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Le son du grisli
17 septembre 2018

Interview d'Harutaka Mochizuki

harutaka interview

Cette interview du saxophoniste Harutaka Mochizuki est à retrouver dans l'anthologie du Son du grisli, que l'on peut commander ici

Quel est ton premier souvenir de musique ? C’est la chorale, à l’école primaire. Le souvenir de chanter avec tellement de monde. C’était un peu triste. Je ne sais pas pourquoi.

Quand et où es-tu né ? Je suis né dans la ville de Shizuoka, au Japon, en 1977.

Puisque nous avons le même âge, une question s’impose : qu’écoutais-tu au début des années 1990 ? J’étais au lycée à cette époque. J’écoutais de la pop japonaise et de la techno de Détroit.

Qu’est-ce qui t’a conduit à faire de la musique ? Quels ont été ton premier instrument, tes premières influences ? Le premier instrument que j’ai acheté, ça a été un synthétiseur. Concernant mes influences, je vais me répéter : la pop japonaise et la techno de Détroit.

Quelles ont été tes premières expériences de musicien, en groupe par exemple… Au tout début, j’ai utilisé mon synthé pour faire de la techno. Ça a été mon premier emploi [dont Digital Sects 2, une compilation sortie sur Matrix, a gardé le souvenir]. J’avais 18 ans. Deux ans plus tard, j’ai revendu tous mes synthés et, avec cet argent, j’ai acheté un saxophone alto.

Qu’est-ce qui a provoqué ce changement ? La découverte d’une autre musique ? J’ai entendu un CD de Kaoru Abe. Cela m’a surpris autant que touché. C’était très beau. Après ça, j’ai rapidement acheté un saxophone, les synthétiseurs n’étaient plus les bienvenus, même si le saxophone a des points commun avec le synthétiseur. Il peut en effet produire une plus grande variété de sonorités que n’importe quel autre instrument à vent. C’est ce qui le rapproche des synthétiseurs.

Quel souvenir gardes-tu de ce passage du synthétiseur au saxophone ? As-tu joué dans des formations et, si tel est le cas, quel genre de musique ? À 23 ans, j’ai joué dans un club des environs. Ça a été mon premier concert donné au saxophone, en solo. Je n’ai jamais fait partie d’un groupe. Mais il y a eu des duos avec Hideaki Kondo and Aoki [Tomoyuki].

Ton premier disque est d’ailleurs un enregistrement solo… Solo Document 2004, qui renferme des enregistrements qui datent de l’époque où j’habitais Tokyo.

Ce sont là quatre improvisations. La première pièce, si ce n’est sur sa fin, est assez loin du free jazz de Kaoru Abe, mais on peut y entendre en effet cette variété de sons dont tu parles, une sorte d’ « expressionnisme blanc », avec autant de notes que de vents à passer, de grognements, de grincements… Quel regard portes-tu sur cet enregistrement qui date d’une quinzaine d’années maintenant ? Le considères-tu comme un document qui parle déjà de la musique que tu joues aujourd’hui ? Cet enregistrement remonte à une quinzaine d’années maintenant. Il est, je pense, assez différent de ce que je peux faire aujourd’hui. Il y a une dizaine d’années, par exemple, j’ai arrêté des idées concernant mon jeu au saxophone : par exemple jouer, du début à la fin d’un concert, une mélodie ; jouer sans bouger mes doigts rapidement ; pour rendre le terrain instable, ne pas appuyer tout à fait sur les clefs : tout ça, c’est en fait une technique pour rendre le terrain instable. Ce sont ces idées que j’applique désormais quand je joue. Ce n’était pas le cas sur Solo Document 2004. On trouve moins de mélodie dans ce disque, les doigts vont plus vite, le jeu est plus rapide.

D’où t’es venue cette idée de jouer sans « bouger les doigts rapidement » ? Je n’aime pas les passages rapides. Ils rendent les choses difficiles s’agissant de saisir la mélodie or je veux que l’intégralité de mon concert contienne une mélodie facile à saisir. Voilà pourquoi je ne veux plus jouer rapidement. Et puis, il y a aussi le fait que je suis plus intéressé par le changement de tonalité que par l’effervescence des notes. Plutôt que de multiplier le nombre de notes et de changer la mélodie, je préfère enrichir la mélodie en changeant de sonorité. Si tu ne cherches pas à multiplier le nombre de tes notes, alors tu peux te contenter de bouger les doigts lentement.

Dirais-tu que ton approche instrumentale a davantage à voir avec les sons (avec les bruits, même, puisque, sur ton premier disque, on peut t’entendre tousser) qu’avec la musique ? Fais-tu une différence entre son et musique ? Sur l’enregistrement d’un concert, un bruit tel qu’une toux peut survenir. Concernant le son du saxophone, c’est tout à fait différent. Le son de ma toux n’est pas le son que je contrôle ; celui que je contrôle, complètement, est le son de mon saxophone. Mais j’aime assez le contraste de ces deux types de sons.

Tu dis contrôler « complètement » le son de ton saxophone mais, en tant qu’auditeur, on a parfois l’impression que tu fais aussi avec ce qui arrive, ce qui advient… Lorsqu’une note point derrière une première, ou même derrière un souffle… C’est que je contrôle ce qui advient. Je le contrôle par le mouvement de mes doigts. Je change le mouvement de mes doigts quand j’ai décidé que quelque chose devait advenir. C’est un happening que je contrôle.

J’aimerais beaucoup réussir à contrôler ce genre de chose. A la toute fin de Through the Glass, la première pièce se termine avec le son d’un verre qui se brise. C’est une fin à la Dada et aussi une façon très élégante de conclure un morceau. C’est une très jolie pièce, dont la conclusion semble dire : « après tout, ce n’était qu’un exercice ». Mais peut-être est-elle le fruit d’une expérience : toi et ton saxophone face à un verre de cristal ? Non, j’ai détruit ce verre tout seul. J’ai enregistré ce bruit et l’ai collé à la fin de cette pièce. Quand j’ai détruit ce verre, il n’y avait pas de saxophone dans les parages. Through the Glass est mon premier enregistrement solo en studio, j’ai voulu qu’il soit différent de mes disques enregistrés en concert. J’ai donc essayé ce collage, en studio. Dans la traduction d’un livre de Maurice Blanchot, Celui qui ne m’accompagnait pas, j’ai lu ce « Through the Glass » que j’ai voulu en quelque sorte illustrer.

On m’a dit en effet que tu aimais beaucoup Blanchot. Peut-être connais-tu Le livre à venir, dans lequel il consacre un texte aux Sirènes, à leurs « chants imparfaits qui n’étaient qu’un chant encore à venir  » ? J’ai récemment réécouté Short-Short – un très beau moment musical, et de courte durée ! – et cette cassette pourrait être l’illustration de ce « chant encore à venir »… L’un des livres de Blanchot a été traduit en Japonais il y a de nombreuses années et, aujourd’hui, plusieurs de ses livres sont disponibles en Japonais. J’avais 23 ans quand j’ai lu Blanchot pour la première fois. C’était une phrase à propos de Kafka. Après ça, j’ai lu son roman, Thomas l’obscur. Mais celui que je préfère est L’attente, l’oubli. C’est très difficile, mais aussi très intéressant. Je l’ai lu et relu. On peut bien sûr réaliser des films à partir de nombreux romans, mais avec ceux de Blanchot c’est impossible. Les romans de Blanchot ne sont possibles qu’en littérature. C’est un art du roman très particulier. 

C’est une sorte de musique, tout comme la poésie. Impossible de faire un film d’une musique... Je suis bien d’accord. Même son travail critique donne l’impression d’être un poème. Et il cache tellement de mystères. J’ai toujours été attiré par le mystère.

Pour revenir à la musique : t’es-tu intéressé à la musique des musiciens du free jazz ou des improvisateurs historiques ? Evan Parker, Anthony Braxton, Albert Ayler, par exemple… Ou aux collaborateurs de Kaoru Abe (Masayuki Takayanagi, Sabu Toyozumi…) ? J’aime beaucoup Steve Lacy et Eric Dolphy, car leur son est d’une beauté folle. Et leurs concerts sont pleins de mystères. Pour ce qui est de Kaoru Abe, j’ai écouté beaucoup de disques de musiciens qui l’ont côtoyé : Takayanagi, Motoharu Yoshizawa, Mototeru Takagi, Takehisa Kosugi, Toyozumi etc. Ce sont des musiciens que je respecte. Surtout Kosugi.

Tu parles de « mystères » à propos des concerts de Lacy et de Dolphy, c’est un compliment que je pourrais te retourner. Tu me rappelles Martin Küchen dans la façon que tu as de créer une musique qui, sciemment, occulte une partie de sa réalité… Comment perçois-tu l’effet de ta musique sur l’auditeur éloigné que je suis – ou sur l’auditeur éloigné (puisque Français aussi) qu’est aussi Cédric Lerouley, qui publie ta musique sur son label An’archives… Je m’intéresse de près à la culture française. Je l’apprécie beaucoup. Les chansons de Mouloudji ou de Jean-Roger Caussimon, les écrits de Maurice Blanchot ou de Jean Genet. Mes amis musiciens s’intéressent aussi à la France, notamment à sa littérature et à son cinéma. La France est un beau mystère, dont j’aime bien des choses. Voilà pourquoi je suis heureux de pouvoir échanger avec toi, comme avec Michel [Henritzi, ndlr] ou encore Cédric, par le biais de ma musique. Mais cela n’influe pas forcément sur ma musique. Je joue la musique que je crois bonne. Ensuite, j’échange avec mes Français préférés. Et ça me rend très heureux.

Écoutes-tu de plus jeunes musiciens que ceux dont nous avons parlé ? Comme je te le disais, ton approche du saxophone m’évoque par exemple Martin Küchen… Je ne connaissais pas Martin Küchen mais, suite à ta question, je suis allé voir sur YouTube. En concert, il y a en effet un rapport, même si je pense qu’il est bien plus technique que moi. Mais c’était très beau. J’aime vraiment beaucoup Masayoshi Urabe. Mais il a dix ans de plus que moi, il n’est donc pas si jeune. Il m’a en tout cas beaucoup influencé. Je l’ai vu de nombreuses fois en concert et j’écoute régulièrement ses disques.

Si tu ne connaissais pas Küchen, moi, je n’avais jamais entendu parler de Masayoshi Urabe ! Renseignement pris, je vois qu’il a joué avec Michel Henritzi, qui est celui qui m’a fait découvrir ta musique. Vous jouiez encore ensemble il y a quelques semaines au Japon. Comment vous êtes-vous rencontrés ? Il m’a dit que tu jouerais sans doute en France dans quelque temps ? Il y a deux ans, Michel est venu un de mes concerts. Je connaissais sa musique depuis longtemps. L’année dernière, nous avons décidé de faire de la musique ensemble. Ça devrait sortir bientôt. C’est un musicien que je respecte beaucoup, qui s’intéresse de près à la musique japonaise et ne manque jamais d’enthousiasme. Je prévois de me rendre en Europe et naturellement en France, ce serait l’occasion de nous rencontrer !

Pour revenir à Masayoshi Urabe, sais-tu ce qui t’a touché dans sa musique ? Urabe chante à travers son saxophone alors, ce que j’ai appris de ses concerts, c’est comment chanter. Quand je me suis rendu pour la première fois à un de ses concerts solo, j’ai cru entendre Billie Holiday. C’est grâce à lui que j’ai appris l’importance du chant. Beaucoup d’improvisateurs oublient de chanter.

Evan Parker chante, parfois… En tout cas, il vocalise. Est-il une influence, pour toi ? Bien sûr, Evan Parker peut chanter. Mais je n’aime pas la technique de respiration circulaire. Je pense qu’elle met à mal le chant. Avec elle, le premier souffle disparaît. Je ne peux donc pas dire qu’Evan Parker soit une influence pour moi.

Quelle différence fais-tu entre musique et chant ? Je pense que ce que font les musiciens de noise, par exemple, est aussi de la musique. Mais je ne pense pas qu’ils chantent pour autant. L’une des choses essentielles est de savoir s’il y a mélodie ou pas. Une autre chose essentielle est de savoir si ce chant sera ou non entendu. Même s’il s’agit de chansons, avec des mélodies, cela ne veut pas dire que « le musicien chante » pour autant. C’est une question de sensibilité, assez difficile à saisir.

Pourrais-tu jouer du saxophone sans avoir appris l’instrument ? Sans avoir reçu l’enseignement de mon professeur, à l’école, je ne jouerais sans doute pas de saxophone. Je crois qu’il m’a été nécessaire d’apprendre les bases de la pratique instrumentale. Je m’entraîne d’ailleurs encore de façon scolaire quasi quotidiennement.

Tu t’adonnes au chant (sans saxophone) en compagnie de Tomoyuki Aoki, avec Hideaki Kondo l’un de tes partenaires de duo. Comment les as-tu rencontrés ? J’ai rencontré Kondo il y a une quinzaine d’années. Je vivais à Tokyo et il est venu à un de mes concerts après lequel nous avons fait connaissance et il m’a proposé de sortir un disque sur son label. C’est comme ça qu’est né Solo Document 2004. Un peu plus tard, nous avons commencé à enregistrer en duo. Pour ce qui est d’Aoki, il vivait dans la ville voisine de celle où je suis né. Il avait déjà joué en concert avec son groupe, Up-Tight, que j’ai vu jouer lorsque j’avais 23 ans. Cinq ans après cette rencontre, Aoki et moi commencions à jouer ensemble.

Plus qu’un improvisateur qui chante, pour reprendre tes propres termes, tu es peut-être un chanteur qui improvise. Tu donnes l’impression de vouloir pousser la note sans forcément savoir jusqu’où tu pourras le faire… Dans un certain sens, mais… Je réfléchis en fait à ce que je peux faire avec mon saxophone jusqu’à la veille du concert : composition, gamme, tonalité polyphonique… Mais c’est une préparation a minima et, la plupart du temps, cette préparation a peu d’effet sur le concert. C’est en cela que ma musique a à voir avec l’improvisation. Ce que je recherche, c’est la perfection. Forcément, la plupart du temps, j’échoue. Ce que je recherche avant tout, en fait, c’est chanter davantage.

On peut chanter de différentes façons, et bien sûr dans différents genres. Ton duo avec Aoki, publié en 2014, l’atteste d’ailleurs : on y trouve de la chanson donc, mais aussi un peu de théâtre, de noise, et même de blues. J’ai l’impression que Aoki et toi partagez une même approche des choses, entre composition et improvisation et, plus encore, qui marrie différents intérêts… Dans notre duo, Aoki écrit les chansons. Étant donné qu’il vient du rock, ses compositions sont très arrêtées. Quand je l’ai rejoint, sa musique a pris une autre couleur. Comme tu le dis, différents genres peuvent émerger. C’est une approche tout à fait différente de celle de mon travail en solo. Quand je joue en duo avec Aoki, j’ai un peu l’impression de faire partie d’un groupe de rock. Et ça me plait bien.

De quoi tes journées sont-elles faites ? As-tu un travail, par exemple ? Pratiques-tu le saxophone quotidiennement ? Est-ce toi qui t’occupes de trouver des concerts ? Pour subvenir à mes besoins, je travaille tous les jours dans un hôtel. Ce qui fait que je n’ai pas beaucoup de temps pour m’entraîner au saxophone. Mais je m’oblige à jouer quand même une heure par jour. Je me concentre et joue pendant une heure. Il n’y a pas tellement d’opportunités de concert par ici. Mais de temps à autre j’en donne un, ou je vais entendre jouer mes amis.

Où habites-tu exactement ? Penses-tu que vivre à un autre endroit rendrait ta vie de musicien plus simple ? Actuellement, j’habite Shizuoka, la ville où je suis né. Sa population est faible, comparée à celle de Tokyo. C’est une petite ville et j’y ai peu d’amis.

Entretiens-tu des contacts avec d’autres musiciens au Japon ? J’ai été actif musicalement à Tokyo il y a une quinzaine d’années, ce pendant environ cinq ans. J’entretiens toujours des relations avec les personnes que j’ai rencontrées là-bas ; Hideaki Kondo, entre autres.

Jouerais-tu encore de la musique si personne ne pouvait l’entendre ? Oui !!

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Image of Eugène de Guillaume Belhomme & Harutaka Mochizuki

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