Interview de Gino Robair
Pour avoir changé ses percussions en surfaces qu’il « énergise », Gino Robair s’est rapproché des sonorités qu’il avait en tête. Enregistrées en 2000 ou en 2009, celles-ci sont à entendre sur deux disques qui scellent sont entente avec John Butcher et sont édités ces jours-ci : Scrutables et Apophenia…
... La musique m’a toujours environné, même si j’ai d’abord été intéressé par la country que mon père appréciait et par le folklore hongrois que mon grand-père maternel avait coutume de jouer. A trois ou quatre ans, mon père a essayé de m’apprendre à jouer de la guitare mais je préférais taper avec des cuillères en bois sur les pots et les casseroles que j’attrapais dans l’armoire. Je crois que c’est un truc que j’ai fait dès que j’ai réussi à tenir assis.
Cuillères et casseroles ont ainsi décidé de votre instrument de prédilection ? J’ai tellement harcelé mes parents avec cette idée de jouer de la batterie qu’ils ont fini par m’acheter un kit pas trop cher quand j’ai eu sept ans. J’ai suivi des cours particulier pendant deux ans, j’ai appris à lire et à jouer des rythmes de rock et de jazz jusqu’à ce que le sport me distraie et que j’arrête de jouer. Et puis, à 12 ans, j’ai eu une révélation : mon cousin a apporté un disque des Beatles et, pendant l’écoute, je me suis dit : « eh, mais je peux le faire ! ». A partir de là, j’ai passé des heures et des heures sous un casque à jouer sur des disques des Beatles, de Rush, Elton John, Black Sabbath, Yes et des tonnes d’autres groupes. J’ai aussi gagné les rangs d’une fanfare, ceux d’un orchestre de concert et d’un groupe de jazz au collège, dans le même temps que je prenais des leçons de piano, de batterie et de marimba. Au lycée, j’ai décidé de devenir musicien professionnel, ce qui m’a amené à suivre les leçons de timbales de William Kraft, qui jouait de ces instruments dans l’Orchestre Philharmonique de Los Angeles. A cette époque j’ai aussi commencé à composer, des pièces pour instruments et bande magnétique.
Quelles étaient alors vos influences ? Essentiellement des batteurs de rock et de pop, mais j’ai toujours été attiré par les musiques « inhabituelles ». A 14 ans, je suis tombé sur Fingerprince de The Residents et j’avais déjà entendu des compositions de John Cage, Steve Reich et Edgar Varèse. J’ai été très influencé par l’usage des percussions dans la musique de Frank Zappa et par les rythmes complexes qu’on y trouvait ; par celle de Gentle Giant aussi… Et puis, quand le punk rock est arrivé, j’en suis tombé amoureux, mes groupes préférés ont été Fear, Dead Kennedys, X et Black Flag. J’ai aussi apprécié beaucoup de groupes estampillés New Wave, surtout Oingo Boingo et les débuts d’XTC.
Comment êtes-vous venu à l’improvisation ? A moins que vous me disiez avoir toujours improvisé…Oui, c’est une chose que j’ai toujours fait, dans tous les aspects de ma vie. Mon professeur de piano au lycée était organiste et il s’est montré d’une grande patience avec un élève qui préférait souvent composer et improviser plutôt que de réviser ses leçons. A tel point qu’il a commencé à m’en apprendre sur la théorie et me laissait l’écouter improviser à l’orgue, ce qui m’a aussi beaucoup inspiré. Evidemment, dans les groupes de rock, les chansons sont créées à partir d’improvisations, c’est pourquoi j’ai pu ressentir le besoin de m’atteler à une musique plus écrite autant que de travailler avec l’improvisation. L’Université de Redlands que je fréquentais avait un New Music Ensemble dont les membres avaient aussi formé un groupe d'improvisation. J’ai donc rejoint ce groupe : The Anything Goes Orchestra (AGO). De temps à autre nous improvisions de minuit à six heures du matin sur les ondes de la station de radio du collège, nous jouions plusieurs disques et cassettes à la fois, interprétions des travaux Fluxus, ce genre de choses… Les membres d’AGO ont monté Rastascan Records aux environs de 1984, et notre première publication a été un flexi qui a été inséré dans des numéros d’Option Magazine. Ensuite, nous avons produit quelques cassettes. Après m’être installé dans la Bay Area en 1986, j’ai relancé Rastascan et ai commencé à sortir des LP et des CD.
Vous me parliez tout à l’heure de votre intérêt pour les musiques « inhabituelles ». C’est ce qui vous a poussé à aller chercher du côté des techniques étendues ? J’ai toujours adoré rechercher des sons qui sortaient du commun ainsi que de nouvelles manières de faire de la musique. C’est ce que j’ai fait en tant que percussionniste. En tant que compositeur, j’ai toujours exploré les combinaisons de timbres et les percussions en promettent d’illimitées. Depuis le début des années 1990, j’ai développé ma propre voix en solo, et j’ai très vite compris que je ne devais pas m’en tenir à la batterie et aux percussions traditionnelles, ou même à des instruments de mon invention. Tout objet est un instrument potentiel, y compris le public.
Pouvez-vous m’expliquer de quoi retourne cette appellation de « surfaces énergisées » (energised surfaces) ? J’ai travaillé d’arrache-pied pour dépasser mon rôle de batteur et de « gardien du temps » et, à un moment donné, je me suis rendu compte que la plupart des sons que j’enregistrais ne donnaient pas l’impression de provenir de percussions classiques. Que je joue de l’archet sur une cymbale ou un tube de métal, me serve d’un Ebow ou frappe n’importe quoi avec une baguette de bambou, c’est à chaque fois une surface que j’ « énergise ». Cette appellation décrit précisément ce que je fais, que je frappe quelque chose, le gratte ou que j’active la peau d’un tambour en soufflant dans un instrument à vent. Dans ce domaine, ma plus grande influence reste les guitares couchées de Keith Rowe et Fred Frith : disons que je tenais à transformer la caisse claire autant qu’ils ont pu changer l’approche de la guitare. J’ai donc commencé à me servir de mes éléments de batterie comme de résonateurs pour d’autres objets, à gratter la peau des tambours avec des cymbales, ce qui, depuis, est devenu une pratique répandue. Je me suis rendu compte ensuite que je pouvais imiter un saxophone en faisant résonner des objets sur mes éléments de batterie ou encore utiliser mon Ebow à même ma caisse claire et ajouter ajouter des objets métalliques (des balais, par exemple).
La deuxième partie de ce challenge était de le faire de manière acoustique plutôt que d’amplifier simplement ces instruments avec un micro et de les transformer en utilisant des pédales d’effets. C’était un des clichés sixties que je tenais à éliminer. Mon idée était de faire sonner les instruments acoustiques de façon à ce que l’on pense qu’ils provenaient d’un matériel électronique. C’est pour cela que j’aime tant travailler avec John Butcher : il fait la même chose avec le saxophone…
Quels musiciens ont exercé une influence sur votre travail ? La liste de mes influences est très, très longue, et il faudrait savoir de quel pan de mon travail on parle – chaque musicien a influencé telle ou telle chose bien spécifique. Par exemple, les percussions du Jaipongan de Sunda ont beaucoup influencé mon jeu dans le Splatter Trio et dans Pink Mountain. Les concepts de « collage-form » de Braxton ont joué un grand rôle dans mon travail de compositeur, particulièrement sur mon opéra I, Norton. La musique du Zappa du début des années 70 m’a aussi démontré qu’il était possible de jouer un rythme complexe tout en donnant l'impression qu’il est naturel et produit sans grands efforts. Je reçois d’à peu près tout ce que j’entends aujourd’hui, bien que, en vieillissant, je suis de plus en plus inspiré par les sons de l’environnement, qu’il soit urbain ou rural. Mais aujourd’hui, les influences ne sont pas nécessairement musicales. Les livres, les beaux-arts ou encore les choses qui m’arrivent quotidiennement peuvent me révéler de nouvelles possibilités d’approche. Musicalement parlant, je suis sans doute davantage influencé par mes collaborations actuelles que par l’écoute de musique enregistrée. Les artistes avec lesquels j’aime le plus travailler sont ceux qui vont voir au-delà de l’évidence et du confort – Tom Waits, John Butcher, John Shiurba, Liz Allbee, ou Anthony Braxton me viennent tout de suite à l’esprit. Je dois dire que je suis souvent surpris, et en fin de compte inspiré, par les innombrables musiciens que j’ai rencontré en tournée, la plupart développent des choses uniques qui échappent aux médias traditionnels.
Vous m’avez écrit un jour à propos de notre chronique de Blips and Ifs, enregistré avec Birgit Ulher : « C’est intéressant de voir ce duo qualifié de ‘radical improv’. Je ne vois pas bien ce que ça signifie. Pour moi, il s’agit de ma musique, un point c’est tout : des sons que j’aime entendre, qui me ravissent, du « Radical Ear Candy ! » Le terme « expérimental » aurait-il été plus juste ? Même sous forme de « sucre expérimental »… Il y a un souci avec le terme de « musique expérimentale ». Certaines personnes entendent ce mot et pensent que le musicien s’adonne simplement à une expérimentation, et il peut arriver que d’une certaine manière ils aient raison. Maintenant, Birgit et moi, pour prendre cet exemple, ne savions pas ce que nous allions faire avant de le faire, ce qui n’est pas plus expérimental que, disons, un compositeur traditionnel qui essaye des combinaisons avant de coucher sa composition sur le papier. Nous expérimentons tous plus ou moins lorsque nous créons de la musique et ce, que l’on donne dans le sérialisme ou la chanson. La différence est que les improvisateurs ne pourront rien changer à ce qu’ils jouent lorsqu’ils le font sur scène, il y a donc un risque d’échec ; le risque de sortir un truc que tu regretteras ensuite. Moi je trouve cela très exaltant. Mais le fait qu’il y ait un tel risque ne signifie pas pour autant que ce soit expérimental. En Anglais, un terme comme “radical improv” semble suggérer que ce que Birgit et moi faisons demandera des efforts à l’auditeur, ce qui peut décourager un public potentiel, peut-être peu ouvert d’esprit, et tendrait à faire croire que ce que nous avons joué n’est destiné qu’à des spécialistes ou des connaisseurs. De mon côté, je ressens ça comme de la musique, tout simplement, que l’on peut écouter même si on s’y connaît peu en art sonore contemporain ou je ne sais quoi… En concert, nous ne prétendons pas donner une expérience d’art supérieur et prétentieux. Nous manipulons plutôt le son selon ce que nous jugeons intéressant d’entendre, sans relation cependant avec le vocabulaire de la musique populaire. C’est peut-être cela qui peut sembler radical aujourd’hui, notamment aux Etats-Unis… Jouer de la musique qui n’a rien de commun avec les styles commerciaux.
En écoutant vos disques, on peut ceci étant parfois entendre des références au folk, aux musiques classique ou électronique… Encore faut-il considérer la « musique électronique » comme un « style »… Pour moi, un synthétiseur analogique est simplement une source sonore, un outil. Quand je joue de la mandoline sur Jump or Die, le Tribute à Braxton publié par Music & Arts, ce n’est pas parce que le folk m’influence mais parce que j’ai trouvé que le timbre de l’instrument épousait la mélodie d’Anthony tout comme le son de la basse clarinette sur ce morceau.
Pensez-vous toujours défendre votre propre esthétique en improvisant ? Je joue beaucoup de sortes de musique, professionnellement ou non – rock, jazz, classique, folk, gamelan. Tout ce que j’ai fait par le passé a une influence sur ma manière d’improviser aujourd’hui et je ne pense pas avoir à défendre une esthétique personnelle. Je joue ce qu’il m’apparaît musicalement sensé, selon la situation, c'est-à-dire l’endroit où je joue et les personnes avec lesquelles je joue. Par exemple, mon travail avec Tom Waits pourrait apparaître comme étant à l’opposé de ce que j’ai fait avec Birgit Ulher ou John Butcher. Or, tout cela vient du même endroit. Quand Tom m’a demandé de travailler à la partition d’une de ses chansons, je l’ai fait par le biais de l’improvisation. En est née une pièce de musique avec un rythme circulaire assez régulier et une sorte de progression d’accords – enfin, pas toujours. Lorsque je travaille avec Butcher ou Ulher, nous profitons d’un langage commun, qui tourne autour des principes de timbre et de densité sous couvert de collaboration instantanée et créative (notez que je n’ai pas utilisé le terme d’ « expérimentation »). Pink Mountain, pour sa part, est un groupe de rock qui se sert de l’improvisation libre pour créer un matériau dont on fera des chansons – d’un certain côté, cela se rapproche de la musique concrète. Dans tous les cas, ce que je finis par jouer doit s’adapter au projet. Les « puristes » de l’improvisation m’en voudront peut être d’avoir dit cela, mais je préfère donner parfois dans l’idiomatique plutôt que de me cantonner au non-idiomatique. D’autant que nous savons bien que le non-idiomatique est devenu un idiome comme un autre... En définitive, j’ai du mal avec les classifications dont les gens se servent pour qualifier la musique. J’aime jouer avec de bons musiciens, quelle que soit la musique qu’il font. Le plus important pour moi restent la surprise et le challenge et je choisis mes partenaires en fonction des possibilités qu’ils m’offrirent à obtenir l’une ou l’autre…
De quelle façon vous avez rencontré John Butcher ? Je l’ai entendu pour la première fois au milieu des années 1990, sur Spellings de la version quartette du Frisque Concordance de Georg Graewe. Butcher était invité à jouer un solo au Beanbenders de Berkeley et, à cette occasion, je lui ai proposé d’enregistrer un disque sur mon label, Rastascan. Pendant son séjour, nous avons joué en studio et pendant cette séance lui comme moi avons adoré le jeu de l’autre. Quatorze ans plus tard, nous continuons de développer notre vocabulaire en duo et continuons à nous surprendre. A la base, j’ai été séduit par son son unique – qui sonne souvent plus électronique qu’acoustique d’ailleurs – et sa musicalité. J’aime particulièrement les façons qu’il a de ne pas se sentir obligé de jouer du saxophone de manière traditionnelle. En fait, j’oublie souvent qu’il joue du saxophone. Ce que j’entends chez lui, c’est un souffle sous contrôle qui génère des sons qu’augmentent des éléments percussifs. Dans l’Ensemble de Butcher, on trouve quelques-uns de mes musiciens favoris, avec lesquels je suis ravi de jouer. C'est une formidable combinaison d’instruments et des musiciens de premier ordre. De plus, dans ses compositions, John a cet art de balancer avec savoir-faire entre structure et improvisation, tout ça fait que la musique coule de source. Malgré tout, le duo reste ma combinaison préférée lorsque je travaille avec lui, car lui et moi rentrons assez profondément dans le son de l’autre. Ce nouveau disque, Apophenia, est un des exemples de cela, si bien que de temps à autre vous ne pouvez pas dire qui joue, de lui ou de moi, tant les timbres auxquels nous travaillons sortent de l’ordinaire.
Pensez-vous que ce travail se rapproche des ouvrages d’un « réductionnisme » qui semble avoir fait école dans le sillage d’AMM, ou de cette « Echtzeitmusik », appellation qui semble davantage satisfaire les musiciens concernés ?
Non. Je ne pense pas du tout appartenir à cette mouvance appelée réductionniste. Ce que je fais, et pourquoi je le fais, vient d’ailleurs, même si à première vue ce que je fais peut parfois sonner comme ce qu’il se joue à Berlin ou Londres. Je me suis intéressé à AMM à cause de leur son, cependant mon oreille rattachait ce qu’ils faisait aux concerts de musique contemporaine, celle de Feldman, Wolff et Cage. En d’autres termes, j’y suis arrivé sous l’influence de Cardew. Les premiers disques que j’ai entendus d’AMM n’avaient pour moi aucune relation avec le jazz. Plus tard, j’ai écouté d’autres disques dans lesquels j’ai entendu de lointains rapports au jazz, mais ce n’est pas ce qui m’intéressait le plus chez eux. Je ne suis d’ailleurs pas un grand fan de Jazz – avec un J majuscule. J’aime la musique de nombreux musiciens de jazz (Braxton, Sun Ra, Carla Bley, James Blood Ulmer par exemple) mais je me moque un peu de la « culture jazz professionnelle », et surtout de l’arrogance machiste qui entoure le milieu. J’ai eu la chance de jouer avec Braxton, mais je ne pense pas cette musique en termes de jazz. Le ROVA n’est pas du jazz non plus, selon moi. Dans les boutiques, on trouvera leurs disques dans le rayon jazz, mais ils devraient plutôt se trouver dans celui de la musique classique moderne. Bien sûr, ils ont collaboré avec des musiciens de jazz, mais ils ont aussi joué avec Frith et Kaiser et Terry Riley. Or, comme ils jouent du saxophone et qu’ils font une place importante à l’improvisation dans leur travail, ils sont classés sous l’étiquette jazz. Ce qui est une honte, puisque leur musique va voir bien au-delà…
En tant que compositeur, comment gérez-vous ce rapport entre écriture et improvisation ? Je compose et improvise depuis l’âge de 11 ans, et je suis intrigué par les frontières troubles qui délimitent ces deux approches. C’est ce qui m’a amené à la musique de Braxton et du ROVA, comme à certaines formes de gamelan, et à des groupes de rock comme Grateful Dead : où s’arrête la prédétermination et où commence l’intuition ? Mon opéra, I, Norton, décrit d'ailleurs ce rapport, tout comme les groupes dans lesquels je joue, Splatter Trio et Pink Mountain.
Envisagez-vous vos improvisations comme des « compositions instantanées » ou feriez-vous une nuance ? La réponse la plus simple serait de dire « oui, mes improvisations sont des compositions instantanées ». Mais il y a un petit souci avec ça… En effet, si c’est le cas, alors beaucoup d’improvisations sont de bien piètres compositions – parfois, elles peinent à être musicalement intéressantes (tous les musiciens ont leurs coups de fatigue, même Coltrane, Brötzmann, Braxton ou AMM). Une composition vous permet d’arranger les choses selon vos vœux en prenant le temps qu’il faut pour cela. Vous n’avez donc pas d’excuses si la composition est mauvaise. Ainsi, pour moi, il ne s’agit pas de créer une composition sur l’instant. Je me moque de savoir si mes improvisations sont réussies ou agréables d’un point de vue esthétique. Selon moi, improviser devant un public va voir au-delà de la déclamation artistique, cela tient davantage de la preuve de vie et même peut-être de l’affirmation politique radicale. Dans le monde dans lequel nous vivons, cela a pour moi plus de poids que, disons, d’écrire simplement une pièce de musique et de convaincre quelqu’un d’autre de la jouer.
Gino Robair, propos recueillis en juillet 2011.
Guillaume Belhomme © Le son du grisli