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Le son du grisli
27 mai 2012

Kenneth Terroade : Love Rejoice (BYG Actuel, 1969)

Ce texte est extrait du troisième des quatre fanzines Free Fight. Retrouvez l'intégrale Free Fight dans le livre Free Fight. This Is Our (New) Thing publié aux éditions Lenka lente.

kenneth terroade love rejoice

Love Rejoice est la vingt-deuxième référence de la mythique série « Actuel » du label BYG lancé en 1969. Une année fertile, symptomatique d’un certain bouillonnement révélé par l’historique festival Panafricain d’Alger, mais aussi par celui d’Amougies, où rock progressif et free jazz partagèrent la même scène. La contestation visait alors l’ordre établi comme toute forme de hiérarchie et d’autoritarisme. A Paris, quelques mois après les événements de mai 1968, le jazz s’en fit écho.

Parmi toutes les galettes BYG, dont beaucoup ont fini par devenir cultes, Love Rejoice ne fait pas partie de celles que l’Histoire a retenues – pas plus d’ailleurs que celles signées par Acting Trio ou Claude Delcloo. En guise de préambule pourtant, sur la pochette, Jean-Max Michel du magazine Actuel insistait : « Ce disque marque le commencement d’une nouvelle ère dans la nouvelle musique en France. » Absence de nuances et lourdeur de tels propos laissent songeur… Car honnêtement, aussi bon soit Love Rejoice, celui-ci appartient sans ambigüité possible à une esthétique balisée bien avant sa parution, en France y compris, si l’on veut bien considérer le travail de François Tusques, d’ailleurs ici présent au piano. Ce n’était pas lui rendre service que d’en faire par avance une sorte de Something Else!!! qu’il n’est évidemment pas.

TERROADE1

Pareilles prétentions expliqueraient-elles les attaques dont il fut l’objet à l’époque, jusqu’à représenter, pour quelques critiques tout du moins, l’idée qu’on pouvait se faire d’un jazz certes libéré, mais pas franchement libre. Jean-Max Michel, à nouveau : « Ce disque n’a pas été préparé. Les thèmes de Kenneth Terroade et Ronnie Beer ont été écrits spécialement pour la séance et déchiffrés « sur le tas ». Cela permet à l’enregistrement de conserver tout son caractère de spontanéité, indispensable à l’élaboration d’une telle musique. » Pourquoi pas ? La méthode avait été préalablement expérimentée aux Etats-Unis, et les disques ESP offrirent la preuve qu’elle était capable de porter ses fruits : les musiciens peuvent s’occuper de tout, le producteur ne se chargeant que de la logistique, sans que cela soit forcément préjudiciable. Une politique qu’annonçait déjà, à sa manière, Blue Note, avec ses disques au personnel modulable à l’envi, parfois peu préparé (et aux résultats certes variables).

Quoiqu’il en soit, Kenneth Terroade (ici secondé par Ronnie Beer, Evan Chandley, François Tusques, Beb Guérin, Earl Freeman, Claude Delcloo) allait devenir une cible privilégiée de ceux qui commençaient alors de questionner le free après en avoir soutenu l’émergence. Dans Jazz Magazine, au moment de sa sortie, Love Rejoice ne récolta qu’un 5/10 bien sévère. Et Alain Gerber d’argumenter : « Après cinq ans de cogitations houleuses, on commence d’entrevoir pourquoi, comment et dans quels buts est produit le jazz libertaire. On commence aussi à faire le départ entre ceux qui ont authentiquement constitué les nouvelles formes – Ayler, Shepp, Cherry, Sanders, Taylor, Coleman, Coltrane – et les autres dont la « spontanéité », comme par hasard, s’exprime selon des modèles suggérés par les premiers. C’est là leur erreur et celle d’un certain free jazz « bis » proliférant en ce moment et marquant la clôture d’un jazz véritablement free. Le statut idéologique dont on pare une musique (plus ou moins arbitrairement mais c’est une autre histoire) ne fait rien à l’affaire : bourgeois ou révolutionnaire, le jeune musicien, ne serait-ce que par souci d’efficacité, doit faire ses classes. On peut se demander si cette expérience valait d’être enregistrée. »

TERROADE2

Que dire ? Que Kenneth Terroade avait bel et bien fait ses classes auprès des musiciens britanniques qu’il rencontra à Londres, et parmi lesquels Chris McGregor ou John Stevens. Et qu’ensuite il fit partie d’une des formations de Sunny Murray, sans conteste un batteur révolutionnaire, tout comme John Stevens d’ailleurs. Idem pour Ronnie Beer à quelques détails près (Evan Chandley – à l’époque – étant par contre le moins connu du lot). Certes ces musiciens sont des seconds couteaux du free, mais qu’en aurait-il été sans eux ? Sans cette marge qu’ils incarnaient de leur indubitable engagement ? Ne peut-on apprécier d’un même élan le cinéma des Straub ET le « bis » d’un José Bénazéraf, d’un Jesus Franco ou d’un Jean Rollin ? Bien évidemment OUI, même si Rollin ne possède ni la virtuosité des Straub ni leur sens de l’analyse.

Kenneth Terroade et ses amis, pour revenir à eux (François Tusques et Beb Guérin ne furent cependant pas visés par les attaques d’Alain Gerber), se bornèrent probablement au rejet d’un ensemble de conventions nées de l’exploitation commerciale du jazz, sans autre objectif que d’en jouir dans l’urgence de l’instant. Rien de mal, ni de futile à tenter l’expérience une énième fois. Finalement, par une des ces surprises que l’Histoire se plaît régulièrement à réserver, cette musique a fini par nourrir l’underground noise des années 1990 et 2000, dont certains représentants la reconnaissent séminale. Comme quoi cet enregistrement valait d’être réalisé. Et même si Varèse l’aurait certainement qualifié de « pompe à merde » (alors qu’un Bach l’aurait condamné comme « crierie » à la « monotonie diabolique »), il vaut d’être réécouté pour ce qu’il offre de beautés convulsives accouchées sans préméditation.

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