Billie Holiday : The Complete Masters 1933-1959 (Universal, 2011)
Cinq grandes anthologies paraissent ces jours-ci, qui rendent hommage avec exhaustivité et même élégance à l’art singulier de Billie Holiday, Ella Fitzgerald, Louis Armstrong, Sydney Bechet et Charlie Parker...
Pour ce qui est d’Holiday, ce sont quinze disques et un livret qui reviennent sur une carrière aussi brève qu’imposante. A quelques titres près – à peine une poignée –, on trouve-là l’intégralité de ses enregistrements pour les labels Commodore, Columbia, Decca et Verve, classés dans l’ordre chronologique. Entre un premier titre enregistré dans l’orchestre de Benny Goodman en 1933 et ceux qu’elle signa en compagnie de la formation de Ray Ellis en 1959, on peut entendre la diva fasciner aux côtés de Teddy Wilson, Lester Young, Roy Eldridge, Charlie Shavers, Benny Carter, Oscar Peterson, Mal Waldron… A quelques titres près – à peine une poignée –, c’est indispensable.
Billie Holiday : The Complete Masters 1933-1959 (Universal)
15 CD : The Complete Masters 1933-1959 (Universal)
Edition : 2011.
Guillaume Belhomme © Le son du grisli
Daniel Menche : Guts (Editions Mego, 2011)
Dans le sillage de Ross Bolletter, mais avec une appétit de sonorités furieuses, Daniel Menche interroge sur Guts les possibilités musicales de pianos accidentés. Dans les entrailles des bêtes qu’il a trouvées, il s’agite donc : frottant les cordes sensibles, appuyant là où ça fait mal (restes de touches ou marteaux fatigués), donnant de sévères voire ultimes claques aux carcasses à terre. Inutile de préciser que Menche intervient là moins en instrumentiste qu’en faiseur de sons.
Ses trouvailles ont le bruit de grondements et de crachats, de crissements et de plaintes. Ce qui ne leur interdit en rien d’adopter une forme arrêtée : ainsi les Guts multipliées peuvent être rythmiques sans progresser vraiment (des disques de rythmes, Menche en a enregistrés déjà) ou flirter avec le drone industriel et épais. Passant au hachoir ou à la mitraille l’instrument classique de référence, Daniel Menche anéantit jusqu’au souvenir qu’on gardait de lui.
Daniel Menche : Guts (Editions Mego)
Enregistrement : 2011. Edition : 2011.
CD / LP : 01/ Guts One 02/ Guts Two 03/ Guts Three 04/ Guts Four
Guillaume Belhomme © le son du grisli
Scrambled Eggs, “A” Trio : Beach Party at Mirna el Chalouhi (Johnny Kafta’s Kids Menu, 2011)
Voici de qui sont faites les deux formations à entendre sur Beach Party at Mirna el Chalouhi : Charbel Haber (guitare électrique, électronique), Tony Elieh (basse) et Malek Rizkallaf (batterie) pour Scrambled Eggs : Mazen Kerbaj (trompette, voix), Sharif Sehnaoui (guitare acoustique) et Raed Yassin (contrebasse et voix) pour “A” Trio. L’enregistrement s’est fait en studio début 2009, qui scelle l’entente possible d’un groupe de post-rock et d’un trio d’improvisateurs inspirés.
Au son de deux pièces longues que sépare un interlude écrit – Koji Kabuto, chanson amusée qui doit autant à Primus qu’à Rashied Taha (le jeune). Sur le morceau-titre, l’association arrange revendications bruitistes et besoins de silences avec habileté. Alors la musique est lente, aride aussi comme doit l’être tout folk en perdition ; ensuite, la voici colossale pour avoir tout à coup cédé aux bruits. Sur l’autre grande pièce, Uninterruptible Power Supply, Scrambled Eggs et “A” Trio mettent en branle une mécanique grinçante mais capable encore d’accorder avec intensité grognements, larsens et inserts hors-normes. Beach Party at Mirna el Chalouhi : où l’on entend l’“A” Trio sous influence tonitruante et Scrambled Eggs sur conseil musical avisé.
Scrambled Eggs, “A” Trio : Beach Party at Mirna el Chalouhi (Johnny Kafta’s Kids Menu)
Enregistrement : 5 et 6 janvier 2009. Edition : 2011.
CD : 01/ Beach Party at Mirna el Chalouhi 02/ Koji Kabuto (Ya Akruto) 03/ Uninterruptible Power Supply
Guillaume Belhomme © Le son du grisli
Joe McPhee, Michael Zerang : Creole Gardens (NoBusiness, 2011) + Christoph Erb / Jim Baker / Michael Zerang (Exchange, 2011)
Ces « jardins créoles » ont fleuri sur le souvenir d’un concert, daté de 2009, que Joe McPhee et Michael Zerang ont donné ensemble. Ils sont un hommage à la Nouvelle-Orléans que rehausse une entente d’exception développée en Survival Unit ou Brötzmann Chicago Tentet...
En ouverture, la trompette est distributive et la caisse claire inquiète de récupérer chacune de ses notes sur frottements légers. Mais Zerang ose bientôt des éléments de ponctuation que McPhee respecte au son d’un hymne pénétrant. Il fera de même un peu plus tard à l’alto : ce qu’il dit à l’instrument, qu’il soit trompette ou saxophone, personne d’autre que lui n’aurait pu le dire, ni même l’inventer. C’est que derrière chacune des phrases de McPhee, sereines en apparence, pointe une anxiété tenace.
Aires de jeu obligeant ses usagers à évoluer en véloces, ces Creole Gardens se souviennent du passage des marching bands et des milliers d’airs qui ont contribué à l’histoire de la ville. Mais ce sont aussi des œuvres ouvertes que McPhee et Zerang arrangent selon l’instant, en carré du recueillement éclairé par d’intenses lueurs d’espoir.
EN ECOUTE >>> Congo Square Dances / saints and Sinners >>> Crescent City Lullaby
Joe McPhee, Michael Zerang : Creole Gardens (New Orleand Suite) (NoBusiness)
Enregistrement : 24 septembre 2009. Edition : 2011.
CD / LP : 01/ Congo Square Dances / Saints and Sinners 02/ Rise / After the Flood 03/ Crescent City Lullaby 04/ And Now Miss Annie, The Black Queen 05/ The Drummer – Who-Sits On-The-Drum
Guillaume Belhomme © Le son du grisli
Sur cet échange qui date du 11 juin 2011, Michael Zerang improvise en compagnie de Jim Baker (synthétiseur analogique, piano) et Christoph Erb (instruments à vent). Si Zerang est celui des trois qui fait le plus œuvre d’inventions et si Erb sait se montrer surprenant aussi bien au saxophone ténor qu’à la clarinette basse, ne leur reste plus qu’a espérer que Baker parvienne lui aussi à convaincre. Fantasque au synthétiseur mais souvent démonstratif, pâtissant d’une inspiration aléatoire au piano, il peut tout de même, de temps à autre, rendre la rencontre irréprochable.
Christoph Erb, Jim Baker, Michael Zerang : Erb / Baker / Zerang (Exchange)
Enregistrement : 11 juin 2011. Edition : 2011.
CD : 01/ Situr 02/ Opisthoproctidae 03/ Fesch 04/ Tauch 05/ Sakana 06/ Ogcocephalus 07/ Devon
Guillaume Belhomme © Le son du grisli
Fred Frith, Annie Lewandowski : Long as in Short, Walk as in Run (Ninth World, 2011)
On sait comme Fred Frith aime les duos. Il le prouve encore, en concert avec Annie Lewandowski (que je découvre avec ce CD) et qui (ai-je appris) a un groupe de pop appelé Powerdove, a joué avec Xiu Xiu et improvise au piano et à l’accordéon (dans le London Improvisers’ Orchestra, par exemple). Enfin, qu'elle a aussi joué au Café Oto avec Frith et Evan Parker (voir ci-dessous).
Il en résulte que Long as in Short, Walk as in Run est ce qu’on pourrait appeler un disque d’improvisation pop. Plutôt convaincante d'ailleurs : quand Frith frappe sa guitare, Lewandowski titille son piano de façon plus timide. Le seul bémol vient de ce qu’ils ont un peu de mal à convaincre lorsqu’ils jouent des mélodies à l’arpège et des notes claires. Mais on ne compte qu’un bémol à Long as in Short, Walk as in Run !
Fred Frith, Annie Lewandowski : Long as in Short, Walk as in Run (Ninth World)
Enregistrement : 4 mai 2010. Edition : 2011.
CD : Long as in Short, Walk as in Run
Pierre Cécile © Le son du grisli
Tom Johnson : Orgelpark Color Chart (Mazagran, 2011)
C’est le premier jour de neige que je passe sous les orgues (je suis actuellement très au Nord). Les instruments sont quatre. Ils ont été enregistrés en concert à Amsterdam. La partition qu’ils suivent est de Tom Johnson.
Le compositeur de L’Opéra de quatre notes fait bouger quatre orgues, sur une note. Leurs aigus se superposent, leurs voix se passent le témoin et dessinent un chemin qui descend et fait descendre avec lui la composition d’une octave. D'ailleurs plus on avance plus les notes graves empiètent sur la partition. Le trait épaissit comme les lignes des toiles de Franz Kline. Ces lignes noires que l’on retrouve lorsqu’on écoute Orgelpark Color Chart. Ces lignes noires qui ont ranimé mon goût pour les grandes orgues. Il suffisait d'un drone et d'un peu de neige.
EN ECOUTE >>> Orgelpark Color Chart (extrait)
Tom Johson : Orgelpark Color Chart (Mazagran)
Enregistrement : 23 mars 2010. Edition : 2011.
CD : Orgelpark Color Chart
Héctor Cabrero © Le son du grisli
Jakob Riis : No Denmark (Olof Bright, 2011)
J’aimerais savoir pourquoi Jakob Riis, Danois de son état, prévient « No Denmark » avant de nous engager à écouter cinq de ses travaux de laptop (des duos avec Mats Gustafsson, Christine Sehnaoui Abdelnour, Anders Lindjö et Per Svensson, plus un solo).
Peut-être est-ce à cause de ses partenaires ? La saxophoniste qui propulse des courants d’air à l’intérieur de son appareil électronique. Le saxophoniste qui se sert de son baryton comme d’une arme de destruction massive. Les guitaristes (une préférence pour Anders, plus inventif que Svensson) qui bruitent pour tenter de crever l’appareil de Riis.
Avec eux, Riis s’est battu à en retourner des éléments de la taille de la terre, du ciel, de la mer et du soleil : No Soil, No Sky, No Sea, No Sun. Et c'est au milieu du CD, seul, qu’il a proféré son No Denmark. C’est d'aillleurs peut-être la plus belle pièce de toutes. Riis fait de sa solitude un atout. Il se promène parmi des drones et invente un paysage qui n’a rien de danois en effet. Parce qu’il n’est comparable à aucun autre paysage existant, tout simplement.
Jakob Riis : No Denmark (Olof Bright / Metamkine)
Enregistrement : 2007-2008. Edition : 2011.
CD : 01/ No Soil 02/ No Sky 03/ No Denmark 04/ No Sea 05/ No Sun
Pierre Cécile © Le son du grisli
The Ames Room : Bird Dies (Clean Feed, 2011)
Après s’être souvenu sur In de concerts donnés à Niort et à Poznan, The Ames Room voit publiée sur Clean Feed une équation singulière : The Ames Room in Lille = Bird Dies. L’enregistrement date du 10 mars 2010 et renferme une pièce unique. Elle est, il va presque sans dire, recommandable à plus d’un titre.
Sur Bird Dies donc, l’association Guionnet / Thomas / Guthrie enfonce le clou à coups de bec, d’archet et de baguette : d’une pratique musicale wisigothe, d’une épreuve d’endurance et d’intensité, d’une scansion répétitive qui trouve son salut dans l’accident, d’un jeu de dupes enfin auquel se livre, bonhomme, la réunion de trois boutefeux.
D’abord, l’alto de Guionnet bute : ses partenaires filtrent ses premiers motifs (frappes joueuses de Guthrie) ou les lui renvoient au visage (claques assénées par Thomas sur contrebasse-catapulte). Là, Guionnet esquive et, obstiné, décide d’un autre plan : comme en un jeu de briques il fait tourner ses phrases courtes de degré en degré jusqu’à ce qu’elles s’imbriquent dans le mur épais que le trio élève. Qui impressionne, une fois terminé, à en croire le nombre d’oiseaux inertes retrouvés à son pied.
The Ames Room : Bird Dies (Clean Feed / Orkhêstra International)
Enregistrement : 10 mars 2010. Edition : 2011.
CD : 01/ Bird Dies
Guillaume Belhomme © Le son du grisli
Jean-Luc Guionnet jouera à Paris ce vendredi 9 décembre en duo avec Seijiro Murayama (Jazz at Home). Le dimanche 11 décembre, il jouera à Tours, cette fois en Hubbub (Total Meeting).
Misha Mengelberg, Evan Parker : It Won't Be Called Broken Chair (Psi, 2011)
Le statut de « vénérables vétérans » fait-il du duo de ces « figures de l'improvisation euro-péenne » une évidence ? Pas si sûr...
Faut-il s'étonner qu'il n'ait pas été formé avant cette rencontre au Bimhuis amstellodamois en février 2006 ? Sans doute, mais cela semble significatif.
Les deux longues improvisations (l'une pendant le concert même, l'autre avant l'arrivée du public) retenues sur ce disque (bien que deux autres pièces avec EP au saxophone soprano aient été enregistrées – c'est ce que révèle l'amusant livret que signe Steve Beresford) témoignent sans erreur de la fructueuse association des principes – divergents, vraiment ?! – qu'incarnent ou semblent incarner Evan Parker (saxophone ténor) & Misha Mengelberg (piano).
Le raccourci bien commode qui voudrait que le premier soit « volcanique » et le second « dégagé » ne tient pas longtemps : à la prolifération attendue, le souffleur sait préférer d'assez suaves linéarités jazz ; et le pianiste ne s'épuise pas plus en gambades fantasques qu'en sauts dégingandés. Si, çà et là, les esprits s'échauffent un peu, le jeu, avec son économie propre, prime toujours : celui de cache-cache, celui du cadavre exquis (ou de la citation exhumée), celui du stride contre le phrasé rêveur...
Pour celui des échecs (avec saxophoniste), Misha avait trouvé un partenaire en Lacy ; pour celui de colin-maillard (avec pianiste), Evan connaît Tilbury, et Tracey pour le scrabble, et Schlippenbach pour celui de go. Ensemble, Parker & Mengelberg jouent, joutent et nous réjouissent.
Misha Mengelberg, Evan Parker : It Won't Be Called Broken Chair (Psi / Orkhêstra International)
Enregistrement : 18 février 2006. Edition : 2011.
CD 01/ Broken Chair 02/ At the Magician's
Guillaume Tarche © Le son du grisli
Ig Henneman : Cut A Paper (Wig, 2011)
Sûr que les recrues du sextette d’Ig Henneman font pâlir d’envie plus d’un orchestre épais – qu’ils versent ou non dans la musique intègre. Ainsi y trouve-t-on aux côtés de la violoniste : Ab Baars (saxophone ténor, clarinette, shakuhachi), Axel Dörner (trompette), Lori Freedman (clarinette, clarinette basse), Wilbert de Joode (contrebasse) et Marilyn Lerner (piano).
Sur des compositions d’Henneman, le groupe accorde ses savoir-faire et ses penchants fantasques : à partir d’une citation de Monk, sert une pièce aussi cérébrale que ludique (Moot) ; touché par le souffle de Dörner, caresse d’autres espoirs de réduction (Rivulet, Precarious Gait) ; enivré par ses frasques instrumentales, entame une danse macabre (Cut A Paper) ou transforme des souvenirs de standards en pièce d’un théâtre musical où les tirades en démontrent (Brain and Body).
A la proue du vaisseau – Hollandais volant, il va sans dire –, Henneman peut ressasser une trouvaille mélodique et l’interroger au gré d’arrangements précis (Light Verse), commander à tel élément de sa troupe de s’en extirper, histoire de voir ce qu’il est capable d’inventer hors d’elle (Narration) ou encore peindre à coup d’archet des collisions d’oiseaux de feu (Toe and Heel). N’est-ce pas assez pour aller entendre Cut A Paper * ?
EN ECOUTE >>> Fervid
Ig Henneman : Cut a Paper (Wig)
CD : 01/ Moot 02/ Light Verse 03/ Brain and Body 04/ Rivulet 05/ Narration 06/ Toe and Heel 07/ Fervid 08/ Cut a Paper 09/ Precarious Gait 10/ A Far Cry
Enregistrement : 19 et 20 décembre 2010. Edition : 2011.
Guillaume Belhomme © Le son du grisli
* et, ce samedi 10 décembre, l’Ig Henneman Sextet à Tours, dans le cadre du festival Total Meeting?