Interview de Ian Masters
A Leeds, l’adolescent réservé voire farouche qu’est Ian Masters se constitue une collection de disques qui l’éloigne encore davantage de ses contemporains. Au milieu des années 1980, le jeune homme s’enregistre à la guitare classique sur un magnétophone quatre pistes avant de songer à monter un groupe : à l’annonce photocopiée qu’il placarde partout – « Jeune compositeur cherche types courageux pour inventer un nouveau genre musical »... [extrait de Pop fin de siècle] Réalisé en octobre dernier, cet entretien, comme un retour aux sources, vient clore 18 années de Son du grisli...
Où vis-tu aujourd’hui ? Physiquement, j’habite le Japon, même si un morceau de moi vit au Royaume-Uni et un autre encore en Australie. Mes journées sont faites de petchayaki, du ciel bleu d’automne, d’alcool fait-maison, de sacs pour vinyles floqués d'un œuf sur le plat, de masques Onkonomiyaki, de choux de Bruxelles, d’echizolam, de vélos, de CBD, EOF et ICA.
Peux-tu revenir en quelques mots sur le projet ESP (ESP Summer, ESP Continent, ESP Family…) ? Après avoir quitté Pale Saints, j’ai longtemps dormi sur le sol de la cuisine d’Ivo Watts-Russell. A un moment, il s’est rendu compte que le seul moyen de me faire sortir de chez lui était de m’envoyer dormir sur le sol de la maison de Warren Defever [His Name Is Alive, ndlr], dans le Michigan. Warren a alors insisté pour que nous enregistrions ensemble. On a écrit des chansons, nous nourrissant chaque jour de fromage et de burritos, et faisant beaucoup d’erreurs.
Quand tu habitais chez Warren, pensais-tu reformer un groupe un jour ? Just après Pale Saints, j’ai formé Spoonfed Hybrid avec Chris Trout, qui avait joué dans AC Temple, et ça a été une expérience très libératrice. Avec deux personnes seulement dans un « groupe », tu dois tout faire. Beaucoup de programmation et de sampling. On n’avait pas de batteur, pas de guitariste, pas de bassiste, pas de chanteur. Chacun de nous deux était tous ceux-là, sans vraiment être tous ceux-là. On samplait des guitares, des cuillères à thé… On jouait de chaises et de radiateurs… Ca a été l’antidote parfait au malaise que Pale Saints avait créé en moi.
Le malaise ? Ils voulaient devenir un groupe de rock et jouer une musique « moins bizarre ». Moi, je voulais tout le contraire. Fin de l’histoire, en tout cas pour moi.
D’autres groupes, comme les Bats par exemple, ont senti, après avoir tourné de pays en pays, que ces obligations n’étaient pas en adéquation avec leur envie de faire de la musique… La question ne se pose même pas, finalement. Je me suis simplement demandé : « Es-tu d’accord avec ça ? » J’ai adoré donner des concerts et faire l’expérience de cultures différentes d’un pays à l’autre. Si nous n’avions pas fait deux petites tournées au Japon, je n’y vivrais sûrement pas aujourd’hui. Je n’ai par contre pas tellement aimé notre tournée aux Etats-Unis. C’était dur de tourner en tant que première partie d’un groupe que je n’appréciais pas vraiment en plus. Je ne me rappelle même plus de quel groupe il s’agissait… [Ride, sans doute…, ndlr]
L’année dernière est sorti Kingdom Of Heaven, d’ESP Summer. Comment as-tu travaillé avec Warren ? Vite ! Après lui avoir envoyé une démo, on a terminé le single en deux semaines, pile à l’heure pour le Bandcamp Fee Free Friday. Je lui ai envoyé un tas d’idées qu’il a triées et qu’il a ensuite balances dans son cerveau-mixeur… Et voilà le E.P.
Pourquoi avoir d’abord choisi de sortir ces quatre titres sur un lathe cut ? C’est toujours amusant de se frotter à quelque chose de nouveau. Quand je suis tombé sur cette machine, au Japon, je l’ai achetée immédiatement. Le son est très lo-fi, mais bien meilleur que ce que je pensais pouvoir en tirer, alors je me suis dit : pourquoi ne pas vendre quelques disques à des vieux amateurs comme moi, pour qui il est important d’avoir un objet en main qui contient de la musique.
Le disque entier semble construit autour du thème de Kingdom Of Heaven… Kingdom Of Heaven n’est pas de nous, c’est un des morceaux que John St. Powell a écrits pour 13th Floor Elevators. En 2005, j’ai acheté un instrument japonais appelé taishyogoto, dont on se sert souvent à l’école. Je me demandais comment m’entraîner sur cet instrument quand je me suis dit que reprendre cette chanson serait un moyen à la fois intéressant et amusant de me l’approprier. L’enregistrement de cette version est resté dans les cartons pendant une quinzaine d’années, jusqu’à ce que je décide, il y a quelques mois, de le publier. Je pensais le sortir sur un lathe cut et sur Bandcamp, mais quelque chose me chiffonnait dans sa production et j’ai demandé au Professeur DeFever d’y jeter une oreille. Après quoi une avalanche de remixs a commencé à inonder ma boîte mails.
Ce morceau me rappelle No June, sur l’album Mars Is A Ten. Ici ou là sur le disque, on peut entendre un accord de guitare tiré de No June et certains moments du disque semblent l’« appeler ». J’ai écrit de Kingdom Of Heaven qu’il s’agirait d’une mélodie que Warren et toi vous plaisez à pulvériser pour en faire différentes pièces d’atmosphère, comme le ferait un kaléidoscope… C’est tout à fait ça. Je suis intéressé par l’idée de « variations sur un même thème », que des compositeurs comme Morricone, Schifrin ou Legrand, ont mis en pratique à de nombreuses reprises, ainsi que par les remixs qui tordent à loisir un thème jusqu’à s’en défaire complètement, comme le merveilleux remix du TNT de Tortoise signé Nobukazu Takemura. Les chansons que j’ai écrites sont très différentes les unes des autres, certaines paraissent carrées et évidentes, d’autres luxuriantes et sauvages, difficiles à appréhender, comme c’est sans doute le cas ici.
Que penses-tu de la musique atmosphérique, de l’ambient ? J’aime plutôt ça, pas forcément celle du grand-père de l’ambient, Brian Eno, mais une ambient particulière comme celle de Bunny de Simon Scott ou de tas d’albums du musicien japonais Hakobune.
Quels sont les groupes que tu écoutes aujourd’hui ? Eh bien Hakubone, mais aussi Stockhausen, Magic Roundabout, Toru Takemitsu, The Clash, Tim Koch, Stefano Guzzetti, Seefeel, Dorothy Ashby, Midori Takada, Piero Umiliani, Terumasa Hino, Squimaoto (Je dois trouver un moyen de me procurer leur album sorti en France seulement)… Je dois continuer ? Je suis environné de musique, du matin au soir, quand je n’en fais pas moi-même. Ce vendredi soir, je vais entendre Feast de The Creatures, et puis samedi matin ce sera Anagrama de Sonic Youth, et puis dimanche Takemitsu ou peut-être Three Suns…
J’ai assisté à un concert de Pale Saints, en 1992 à Rennes, vous partagiez l’affiche avec The Boo Radleys et That Petrol Emotion. Quel souvenir gardes-tu de cette époque ? Aucun ! Ou alors c’est ce jour où nous avions dû courir comme des fous pour attraper notre train ? Je me souviens un peu mieux d’un concert avec Lush et Wolfgang Press… Mais pas grand-chose. Le dernier concert que j’ai donné ça a été avec mon groupe, Big Beautiful Bluebottle (Destroy the Comforts Of Madness) en février dernier, et même les souvenirs de ce concert-là commencent à s’évanouir. J’ai désespéré une personne l’autre jour parce que je ne pouvais me rappeler son nom. Je ne l’avais pas rencontrée depuis 20 ans ! Il y a des gens très sensibles, je suis bien content qu’ils ne sachent pas où j’habite.
En quoi consiste Big Beautiful Bluebottle ? C'est le groupe que je forme avec le multiinstrumentiste japonais Terako Terao : jazz confus, musique d’humeur avec beaucoup de samples et de boucles. On a donné quelques concerts, avec beaucoup d’improvisation, et nous avons enregistré un album pour l’essentiel improvisé : Please Come Away From The Edge, qui commence avec un solo de piano et qui se construit petit à petit, accumulant les pistes de piano, de chant (le mien) et de sample en direct (par Terao).
Composes-tu encore, enregistres-tu des airs, chantes-tu ou joues-tu quotidiennement de la guitare ? Oui. Des mélodies, des sons, des pièces d’atmosphère, tout ce qui me passe par la tête. Autant qu’il est possible, j’essaye d’interdire à mon cerveau d’interférer là-dedans. C’est là que les ennuis arrivent. Mon esprit et mon corps sont capables de choses mais il ne faut pas qu’ils interfèrent. J’utilise les instruments qui m’appellent : ma voix, le piano, la guitare, le ukulélé, le PO33… Tout ce qui peut me paraître capable de sons adéquats à telle ou telle occasion.
Cette expérience de lathe cut pourrait-elle mener à la sortie de nouveaux disques, plus conventionnels ? Ha ha ha… J’en doute, en tout cas pas pour le moment. Mon prochain album sera, je l’espère, celui d’un autre projet, Isolated Gate, qui m’associe au talentueux Australien Tim Koch.
Qui est-il ? Tim est originaire d’Adelaide, il fait de la musique électronique. Il est très talentueux, et prolifique. Un jour, il m’a contacté, m’a ensuite envoyé des idées afin d’envisager notre collaboration. J’ai tout de suite compris que ça pourrait être super. Nous avons très peu d’idée de la nature de la musique que nous souhaitons faire ensemble, mais pour l’heure, ça penche vers de la musique électronique plutôt déjantée. En travaillant avec lui, j’ai repris goût au jeu des idées de chansons et d’expériences vocales. Beaucoup de nos « chansons » ont des structures bizarres. Très peu possèdent des couplets, des refrains. C’est très rafraîchissant de travailler avec quelqu’un qui n’a peur de rien, musicalement parlant. Notre prochain LP sera un concept-album inspiré par les tardigrades, avec des cornemuses et des masses. Notre premier LP est quasi prêt à sortir. Malheureusement, nous n’avons pas trouvé de label à l’heure actuelle et nous devrons sans doute l’autoproduire. Certainement sur mon propre label, Onkonomiyaki.
As-tu écouté certains des groupes indépendants des années 1990 qui se sont reformés ? Quels sont les groupes de cette époque que tu écoutes encore aujourd’hui ? My Bloody Valentine, ça doit être le seul groupe que j’écoute encore.
Tu as, de ton côté, créé Institute Of Spoons. Quelle était l’idée de ce projet ? J’ai créé Institute Of Spoons au milieu des années 1990, pour en faire une sorte d’endroit où trouver et écouter ma musique, afin que les auditeurs puissent trouver des informations fiables. Et elles le sont, je te le promets ! J’y vends aussi des choses étranges, comme le sac pour vinyles équitable orné d’un œuf sur le plat, que nous venons tout juste de mettre en vente. L’Institute a plusieurs fois migré, et a même fermé un temps, mais il a désormais rouvert et souhaite la bienvenue à chacun de ses visiteurs !