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Le son du grisli
30 octobre 2013

Interview d'Heddy Boubaker

heddy boubaker interview

Dig! serait donc un disque-étape dans l'oeuvre d'Heddy Boubaker, saxophoniste désormais empêché mais musicien toujours inquiet de sonorités parallèles. Passé à la basse électrique et au synthétiseur modulaire, il envisage d'autres recherches qui décideront sans doute naturellement du devenir de chacun des nombreux projets qui l'animent (Myelin, Zed Trio, duo avec Soizic Lebrat...).   

Le fait d’avoir été obligé d’abandonner le saxophone pour des raisons de santé a-t-il ouvert d’autres voies / perspectives ? Qu’est-il resté de ton passé de saxophoniste improvisateur ? Y-a-t-il eu rupture, renouveau ? As-tu eu envie d’explorer d’autres instruments acoustiques ne passant pas par le souffle ? Quand j'ai été obligé d'arrêter le sax je me suis posé plein de questions (je vais en rester sur la partie musique car avec un tel événement c'est bien au-delà de ce simple domaine que les interrogations affluent). Les questions les plus basiques concernaient la façon de prendre ce virage tout en restant dans une pratique de l'improvisation et de la recherche sonore (en amont je m'étais déjà posé cette question de rester dans cette pratique ou pas, le pourquoi... là, il s'agit du comment...) sachant que tous les instruments à souffle m'étaient à priori interdits. J'ai tenté d'analyser les deux axes principaux de ma pratique improvisatoire : l'aspect plutôt « abstrait », disons, recherche sonore etc. que j'explorais avec des groupes comme Myelin, Vortex, WPB3... et mon autre coté plutôt free / énergique développé dans Zed, Rosa Luxemburg, PHAT... tout ça avec le même instrument sur lequel j'ai passé énormément de temps à peaufiner la technique instrumentale et à rechercher des modes de productions sonores originaux. Partant de zéro sur de nouveaux instruments il m'apparaissait impossible de pouvoir arriver en peu de temps (je n'avais pas envie non plus de végéter vingt ans dans mon studio à tout réapprendre) à retrouver une certaine maitrise de mes futurs nouveaux outils sonores quels qu'ils soient... J'ai donc recherché quels pourraient être ces dits outils sur la base de deux critères, au départ : qu'ils permettent d'explorer le son sans qu'il me faille vingt ans d'apprentissage avant d'en tirer quelque chose, et que physiquement, ils me soient abordables (pas de souffle, pas d'énorme truc lourd à trimbaler – batterie, contrebasse, etc.), pas facile... Mais j'avais un gros avantage, celui d'avoir déjà pratiqué la basse et la guitare pendant de nombreuses années (même si je n'avais pas envie de rejouer de la guitare pour des raisons que je n'étalerai pas ici mais sur lesquelles je suis maintenant revenu).

Tu es passé d’un instrument acoustique à des instruments électriques (basse électrique) et électronique (synthé modulaire) : le mode de fonctionnement est différent. Y-a-t-il un temps d’adaptation, de gestation, de réflexion ? Qu’est que cela change physiquement ? Le choix de la basse s'est fait assez vite même s'il ne satisfaisait pas à tous les critères : apprentissage pas si court (c'est pas si facile de *bien* jouer de la basse les amis, ce n'est pas qu'un instrument de fainéant ;-)), ampli lourd à trimbaler, etc. Mais vu mon passé et mon attirance pour les sons graves, le passage à la basse s'est fait relativement rapidement et après quelques tâtonnements je pense que j'arrive enfin à m'en servir à la fois dans mes projets free et dans des explorations plus sonores. L'intérêt de cet instrument, pour moi à l'époque, était qu'il y avait peu de références dans les styles de musique que je voulais aborder. Il y a très peu de bassistes électriques contrairement aux saxophonistes et autres guitaristes et même contrebassistes... et donc plus de liberté dans les chemins possibles, mais en contrepartie moins de branches auxquelles se raccrocher.
Ceci dit, au tout début, j'étais assez dubitatif sur le fait qu'avec la basse j'arrive à en tirer et à pratiquer une musique basée sur l'exploration sonore pure. Cet instrument me semblait assez limité pour ça (ça c'était avant, je ne le pense plus maintenant), j'ai donc continué à chercher un instrument ou une méthode pour satisfaire mon goût pour la manipulation du son pur. J'ai un moment failli partir sur le theremin (sur les conseils de feu Laurent Daillau) mais les aléas des commandes sur internet en ont décidé autrement... Un jour, je ne me rappelle plus comment, j'ai découvert le synthé modulaire analogique, je n'y connaissais alors absolument rien en synthé à l'époque, j'ai dû tout apprendre  (ce qu'est un vco, etc.) et n'avais pas plus d'attirance que ça pour la musique électronique en tant que telle, c'est-à-dire sur le fait qu'elle soit électronique et pas acoustique. Je m'en foutais royalement et m'en fout encore d'ailleurs. Mais j'ai acheté trois ou quatre modules très simples après avoir écumé les forums et les démos sur youtube et j’ai passé un temps fou à m'amuser avec. Si on ne veut pas se prendre la tête en respectant les bonnes pratiques des synthétiseurs (c’est à dire vraiment laisser de côté la technique pure des synthés – car on peut très bien avoir cette approche très technique –, on peut vraiment s'amuser beaucoup avec le son avec ces petits engins, et c'est ce que j'ai fait en rajoutant modules après modules et en faisant et défaisant mes instruments. Il était rapidement devenu assez clair pour moi que : 1. le synthé modulaire n'est pas un instrument mais une boîte à outils qui permet de créer ses propres instruments, ce qui correspond très bien à mon approche exploratoire de la musique & 2. si on ne devient pas un geek du synthé on peut très bien s'en sortir et faire une musique totalement organique qui ne sonne pas musique électronique.
Donc voilà comment j'en suis venu à ces deux instruments, j'ai entre temps rajouté le violon alto à cette panoplie, instrument dont je ne sais pas jouer deux notes mais qui a l'avantage d'être facilement transportable et avec lequel j'explore la matière sonore avec joie (ceci dit, je ne ferais pas un solo d'alto, du moins pas encore...) et je me suis aussi remis à la guitare...

heddy boubaker a heddy boubaker b

... Le passage sur ces deux instruments principaux (basse et synthé) à impliqué de nombreux changements dans ma pratique de la musique : tout d'abord physiquement, ce sont des approches totalement différentes entre elles mais aussi par rapport au sax. Pour faire simple, si après un concert au sax (même calme) j'étais en nage cela ne m'arrive jamais avec le synthé et très peu avec la basse, ce qui par rapport à mon état de santé actuel est parfait. Par contre, ça ne veut étrangement pas dire que la relation au son est si différente. Même avec le synthé j'ai une approche très physique de la manipulation du son, la « seule » différence est que ce n'est pas l'utilisateur (le souffle) qui génère le son de base sur lequel on travaille mais la machine (les oscillateurs), je ne vois ça que comme une grosse économie d'énergie ;-) bien entendu l'ergonomie de l'outil est aussi différente mais l'état mental de la manipulation aux adaptations à la dite ergonomie près n'est pas si différente, il y a plus de différences entre le sax et la basse qu'entre le sax et le synthé par exemple.
Un autre changement important c'est le contexte dans lequel je joue alors, une histoire purement pratique : avec le sax, une petite valise et hop on peut se promener partout et jouer partout quasi instantanément, il n’y a pas de souci logistique et une grande liberté sur le moment et le lieu du jeu, une souplesse qui lorsqu'on la perd manque énormément et influe sur la musique et le rapport au son que tu développes. Avec la basse ou le synthé il faut de l'électricité, du matos lourd et encombrant à trimballer, un temps d'installation non négligeable etc... impossible d'aller dans la forêt pratiquer avec les oiseaux, de jouer comme mon ami Katsura dans une rivière de montagne, l'eau jusqu'à la taille, impossible aussi de se promener dans un lieu et de le faire sonner différemment selon sa position... Ce qui amène aussi à un autre changement de base, peut-être le plus important musicalement, c'est le fait d'être dépendant du haut-parleur (et de tout le système d'amplification). J’avais déjà travaillé le sax amplifié avec Benjamin Maumus du GMEA pour Le Dispositif en particulier mais il s'agissait toujours d'une extension de l'instrument, une sorte de prothèse même si dans ce cas il s'agissait  plus que de l'amplification mais cela restait un dispositif à quatre mains. Avec ces nouveaux instruments le son n'est plus direct : il doit obligatoirement être électrifié, passer par tout un dispositif pour sortir sur des membranes en vibration, c'est étonnamment la chose qui me pose le plus de problèmes que ce soit d'ordre pratique autant que par mon rapport au son. Je ne sais pas encore très bien exprimer cette relation et il est très probable qu'après des années de travail acoustique sur la simple vibration de l'air il me faille juste être patient pour bien appréhender le passage à l'électricité ou peut-être qu'il va me falloir plus de réflexions là-dessus. En tout cas c'est une partie que je trouve très importante.

Tu sembles préférer le téléchargement au CD, pourquoi ? Les musiques que tu pratiques misent sur le travail du son ? Est-il possible de restituer ta notion-intention (ainsi que la qualité sonore) du son dans les formats MP3, Flac… ou quelque chose se perd-il ? Quelle est d’ailleurs ta conception du son et de l’espace dans lequel il doit exister voire se libérer ? Comment expliques-tu le retour du vinyle et de la cassette en ce moment ? Je pense simplement que le CD est mort, c'était un petit objet de diffusion sonore bien pratique mais très moche et en tout cas plus de son temps actuellement... Il y aura certainement un retour à un moment ou à un autre, comme il y a maintenant un retour du vinyle ou de la cassette, mais de toute façon l'avenir de la musique en boîte passe par le dématérialisé, il n'y a pas d'autres perspectives à cette heure, c'est juste une constatation, ni une envie, ni un reproche, juste un état de fait. Et si on utilise les bons formats de la bonne façon et du bon matériel il n'y a aucun problème de restitution sonore, aucune perte, la qualité est identique voire potentiellement meilleure.
Sinon personnellement, pour mes projets solo principalement, j'ai en effet décidé de ne plus publier de CD, ni tout autre méthode de diffusion matérielle et de me concentrer sur du téléchargement : que ce soit de manière personnelle via bandcamp ou soundcloud ou via des netlabels. Après, pour mes enregistrements avec d'autres partenaires, je ne suis pas le seul à décider, la plupart préfèrent encore la diffusion par l'objet avec une préférence pour le vinyle, je me plie donc aux choix démocratiques du groupe et puis le vinyle c'est plutôt sympa comme objet avec ses grosses pochettes. J'aime bien aussi la cassette mais là c'est de la simple nostalgie, ça me rappelle l'époque où je piratais la musique en cassette et refaisais les pochettes à la main ;-) Après je peux parfaitement comprendre la préférence d'écouter cette musique en live plutôt que sur CD, c'est une musique de scène et le CD demande une attention de l'écoute dont peu de gens ont l'habitude, l'énergie de la scène et le visuel sont souvent là pour « aider » à faire passer cette difficulté d'écoute, de plus il y a l'aspect performatif : on voit la chose s'élaborer sans filet, qui en rajoute dans le « spectacle » (oui j'utilise sciemment ce mot-là). Il y a eu récemment une étude très sérieuse qui prouve que le visuel en musique est prédominant sur l'écoute, ce qui ne m'étonne pas quand on voit – justement –ce qui marche sur scène, quel que soit le style.

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Il y a aussi la Maison Peinte dont j’aimerais que tu me dises quelques mots …A la Maison Peinte, il y a des hauts et des bas au niveau fréquentation et « implication » du public (je parle spécifiquement de la partie contribution au prix libre là), des périodes où la salle est remplie et d'autres (très rares heureusement) ou on se compte sur les doigts de la main ;-)... Je crois que ce lieu fonctionne surtout sur l'ambiance qu'on a su créer avec Zéhavite Cohen (surtout elle) et moi (impliqué seulement dans la programmation musicale). Il y a de très bonne propositions artistiques mais je ne crois pas que ce soit la seule raison, c'est tout un contexte.

Et enfin, ce big band d’improvisateurs qui te tiens à cœur. D’ailleurs peut-on parler de collectif ? Non, il ne s'agit, pour l'instant du moins, pas d'un collectif, juste d'une rencontre de nombreux improvisateurs de la région qui ont envie d'essayer d'improviser ensemble. Nous sommes théoriquement une quarantaine, mais dans la pratique on répète – deux fois par mois à quinze ou vingt et on fait des concerts à une trentaine ce qui est déjà un joli tour de force :) Tous ces musiciens sont des gens s'étant déjà frottés à l'improvisation libre avec plus ou moins d'expériences, cela va de « vieux briscards » de l'impro qui ont trente ans de pratique derrière eux au jeune n'ayant fait qu'un atelier en sortie d'école ; mais en tout cas, tous sont impliqués dans cette aventure collective. Car un autre choix pas facile que nous avons fait est celui de la totale démocratie, il n'y a pas de chef (contrairement à ce qu'on pourrait croire je ne suis pas le chef de cet orchestre, je ne le veux pas, je n'aime pas le pouvoir et n'en veux surtout pas, à un moment ou l'autre il pourrit ce qu'il touche immanquablement, je suis peut-être juste un coordinateur et un rassembleur, j'aime bien cette fonction en tout cas je fais mon possible pour rester dans ces clous), toutes les décisions sont prises collectivement que ce soit artistiquement ou au niveau du fonctionnement. Au niveau musical, le principe de base est l'improvisation libre et nous travaillons dans ce sens, c’est à dire que nous pratiquons des exercices pas libres afin d'essayer d'arriver à une pratique collective libre « ouverte » et non obstructive sans esthétique prédéfinie. A côté de ça, chacun peut aussi proposer des pièces plus ou moins écrites et nous les intégrons ou pas, selon un choix toujours collectif, à notre répertoire. Une des forces de cet orchestre est, je crois, l'ouverture et la diversité des participants, ce n'est bien entendu pas la façon la plus facile ni la plus rapide d'arriver à un résultat final impeccable s'il en est mais on a fait le pari que sur le temps, la maturité de cet orchestre « déchirera tout » dans le paysage des grands orchestre d'impro ;-) De toute façon, après une première année de préparation et de chauffe (on pourrait dire, un « round d'observation »), on a choisi de continuer et nos partenaires continuent à nous soutenir, ce qui est une bonne étape sur une bonne voie ...

Pourrais-tu nous présenter en quelques lignes tes formations actuelles, tes projets et désirs ? A part le grand ensemble d'impro, je me concentre sur quelques projets principaux cette année : le trio The End, les duos Wet et Vortex. Il y a aussi quelque chose de très intéressant en création : un projet de quintet avec Jean-Luc Cappozzo, Sébastien Cirotteau et Piero Pepin aux trompettes, Famoudou Don Moye aux percussions et à la batterie et moi à la basse et divers objets. Mes autres projets et partenariats sont un peu en stand-by pour diverses raisons mais ne demandent qu'à repartir de plus belle en fonction des opportunités de jeu. Je me suis aussi récemment remis au dessin, j'ai une série de trois cent soixante-cinq (un par jour pendant un an) qui va être publiée par une petite maison d'édition de Béziers, je ne sais pas encore quand et je tiens un blog ou je mets des dessins ; je dessine en ce moment plus que je ne fais de musique...

Heddy Boubaker, propos recueillis en octobre 2013.
Luc Bouquet © Le son du grisli

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