Interview de Nikos Veliotis
L’archet de Nikos Veliotis en dit peut-être plus long que Veliotis lui-même : sur disques récents, il sculpte des drones en solitaire (Folklor Invalid), les emmêle sous cape de Mohammad (Som Sakrifis) ou encore se porte, avec un aplomb supérieur, au chevet du cœur fragile de Looper (ųatter). Adepte des notes longues et suspendues, Veliotis se répand ici en phrases brèves, mais instructives quand même…
... Difficile de dire quel est mon premier souvenir de musique. Peut-être l’un des sons sortis du vieux (et beau) poste de radio de l’appartement de mon grand-père… Mon grand-père avait l’habitude d’enregistrer sur un magnétophone à bandes, qu’il pouvait actionner en ma présence. Par-dessus, il récitait sa propre poésie, des choses de ce genre…
Le violoncelle a-t-il été ton premier instrument ? Non, on m’a d’abord enseigné le piano classique, mais je n’ai jamais obtenu aucun diplôme. J’ai commencé le violoncelle assez tard, à l’âge de vingt-et-un ans. J’ai choisi cet instrument parce que j’en aimais beaucoup le timbre. Au début, j’ai dû me battre pour sortir quelques sons, d’autant qu’à l’âge que j’avais j’ai dû redoubler d’efforts pour apprendre les bases de l’instrument… Mes premières expériences avec le violoncelle ont fait avec la nécessité de gagner ma vie en tant que « violoncelliste classique » et mes toutes premières expérimentations, avec un son de violoncelle tout sauf classique, lui.
Quels musiciens écoutais-tu à cette époque ? Surtout Xenakis, au début. Xenakis et de la pop.
Quand et de quelle manière as-tu découvert les musiciens qui te restent chers aujourd’hui ? Je crois que j’ai toujours gardé les oreilles ouvertes aux choses « différentes », puis ensuite à celles qui sonnent « faux ». Par « différent », je veux parler de ces choses qui sortent de la norme. Par « faux », j’entends parler de cette expression artistique qui prend en compte, implique et embrasse tout à la fois, l’ « erreur » comme une esthétique valable. Par exemple, l’usage du non-vibrato absolu chez Xenakis (que j’adore et qui a été pour moi une grande influence) est un bon exemple de « différent » et de « faux » à la fois ! Et puis dans la musique pop aussi… un chanteur « terriblement faux » est-il un chanteur chantant faux ou un créateur micro-tonal ? Tout dépend de l’écoute de chacun.
Lorsque tu enregistres Folklor Invalid, par exemple, as-tu en tête cette différenciation « différent » / « faux » ? Peux-tu à ce propos me parler de cette pièce, et de la différence que tu fais entre penser la musique seul et l’élaborer accompagné ? Cette idée « différent » / « faux » est toujours là, oui. C’est ma façon d’écouter des sons et de faire de la musique. Il y a beaucoup de choses qui pourraient facilement paraître « fausses » dans Folklor Invalid, mais je ne rentrerai pas dans les détails. Je dirais simplement qu’elle contente mon amour pour les drones autant que mon amour de la pop… Travailler seul t’octroie un contrôle absolu sur le son. Mais la musique en groupe permet aussi la surprise !
Tes premières expérimentations ont été faites en solo ? Au début, oui, je faisais ça de mon côté la plupart du temps, pas même en solo puisque je ne donnais pas encore de concert ; plus tard, j’ai rencontré Rhodri Davies et nous avons formé CRANC avec Angharad Davies, un groupe qui existe toujours et reste actif.
Comment s’est faite cette rencontre ?J’ai rencontré Rhodri et Angharad quand j’habitais Londres. Nous avions la même façon de penser la musique, ce qui est encore le cas aujourd’hui même si chacun de nous a évolué durant ces quatorze années de collaboration sous le nom de CRANC.
Combien de temps es-tu resté à Londres et quelles autres relations y as-tu nouées ? J’ai vécu deux années là-bas. Ça a été un plaisir d’apprendre à connaître le cercle expérimental de Londres et je crois y avoir en effet noué quelques relations. En dehors de Rhodri et de Mark Wastell, qui s’occupait (et s’occupe encore) du label Confront, j’ai aussi rencontré John Bisset, qui organisait à l’époque les concerts « 2:13 ». Plus tard, j’ai organisé sous le même nom une série de concerts et un petit festival à Athènes.
Parlant de « cercle expérimental », as-tu l’impression de faire partie d’une « scène » d’improvisateurs, qu’ils soient dits « libres » ou « réductionnistes »… ? Je ne crois pas appartenir à aucune scène. Je vis à Athènes, en Grèce, donc assez éloigné de tout… Maintenant, connaissant ces « étiquettes », je ne pense pas non plus que ma musique réponde aux idiomes de l’improvisation libre ou de ce que l’on appelle le réductionnisme. C’est en tout cas ce que je ressens…
Tu as cependant parlé plus tôt d’une « façon de penser la musique » que tu peux partager avec d’autres. Comment la décrirais-tu ? Disons qu’elle a à voir avec le choix d’un matériau sonore et avec la manière dont on traite ce matériau sur l’instant. Cette idée peut paraître simpliste mais elle peut être étendue à de nombreux domaines, comme celui du « goût » ou encore celui de la politique…
Les collaborations que compte ta discographie (prenons, pour exemples, tes enregistrements avec David Grubbs, Klaus Filip ou Dan Warburton) ont donné des résultats assez divers. Existerait-il, malgré tout, un point commun à ces disques ? Le point commun des collaborations que tu cites serait inévitablement « moi ». Ma touche sonore, telle qu’elle est. Après, l’interaction fait le reste et mène en effet à différents résultats.
Prenons un exemple… Lorsque tu rejoins Fred Vand Hove dans le FIN Trio… J’ai rencontré Fred à un concert à Athènes, ensuite nous nous sommes revus à Anvers où je jouais avec CRANC, qui était plus ou moins ma seule autre collaboration à l’époque.
As-tu écouté beaucoup d’improvisation libre, disons, « historique », et cela a-t-il influencé ton travail ? Pas vraiment, je suis désolé d’avoir à avouer que je suis bien ignorant en la matière. C’est sans doute une influence mais pas une des principales. Certains des éléments de cette époque me touchent tout de même, notamment l’énergie à fort comme à bas volume.
On retrouve, à fort et à bas volume, cette énergie dans Looper, que tu composes avec Martin Küchen et Ingar Zach. Quelle est l’histoire de cette formation et quelle est la raison d’être des vidéos que tu réalises pour elle ? Ont-elles une influence sur la musique ou la musique une influence sur elles ? C’est toujours la même histoire : on visite des villes, on joue, on joue ensemble et puis on décide de former un groupe stable. Pour ce qui est des vidéos, je les envisage indépendamment du son. Pour moi, son et images sont deux flots (quasiment parallèles) d’informations qui doivent interagir dans l’esprit du spectateur.
Ecoutes-tu les autres projets de Martin et d’Ingar ? Ressens-tu, lorsque tu joues, et comme dans CRANC peut-être, une communion spéciale, si ce n’est rare ?Il va sans dire que nous écoutons tous les trois les différents projets de chacun. C’est une façon de maintenir les liens qui nous unissent. Et il va sans dire aussi que pour jouer avec d’autres il est nécessaire de ressentir cette communion spéciale, tout simplement parce que je fais de la musique en hédoniste avant tout. C’est pourquoi, ça doit être agréable à chaque fois !
A ce propos, la crise économique qui touche la Grèce a-t-elle un impact sur ton travail ? Beaucoup disent ce genre de crise « inspirante »… Je dois préciser que je n’ai pas attendu la crise pour être inspiré… Mais il est vrai que cette crise a déclenché un surplus d’activité artistique et bien que cela soit évidemment positif, c’est aussi assez décevant. Ainsi, lorsque la crise aura passée, toute cette activité cessera-t-elle sous prétexte que la vie sera plus facile ? En tant que musicien expérimental, je ne cesse de vivre dans la crise.
Un grand ouvrage « de crise » est celui qui a pour nom Cello Powder. Comment as-tu pensé ce projet ? Il y a deux versants à Cello Powder… Le premier est l’enregistrement : la palette sonore du violoncelle a été divisée en une centaine de quart de tons. Chacun de ces quarts de tons a été enregistré pendant une heure, pendant laquelle son volume et son timbre changeait (du doux au très fort et du ton d’origine au bruit, et retour en arrière). Le résultat représente une centaine d’heure de drones mixée sur une seule plage que j’ai appelé « The Complete Works for Cello » et qui a été tiré à une centaine d’exemplaires sur CD. Le second versant de Cello Powder a été sa performance : le violoncelle que j'ai utilisé pour l’enregistrement a été détruit (changé en poudre) en public, le 21 mars 2009 à l’INSTAL Festival de Glasgow. Pour ce faire, j’ai utilisé divers outils et appareils domestiques (hache, scie, déchiqueteuse, blender…) près d’enceintes qui jouaient l’enregistrement de « The Complete Works for Cello ». J’ai rempli quelques bocaux de cette poudre, que j’ai numérotés et vendus.
Sur Folklore Invalid, tu joues aussi de drones, jusqu’à les mener à composer une pièce qui peut suggérer le noise ou le metal. Es-tu d’accord avec ça ? S’ils existent, quels sont tes liens avec le noise ? Oui, je suis d’accord. Il y a bien des éléments du metal, c’est vrai. Quant au noise, j’en écoute mais pas autant que j’écoute de metal…
On retrouve ce « côté sombre », pour le dire simplement, chez Mohammad, qui sort ces jours-ci Som Sakrifis. Peux-tu me parler de cette association et de son état d’esprit ? Je n’ai pas grand-chose à dire de Mohammad. Notre histoire, à ILIOS, Coti et moi, remonte à une vingtaine d’années, et elle a toujours été motivée par notre désir commun de travailler ensemble, ce qui a longtemps été difficile pour des raisons pratiques (nous n’habitions pas la même ville). Quand nous nous sommes enfin retrouvés à Athènes tous ensemble, nous avons enfin pu démarrer notre projet. C’était en 2009 ou 2010. Je ne sais pas si nous avons un « état d’esprit » arrêté. Ensemble, nous ne faisons que continuer d’explorer…
Enfin, à ceux qui ne connaîtraient pas ton travail, quels disques recommanderais-tu ? Aucune idée… Je recommanderais tout !
Nikos Veliotis, propos recueillis en décembre 2013.
Guillaume Belhomme © Le son du grisli