Interview de Bertrand Gauguet
Auprès de Thomas Lehn et Franz Hautzinger (Close Up) ou en membre de X_Brane, Bertrand Gauguet a récemment attesté du développement de l’usage personnel qu’il fait des saxophones alto et soprano. Deux nouveaux disques viennent aujourd’hui augmenter les pièces du dossier – Spiral Inputs, enregistré avec Sophie Agnel et Andrea Neumann et Vers l'île paresseuse enregistré avec Martine Altenburger et Frédéric Blondy…
…Mon premier souvenir de musique date de l'école maternelle. Un trio était venu faire la promotion de la nouvelle école de musique qui ouvrait. Il y avait là un contrebassiste, un timbalier et un trompettiste qui allait devenir mon professeur quelques années plus tard. Je crois même me rappeler de la sensation merveilleuse qui était d'entendre de la musique autrement qu'à la radio.
Ton premier instrument a donc été la trompette ? Vers huit ans, j'ai souhaité apprendre la musique et plus particulièrement la trompette, oui. Cet instrument me fascinait… Mais après huit ans d'apprentissage, j'ai dû me résoudre à pratiquer un instrument moins exigeant physiquement. J’ai donc commencé le saxophone.
A quoi ont ressemblé tes premières expériences musicales ? Elles ont sans doute eu lieu au sein d'une Harmonie municipale dans laquelle j'ai joué assez peu de temps… C'était l'adolescence et alors le rock m'attirait. J'ai commencé à participer à des groupes avec des copains de l'école de musique. J'y délaissais mon instrument à vent pour les machines et le chant. Et puis mes goûts ont très vite évolué vers les musiques expérimentales, électro et industrielles des années 1980. L'exploration sonore devenait un vrai centre d'intérêt…
Quel était le genre de « rock » que tu écoutais alors ? Il y en avait beaucoup, mais on peut dire que cela allait de Joy Division à Tuxedo Moon en passant par Einstürzende Neubauten, Diamanda Galas ou Throbbing Gristle. C’est par ces musiques que je suis arrivé progressivement à écouter des compositeurs comme John Cage ou Karlheinz Stockhausen.
Penses-tu que certains de ces groupes de rock t’ont amené à te soucier du « son » ? Oui, c’est certain.
Comment es-tu ensuite venu à l'improvisation ? Un jour, j'ai décidé d'apprendre sérieusement à jouer du jazz, et donc à improviser. J'ai commencé par prendre des leçons, écouter encore plus de musique ; me rendre aux bœufs du jeudi soir puis commencer à jouer dans de petites formations et même dans un Big Band universitaire. Tout ceci se passait alors que je continuais encore à jouer du « rock expérimental » et à être très curieux des expériences et des esthétiques sonores qui s'y rattachaient. Peu après, lors d'une rencontre décisive, j'ai pu comprendre qu'il était possible de relier ces deux approches, qu'il y avait déjà une scène existante qui explorait la recherche sonore et l'improvisation. Et comme la porte était ouverte, je suis entré...
Quels ont été les musiciens de jazz qui t’ont intéressé au genre ? Parmi ceux qui m’ont le plus touché il y a Charlie Parker, Cannonball Aderley, Lee Konitz, Yusef Lateef, John Coltrane, Miles Davies, Sonny Rollins, Steve Lacy, Archie Shepp, Don Cherry, Ornette Coleman, Albert Ayler et Jimmy Lyons. Quant aux modèles, c’est-à-dire ceux avec lesquels j’ai passé du temps à imiter par exemple les chorus, c’était Charlie Parker, Cannonball Aderley, John Coltrane, Sonny Rollins et Steve Lacy. J’ai d’ailleurs pris quelques leçons avec Steve Lacy…
Te sens-tu en lien avec d'autres musiciens pour parler de l' « esthétique » que tu cherches à développer ? Oui, heureusement, il y a des personnalités et des approches dont je me sens proche. En général, c'est ce qui motive à faire naître un projet.
C’est donc le cas de Sophie Agnel et Andrea Neumann avec qui tu as enregistré récemment. Qu’est-ce qui te rapproche de ces deux musiciennes ? Les façons de se placer dans le temps, dans le son, de creuser, d’écouter. D’avoir une approche parfois très brute. Ce qui nous rapproche, mais aussi ce qui nous sépare…
Comment décrirais-tu cette « esthétique » ou sinon tes « recherches » si tu avais à les définir ? Ces recherches s’appuient d’abord sur la maîtrise de techniques instrumentales étendues, c’est-à-dire sur l’expérimentation de matériaux qui ne sont habituellement pas utilisés dans l’histoire de l’instrument. Ces matériaux offrent de nombreuses possibilités pour exploiter d’autres espaces, d’autres temporalités, d’autres comportements et d’autres qualités sonores, musicales et non-musicales. Ils conduisent à une autre pensée de la musique et en bousculent les codes esthétiques dominants.
D’un autre côté, il y a l’importance accordée au processus de l’écoute et à celui de l’improvisation. Il s’agit-là pour moi d’une approche essentielle qui interroge autant le cognitif que l’artistique : comment l’écoute fonctionne-t-elle ? Pourquoi l’oreille se focalise sur tels types d’événements et pas sur d’autres ? Comment je transforme ce que j’écoute en décision de jeu ? Quelles sont mes interactions avec mes partenaires de jeu ? Quelle tension s’instaure dès lors que je joue sans lire de partition ? Quelle représentation je me fais de l’espace acoustique dans lequel je me situe ?
J’ai pu constater que tout cela était très flexible et j’aime assez l’idée que l’improvisation est le plus souvent apte à produire des formes d’instabilité et d’insécurité en lien avec l’organicité du monde.
Tu as conscience de tout cela pendant que tu joues ou est-ce que tu réfléchis à cela à postériori ? J’évite de penser quand je joue, j’essaie plutôt de faire le vide… C’est donc plutôt à postériori que j’essaie d’analyser certaines récurrences.
Le terme « réductionnisme » te conviendrait-il pour parler de ta pratique musicale ? En préférerais-tu une autre (abstraction, improvisation libre…) ? Le terme « réductionnisme », dont l’origine provient des sciences et de la philosophie, a beaucoup été utilisé pour décrire l’esthétique de la scène berlinoise des années 2000. Pour ma part, même si je suis très intéressé par tout ce que cette scène a produit et produit encore, je ne me sens pas du tout proche de ce mot. Je m’y sens même à l’opposé, plus intéressé par la complexité que par ce qui tendrait à la simplification.
Alors pour répondre à ta question, je dois dire que le terme « expérimental » me convient assez bien. Je le trouve suffisamment ouvert et non-dogmatique. Il balaie un éventail de pratiques et d’esthétiques qui parfois se côtoient, parfois se croisent.
Sans forcément parler de famille, quels sont les musiciens avec lesquels tu te sens des affinités ? Il y a bien sûr les musiciens avec lesquels je mène déjà des projets depuis quelques années. Je peux te dire aussi quels sont ceux que j’écoute avec beaucoup d’attention : Michel Doneda, John Butcher, Lucio Capece, Franz Hautzinger, Axel Dörner, Robin Hayward, Greg Kelley, Barre Phillips, Lê Quan Ninh, Thomas Lehn, Rhodri Davies, Hervé Birolini, Otomo Yoshihide, Sachiko M, Toshimaru Nakamura, Kevin Drumm ou encore Peter Rehberg…
As-tu des projets en collaboration avec quelques-uns de ces musiciens ? Oui, et il y a déjà des projets qui existent ou des rencontres qui ont déjà eu lieu. D’ailleurs, j’aimerais te parler de celui qui m’occupe en ce moment. C’est un projet avec Pascal Battus et Eric La Casa. Nous travaillons sur la notion du « chantier », du site et du non-site. Nous avons passé une journée sur un grand chantier en situation de jeu avec l’environnement. Éric enregistrait mais de façon très subjective, de sorte à produire des images sonores ayant des focales différentes. Pascal et moi cherchions à nous immiscer dans l’espace sonore très chargé de ce type de contexte. Puis nous avons enregistré plus tard dans un studio avec un son très sec. L’idée était de jouer en ayant en mémoire l’espace acoustique du chantier. Pour le montage, nous avons cherché à confronter ces deux espaces. C’est aussi un projet qui va s’installer sur du long terme car nous aimerions expérimenter d’autres sites…
Est-ce la première fois que tu réagis face à ce genre d’environnement et penses-tu que ce genre de confrontation puisse t’inspirer d’une autre manière à l’avenir ? Ce n’est pas la première fois que je travaille avec des espaces sonores caractéristiques, mais c’est sans doute la première fois qu’il y a cette méthodologie d’exploration. Même si nous en sommes seulement au début, j’ai trouvé que certaines empreintes acoustiques liées au chantier pouvaient resurgir de la mémoire pendant l’enregistrement en studio, et donc agir sur le processus. C’était comme rejouer avec le lieu mais de façon abstraite. C’est une recherche ouverte, nous verrons bien là où elle nous mène…
Comment envisages-tu la pratique en solitaire ? T’intéresse-t-elle en tant que moyen d’expression ? Oui beaucoup, même si j’ai assez peu joué solo (Etwa, mon premier enregistrement est pourtant un solo). Je travaille quotidiennement et, en un sens, cela peut s’approcher d’une forme de méditation. Il y a quelque chose qui m’intéresse vraiment dans cette voie…
Autant que le rapprochement de ta pratique musicale avec d’autres disciplines « artistiques »… L’idée de l’interdisciplinarité est très importante dans mon approche. Dès le début, alors que j’étais encore basé à Rennes, j’organisais avec Benoît Travers, un ami plasticien performeur, des sessions d’improvisation dans son atelier avec des artistes du mouvement, du son et des arts plastiques. C’était très libre et très simple, on expérimentait puis on finissait par parler de tout ça autour d’une bonne table. Que ce soit avec la danse ou bien avec le cinéma ou la vidéo, ces rencontres permettent toujours de se décentrer, de rencontrer des problématiques qu’on ne se pose habituellement pas. Ce qui est très nourrissant !
Bertrand Gauguet, propos recueillis en juin 2011.
Photo © Halousmen.
Guillaume Belhomme © Le son du grisli