Akchoté / Henritzi : Pour et Contre > Freddie Green
A l’occasion de la parution, au printemps prochain, du livre Guitare Conversation de Noël Akchoté et Philippe Robert, le son du grisli ressuscite le temps d’une autre conversation : celle à laquelle se sont livrés Michel Henritzi et le même Akchoté, qui compose au fil des impressions une discographie de la guitare jazz faite d’une vingtaine de références. Dix ont été choisies par Henritzi, dix autres par Akchoté, auxquelles réagissent ensuite l’un et l’autre. En introduction de ce long échange – que vous retrouverez compilé à cette adresse au son du grisli –, Noël Akchoté explique...
Freddie Green était très réservé, taiseux, on connaît son légendaire mot à Jim Hall (Green était son idole, mais comme nous tous) qui lui demandait un conseil, comme on le fait à un maître, et lui avait simplement répondu : « Garde toujours ta valise prête à partir, recouverte de ton uniforme, avant de te coucher. » Freddie Green est mille choses, mais c'est certainement pour moi le plus grand, le plus profond aussi, guitariste minimaliste (et en cela je le rattache naturellement à Taku Sugimoto, et pour la fonction rythmique à Arto Lindsay).
Toute sa vie Count Basie (Freddie Green, s’il a enregistré plus que personne, n'a fait sa vie durant partie que d'un seul orchestre, celui de Basie, pendant 52 ans, il y est même mort en scène entre deux sets). Basie expliquait avec gravité à chaque nouvel arrivant de l'orchestre (ou remplaçant) que Freddie était l'âme et le diapason de l'orchestre, qu'en jouant on devait toujours pouvoir l'entendre nettement, sinon c'était le signe que l'on jouait trop fort et à côté des autres. Lorsqu'on se concentre sur ses lignes de guitares (et ça n'est pas toujours aisé, il y a une sélection des disques où il est le plus audible), on découvre tellement de choses, souvent très surprenantes. En fait il tient l'orchestre autant qu'il en joue, il le relance et le tend, régulièrement il va trouver la note qui permet de passer au travers des harmonies, sans jamais en changer, tenir en tension, mais tenir, ne jamais céder. Freddie Green est un génie absolu du jeu restreint, fonctionnelle et l'un des plus intenses improvisateurs, tout autant que Derek Bailey. Noël Akchoté
Du jazz je ne connais rien ou presque. Comme tout un chacun, j’en ai entendu en fond sonore dans le cinéma d’Hollywood, scènes de bars souvent où l’actrice captive le regard des hommes, assimilant cette musique à l’après-guerre, l’américanisation de la société, la séduction, parfois la douleur. Boris Vian en parlait aussi dans ses bouquins, évoquait les caves enfumées de Saint-Germain-des-Prés. Je lisais aussi La nausée de Sartre et ses mots sur une chanteuse de jazz, comme un appel au départ, quitter sa province, se quitter soi : Je me retourne ; derrière moi, cette belle forme mélodique s'enfonce tout entière dans le passé. Elle diminue, en déclinant elle se contracte, à présent la fin ne fait plus qu'un avec le commencement. Ça dit la mécanique de cette musique à l’œuvre, la ritournelle, le thème bouclé sur lui-même, jusqu’à rester accroché à soi après que la musique s’est tue.
Count Basie, un nom parmi d’autres que je connais, d’avoir vaguement écouté avec quelques autres entre deux disques de rock pour essayer d’être raccord avec : Coltrane, Dolphy, Armstrong, Ellington, Monk, Bird … Aucun doute quand j’en entends, je reconnais aux premières mesures. Jazz, le mot est déjà une énigme ou un poème Dada. Qu’est-ce qui m’empêchait d’aimer cette musique ? Je l’assimilais à la culture bourgeoise, même Adorno en disait le plus grand mal. Un papier-peint pour les salons, un prétexte pour les classes dominantes de pérorer dans le vide de leur existence. Le jazz pour moi semblait ne plus rien bousculer, les artistes noirs restaient au service de la voix de leurs maîtres. J’étais naïfs bien sûr.
Après il y eu les livres de Leroi Jones, Peuple du Blues, et de Philippe Carles, Black Power, au Sagittaire. On écoute après différemment. On a perdu sa naïveté. « Love Jumped Out » que reprend Quinichette à Basie est un classique, le jazz nous a laissé des classiques comme la musique orchestrale occidentale, ces musiques codées, balisées. Oublions et écoutons la seule musique. Ça joue comme on dit, on y entend le plaisir partagé qui fait avancer le morceau, la joie d’être ensemble immergé dans le son, une communauté dans le son. Mais rien qui grince, accroche, cloche dans l’ordonnancement du thème. Je me suis souvent demandé comment la somme de tous ces egos chacun avec leur histoire, ses désirs, idées, tout au moins individus, pouvaient se dissoudre dans ce tout, ce simple morceau jazz identifié.
Freddie Green est à la guitare. Quelle place une guitare peut y prendre ? Lui en retrait, tenant l’accord, placé derrière les cuivres, juste. Aucun solo pour renverser les plans, capter la lumière à soi, juste suivre la note, dans sa grille dessinée. Il marque le tempo avec la batterie assurant le swing, se balancement qui mettait les couples sur la piste de danse. Le jazz a souvent été une musique fonctionnelle, jusqu’à ce qu’il se libère de ses règles, s’annonce comme free. Greene a un truc que je n’entends pas à l’époque. Michel Henritzi