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Le son du grisli
21 mai 2010

Interview de Didier Petit

petitsli

Violoncelliste précieux et créateur du label In Situ, Didier Petit vient de faire paraître Don't Explain, solo remarquable au point de s'être beaucoup fait remarquer. Seul encore, il jouera ce soir (vendredi 21 mai) à Paris à l'Atelier du plateau.

Dans les notes de pochette de Don't Explain, tu revendiques à propos de ta musique et de ton inspiration la  « porosité » qui semble t’habiter. Pourrais-tu évoquer cette porosité ? Je dis effectivement que « nous » sommes poreux et cela malgré nous ou en accord avec nous. Il me semble que s’il y a une « évolution » dans les dernières décennies, elle se situe précisément là. Il n'est pas nouveau de dire que nous sommes entourés par une quantité  d'informations très importantes voire beaucoup plus importantes qu'il y a quelques dizaines d'années. Que l'on s'en aperçoive ou pas, ces  informations très diverses nous traversent. Dans le domaine plus  particulier de la musique, nous baignons dans des sons de tous ordres, organisés ou pas (certains appelleront  cela « pollution sonore ») et dans la  majorité des cas nous ne les choisissons pas. Il est tout à fait  intéressant, et par moment jubilatoire, d'être attentif à cette  multiplicité sonore et d'en faire sa sauce. Par ailleurs, nous sommes en liaison directement et indirectement avec toutes les cultures du  Monde ! Le mouvement entamé il y a un petit peu plus d'un siècle avec la première exposition universelle s'est accéléré et avec les nouveaux outils de communication il est pratiquement impossible d'exclure cette rapidité de notre vie. Nous pouvons par contre faire le choix de l'inclure dans une vision plus large et dans un temps plus long. C'est  cela pour moi être poreux, ce n'est pas être contre ce mouvement  irréversible, c'est être tout contre ! C'est accepter d'être traversé  par ces mouvements et ces sons puis ensuite choisir un chemin qui nous appartient et de le proposer aux autres. A mon sens, l'avantage  de cette situation c'est qu'il n'y a plus un cadre unique, une  contrainte unique, une vision unique et que nous acceptons définitivement et joyeusement la complexité du monde. Bien sûr, il peut exister quelque nostalgie à croire en l'unicité, à la solution  unique, à penser le monde autour d'une ou deux idéologies mais nous  savons tout des dangers de cette expérience. Don't Explain, c'est une  proposition sensible et multiple parmi des millions d'autres et en  relation avec tout ce qui entoure. C'est une mise en forme de tout ce dans quoi je baigne.

Alors Don’t Explain serait à la croisée de ces chemins : l’intime et le multiple ? La solitude et la diversité du monde ? Parlons de ce disque et du soin avec lequel il a été réalisé (les photos, les textes, la beauté de l’objet…) : on pressent qu’il occupe une place très particulière dans ton œuvre. Es-ce exact ? Pourquoi est-il si important ? Il est tout à fait troublant de lire quelqu'un qui résume parfaitement en deux phrases ce que l'on a tenté longuement d'expliquer. Mais c'est bien ce que je pense et je vis et qui je crois s'exprime assez bien dans la musique de Don't Explain. En tous les cas c'est ce qui apparait dans les retours que j'ai de cet album et que je n'explique pas ! Une place très particulière : oui et non ! Je dirais que les choses avec le temps se précisent doucement et Don't Explain est bien dans la continuité de ce qui m'anime depuis 25 ans, qui est très banale et que je résume par : Dans la vie, nous n'existons pas sans les autres ! Pour en revenir au disque qui est un objet que j'aime car il est aussi à la croisée des chemins (dixit la collection « In situ »). Un disque n'existe pas en lui même, il existe par tous les gens qui le pensent, le fabriquent, le discutent, le diffusent et l'écoutent. D'une certaine manière le disque est une « communauté ». Je ne vais pas parler ici de toute la nébuleuse qui a fait exister celui-ci mais particulièrement de ceux qui ont été très présents, car on ne dira jamais assez qu'un album ce n'est pas que le projet d'un ou de musiciens ! Dans Don't Explain, chacun est venu enrichir ce bel objet par son écoute, par le regard et par l'attention qu'il portait dessus. Théo Jarrier (allez vite à la boutique Souffle Continu) qui a trimbalé son humeur dans le studio et en dehors et qui a cette qualité énorme de parler très peu et d'avoir une présence très forte. Jean Rochard qui a une écoute très juste et sait la transmettre caché derrière la console d'enregistrement. Steve Wiese, l'énorme ingénieur du son attentionné et humble par excellence assisté de Miles Hanson à l'oreille aiguisée. Jean-Yves Cousseau, celui qui ressent parfaitement l'humeur de la musique pour lui trouver son écrin visuel, Francis Marmande fougueux écrivain qui sait faire parler les sons, Delia Morris mélomane avertie qui sait traduire la pensée des autres et Gilles Fruchaux, l'éditeur qui n'a pas froid aux oreilles et qui sait rester à l'écoute ... Et bien sur toute la présence de ceux qui ont soutenu ce projet et qui se résume à une centaine de personne. Et pourquoi donc est-ce si important ? Pour ce qui est de la musique, je ne suis évidement pas en train de construire un œuvre, je laisse cela aux gens sérieux. Je tente de rester attentif à ce qui m'entoure, appréhender ce que j'ai, la capacité d'intégrer et donc ne pas déléguer à outrance ! La musique est pour moi basée sur de la pratique et de l'échange. Si elle est trop hiérarchisée, elle n'a plus de sens. Toute la difficulté quand on vit dans son époque (musicalement) c'est d'avoir un point de vue sur celle-ci mais surtout pas uniquement vu du haut. Etre les pieds bien dedans !

Don’t Explain, parce qu’il est un disque solo peut être, semble aussi être une déclaration d’amour au violoncelle. Tu y joues d’un violoncelle dans tous ses états (« gratté, chanté, frotté, piqué… » précises-tu dans les notes de pochette). Peux-tu évoquer ta rencontre et ton rapport à cet instrument que l’on rencontre plutôt rarement dans le jazz et les musiques improvisées ? Sur cette question, il faut que je trouve ce fameux esprit de synthèse qui vous est cher car ayant débuté le violoncelle à 7 ans, cela fait quand même 40 ans que je me trimbale cette histoire qui est évidement joyeusement complexe ! Je crois que le terme qui définit le mieux pour moi le rapport à mon instrument et également celui que j'ai à la musique est le mot « désacralisation ». Toute la musique occidentale savante repose sur le sacré et l'élévation de l'esprit ou si on préfère, la séparation du corps et de l'esprit. Dit rapidement, cela signifie qu'on a le choix entre le corps d'un côté avec la musique de danse, la pop, le rock et tout le bordel qui va avec, d'une part et la musique classique, contemporaine, jazz (pas à ses débuts), musiques expérimentales et tout le bordel qui va avec, d'autre part. Je me suis donc attaché à ce qui réunit le tout, c'est à dire « tout le bordel qui va avec ! » De toutes les façons, cette séparation entre le corps et l'esprit ne m'a jamais humainement convenu, ni dans ma vie et encore moins dans ma pratique ! Par ailleurs,  le fait que je joue du violoncelle est assez anecdotique vu que ce n'est pas moi qui l'ai choisi ! (à 7 ans un enfant ne choisit pas, il est directement influencé). En bref, quand vers 19 ans j'ai quitté le champ du classique car sociologiquement cela ne correspondait à rien dans la façon dont je vivais le monde (je ne le disais évidement pas comme cela à l'époque), il a fallu désapprendre complètement ce que l'on m'avait enseigné. C'est la pratique de ce désapprentissage qui m'a amené à redécouvrir cet instrument, voire à le découvrir complètement. Et progressivement j'en ai tiré les sons qui forment la matière sonore de mon jeu ! Je suis aujourd'hui plus serein sur un parcours qui fut assez chaotique mais en même temps assez riche en rebondissements et mon violoncelle sur lequel je joue depuis 30 ans a plutôt bien tenu le coup au vu de tout ce qu'il a subi ! Cela étant, je pourrais facilement dire que si mes parents avaient choisi la trompette, j'aurais probablement fait la même chose, idem pour la harpe, etc. C'est bien le processus qui compte, pas l'instrument et cela même si aujourd'hui ce corps à corps avec mon violoncelle remplit mon existence.

Ainsi, l'important n'est ni l'instrument, ni le répertoire, ni la composition... Ce qui importe c'est le moment présent, et l'autre. La vie donc ! Même si tu sembles vouloir farouchement t'affranchir de toute tradition, y a-t-il des musiciens ou des musiques qui ont compté pour toi et qui t'ont tracé la voie? Peut-on parler d'influences, de références, de déclics ? Bien sur qu'il y a des musiciens et des musiques qui ont fait des déclics. On est absolument influencé en permanence, soit de manière dynamique et/ou de manière trompeuse. Il m'est extrêmement difficile de citer tout ce qui a induit un parcours. Je peux parler du claveciniste Scott Ross quand j'avais 5 ans qui faisait tourner les crêpes de sa main gauche pendant qu'il travaillait sur le clavier de la main droite, je peux parler de Michel Portal que j'ai entendu jouer Mozart un soir et improviser avec Bernard Lubat le lendemain. J'avais 12 ans. Je peux parler d'une chanson que j'écoutais en boucle, Alfonsina Y el Mar, quand j'en avais 8. Je ne savais pas alors qui était cette Mercedes Sosa. Je l'ai redécouvert 35 ans après. Je peux parler de la perturbation intense en allant écouter les concerts du Sun Ra Arkestra et la sensation de la masse sonore en mouvement qui me soulevait du sol quand je jouais dans le Celestrial Communication Orchestra d'Alan Silva. D'un concert avec Marilyn Crispell où j'étais bien trop jeune pour comprendre de quoi il était question. De la rencontre particulière avec Georges Russell qui m'écoutant jouer de la batterie me disait : « Tu devrais arrêter le violoncelle, tu ferais un très bon batteur ». De Sunny Murray me cassant la gueule parce que je ne suis qu'un petit blanc à la con qui ne pouvait pas s'occuper que de lui et de sa batterie (j'avais 21 ans). De 16 ans d'aventure musicale intense avec Denis Colin et Pablo Cueco, de ma rencontre avec Jean Rochard à discuter toute la nuit de musique dans la voiture qui nous amenait aux rencontres photographiques d'Arles. De la rencontre avec Théo Jarrier alors qu'il faisait sa revue Peace Warrior et qui est devenu l'oreille artistique de la collection In situ. De l'écoute, derrière une porte, de Cecil Taylor travaillant son piano quand j'avais 19 ans. D'une joute mémorable avec Iva Bittova à Luz Saint Sauveur, de ma rencontre inattendue à Moscou avec Leon Theremin, le célèbre inventeur méconnu. De la leçon de chant de Cathy Berberian à laquelle j'ai assisté à 10 ans. De mes escapades aux Etats-Unis et en Chine à rencontrer des musiciens qui se bataillent dans leur pays pour exister, de mes années à chanter des chants grégoriens et latins à la cathédrale de Reims ; j'avais 13 ans et plus. D'une journée agréable passée avec Noël Akchoté avant un concert à Radio France chez Anne Montaron. C'était il y a à peine un an .... Et je pourrais en mettre des dizaines de pages car je n'ai parlé que de ce qui gravite dans et autour de la musique. Et sans parler de ce qui va m'arriver ... On l'aura compris, je m'intéresse au fragile équilibre de la relation. Ma pratique musicale est principalement basée sur le désir d'appréhender mon environnement et de ne pas m'élever ni sublimer quoi que ce soit, plutôt désacraliser. J'aime qu'une rencontre me pousse à comprendre ce que je ne connais pas. Chaque son, chaque phrase, chaque rythme, chaque couleur musicale a du sens à partir du moment où elle parle autant au corps, c'est à dire à la relation, qu'à l'esprit. A partir du moment où elle trouve sa place dans mon environnement sonore. Je suis de ce fait dans une progression très lente et du coup j'appréhende ce que je fais et je suis heureux avec ce que je suis. Je l'applique le plus possible dans ma vie quotidienne également. Je pourrais aller plus vite mais cela nécessiterait de déléguer certains aspect de mon existence mais je ne le désire pas et je pense que c'est en contradiction avec ce que nécessite la musique, c'est à dire du temps. J'aime vivre au milieu des autres, pas au-dessus ! Je ne vois pas l'utilité de la compétition, ni de la concurrence qui amène à ce que tout le monde fasse la même chose et donc ne favorise que celui qui va le faire mieux pour moins cher. J'aime ce qui est rare chez chacun d'entre nous ! Bref je suis totalement has been !

Depuis le début de notre conversation, ton attachement pour une musique comme langage universel, comme source de vérité et d'humanité m'impressionne. On sent que tu souhaites tourner le dos à la société du spectacle et du divertissement et que la musique doit être pour toi aussi diverse, aussi foisonnante, que les rencontres qui la provoquent. Je souhaiterais te demander ce que t’inspire cette phrase de Milford Graves : « La musique doit se conduire dans l'instant même. La vie se fait à chaque instant, nouvelle et fraîche : il doit en être de même pour la musique. » Humanité, instant, fraîcheur, vie, attachement, diversité, foisonnement, rencontre, tout cela existe dans la vie comme dans la musique et je fais aisément miens tous ces mots. Je suis un indécrottable optimiste et j'aime les gens malgré moi. Je me questionne par contre souvent sur les mots vérité et universalité car ces mots sont très puissants. L'universalité en musique est quelque chose de compliqué car il n'est pas juste de penser que toutes les musiques peuvent communiquer entre elles et que la musique serait un langage universel. Elles se mélangent parfois, se côtoient souvent, se superposent encore plus souvent mais il n'est pas si aisé d'entrer dans le cœur d'une musique dont la culture nous échappe. C'est un peu comme aujourd'hui où tout le monde, moi y compris, voyage partout dans le monde en avion mais ne rencontre pas souvent la diversité du pays qu'il visite, voire pas du tout. C'est comme si y être allé était le plus important. Il y a bien sûr une façon d'être qui en étant ouverte facilite et peut permettre de toucher un territoire musical nouveau, mais là aussi, ce n'est pas toujours donné. Bref, si il y a une universalité, elle débute de toutes façons par notre attitude à aller vers ... et pour la suite, comme dirait un ami très cher : « on bricole, on bricole ! » Par ailleurs, y a-t-il une vérité en musique ? Je n'en sais rien et je dirais que l'humilité est probablement plus importante que la vérité. Je trouve que notre époque est tout à fait formidable car les propositions musicales sont foisonnantes et nous admettons plus justement que le monde est très complexe. Nous savons qu'il n'existe plus « une vérité » qui va sauver le monde et si cela se confirme, c'est une très bonne nouvelle. Les musiques aujourd'hui n'étant plus automatiquement liées à une idéologie dominante, on peut les écouter simplement pour ce qu'elles sont, c'est à dire pour la résonance qu'elles ont dans notre histoire personnelle. Par des mouvements profonds que l'on ne comprend pas forcément mais qui nous parle. Par exemple, les échos que j'ai eu de Don't Explain vont dans ce sens. Beaucoup y ont trouvé quelque chose qui m'échappe avec une très grande diversité de sentiments. Vive la multiplicité !

Je ne voudrais pas finir cette discussion sans parler des projets qui ne doivent pas manquer de t'animer... Quels sont-ils ? Il y a beaucoup de projets sur le feu mais en ce qui concerne l'avenir immédiat, je repars en Chine à la fin du mois  pour une nouvelle tournée avec le EAST-WEST Collective qui cette année sera en trio avec Xu Fengxia au Guzheng et Sylvain Kassap aux clarinettes. Cette tournée sera suivit d'une résidence à Tang Mo, un petit village au pied de la Montagne Jaune, berceau du Confucianisme. Je serai alors avec l'artiste Delphine Ziegler, la chorégraphe Aurore Gruel et toujours Xu Fengxia. Par ailleurs, sur la saison 2010-2011, j'ai le désir de jouer Don't Explain partout où cela est possible et je repartirai faire ma petite promenade annuelle aux Etats-Unis où je prends beaucoup de plaisir à rencontrer toujours de nouvelles personnes.

Didier Petit, propos recueillis en mai 2010.
Pierre Lemarchand © Le son du grisli
Photos : Maarit Kyt / Inconnu.

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