Akchoté / Henritzi : Pour et Contre > Wes Montgomery
A l’occasion de la parution, au printemps prochain, du livre Guitare Conversation de Noël Akchoté et Philippe Robert, le son du grisli ressuscite le temps d’une autre conversation : celle à laquelle se sont livrés Michel Henritzi et le même Akchoté, qui compose au fil des impressions une discographie de la guitare jazz faite d’une vingtaine de références. Dix ont été choisies par Henritzi, dix autres par Akchoté, auxquelles réagissent ensuite l’un et l’autre. En introduction de ce long échange – que vous retrouverez compilé à cette adresse au son du grisli –, Noël Akchoté explique...
Wes Montgomery fait partie des premiers grands guitaristes de jazz entendus pour moi, son jeu est toujours très clair, très articulé et découpé, au pouce. Paradoxalement il ne me touche pas au cœur, mais son jeu est si généreux, si complet aussi, comme si rien ne manquait chaque fois, la construction de ses solos, elle aussi souvent parfaite, rien à redire, une ligne pure. C'est sans doute le premier à être mis en scène par les majors dans des disques cross over, grand public (avec grand orchestre, des reprises dans l'air du temps, pochettes pour les familles). Son jeu est toujours devant, à la pointe de la phrase, mais c'est dans ces premiers trios avec orgue que je le préfère, qu'il laisse encore place à une sorte de fragilité, d'émotion du bout des doigts.
Je ne sais pas ce qu'il aurait joué en 1977, mais je pense souvent que si Hendrix avait survécu, il jouerait sans doute des choses moins acceptables, pas forcément de très bon goût, ni ton (fusion, disques commerciaux?). Nous ne le saurons jamais, et c'est tant mieux, je crois. Je le réécoute régulièrement, j'aime beaucoup aussi le jeu de basse électrique de son frère Buddy, mais j'ai tendance à élargir cette école a tous les guitaristes d'orgue (tous ces combos autour du Hammond, avec des guitaristes tous plus uniques, aux frontières des styles, que les autres, même James Blood Ulmer débute dans ce contexte avec John Patton, sur Blue Note, Memphis To New York Spirit, Accent On The Blues, 1969-70). Pensons à tous les Quentin Warren, Thornel Schwartz, Billy Butler, Larry Frazier, Skeeter Best, Grant Green, George Benson chez Jack McDuff, etc., et qui sont pour moi les véritables annonciateurs d'un jeu différent (Robert Quine), entre rock, blues, soul et jazz. Noël Akchoté
Wes entend Charlie Christian, il a 18 ans. Il s’achète sa première guitare électrique pour l’imiter, rejouer ses solos à la note près, fasciné par ces notes qui se posaient de façon inouïe dans les grilles d’accords, son âme se mettait à swinger, emportée par les arpèges. A 25 ans on le retrouve dans l’orchestre de Lionel Hampton. Le jeu est brillant, il deviendra un des grands noms de la guitare jazz, aux côtés de Django, Charlie Christian et une poignée d’autres. Quand un de ses disques tourne sur la platine, résonne cette phrase de Tennessee Williams : « Parle moi comme la pluie et laisse-moi écouter ».
Le jeu de Wes Montgomery est comme la pluie, une pluie de sons qui tomberait dans un apparent désordre, une pluie douce, une pluie d’été, qui nous emmène pourtant loin avec elle. Mais derrière cette averse d’arpèges, il y a une musique élaborée, des notes qui s’accordent et se désaccordent, se recomposent plus loin, disparaissent et ressurgissent, détrempant les motifs, les modes. Son jeu est comme la pluie, il est plein d’harmoniques inattendues, de résonances lointaines qui ouvrent l’âme en deux, qui nous détrempe. S’engouffre la noirceur et les couleurs du monde qui l’entourait. Pour l’accompagner – la musique est toujours une histoire à deux, même en solitaire, il y a toujours l’auditeur, parfois le musicien lui-même – ici un orgue et une batterie en arrière-plan pour faire écrin, donner le tempo. L’orgue avance par flaques, taches sonores, accords bouclés, et finit par échanger les rôles avec la guitare, soliste à son tour, Wes rythmique.
Fermer les yeux et le film reprend, un film qu’on s’invente, collage de tous les bouquins de littérature américaine lus : Kerouac, Dos Passos, Baldwin, Himes, Ellroy, Miller, Chandler … de films hollywoodiens, des photographies de Robert Frank, Dorothea Lange, Walker Evans, Lee Friedlander … Une poignée de notes qui nous ouvrent sur un voyage au bout de la nuit américaine. Qu’est-ce que Wes Montgomery aurait joué en 77 ? Il était déjà punk dans les années 50, plus loin que les autres, extrême à sa façon, irrévérencieux aux académies jazz, radicalement idiot et possédé. Quelle musique aurait-il joué aujourd’hui ? Sans doute aurait-il été ailleurs, toujours border, passeur de frontières, migrant quittant les écoles, les académies, les chapelles. Libre. Michel Henritzi