvisation. Le caractère électroacoustique du projet apporte à la sonorité une certaine fraîcheur, tout comme le fait que tous les membres du groupe connaissent beaucoup de musiques différentes, ce qui multiplie les possibilités.
Comment as-tu pensé Thymolphthalein ? Chaque année, la SWR organiste Total Meeting Music à l’occasion duquel ils proposent à des compositeurs de mettre sur pied un projet à mi-chemin entre jazz et musique contemporaine. C’est une sorte de concert de rêve dans le sens où tu choisis les membres d’un groupe avec lequel tu répètes une semaine durant dans un studio incroyable et qui donne ensuite trois concerts lors d’une tournée suivie par les gens de la radio, qui enregistrent le tout. L’un des plus célèbres projets de cette sorte est la rencontre entre Penderecki et Don Cherry au début des années 1970. Steve Lacy ou le Phantom Orchard ont aussi participé à cet événement. Donc, j’ai moi-même formé ce groupe, Thymolphthalein. C’était complètement fou, j’enseignais la composition à Perth à cette époque – l’idée qu’une radio allemande m’envoie en Europe, me demande de former mon propre groupe et de composer pour lui afin de diffuser le tout sur les ondes dépassait l’entendement. Alors, j’ai appelé Jérôme Noetinger, Clayton Thomas, Will Guthrie et Natasha Anderson, nous avons passé d’excellents moments et depuis nous continuons à jouer ensemble. A la fin, ça ne sonnait pas très jazz, mais en même temps j’ignore un peu la signification de ce terme, alors pas de surprise… Ce groupe est la raison pour laquelle je vis en Europe actuellement. A chaque fois que nous jouons, il se passe un truc terrible, alors qu’il est plutôt difficile de créer en quintette, d’obtenir à la fois de l’espace et de l’énergie sans se départir d’une certaine intégrité formelle.
On ne retrouve pas d’enregistrement du groupe dans tes Selected Works. Comment s’est fait le choix de son contenu ? Mon objectif était plus ou moins de clarifier ce que je fais – de dire que j’improvise et compose avec la même envie, et pour des instruments très différents. J’ai sorti quelques bons disques, des choses qui n’arrivent qu’une fois, et je voulais les partager avec toute personne qui pourraient y trouver quelque chose. Je pense aussi qu’il est intéressant de réunir les pièces pour orchestres et les pièces pour percussions à côtés d’improvisations au piano et à l’orgue : pour y déceler les liens qui les rapprochent, qui sait ?
Anthony Pateras, propos recueillis en juillet 2012.
Photos : Sabina Maselli & Aaron Chua
Guillaume Belhomme © Le son du grisli