Interview de Peter Evans
Les deux albums en solo du trompettiste américain Peter Evans (More is More, 2006 et Nature/Culture, 2009 tous deux parus sur Psi) ont mis tout le monde d’accord. Ils exposent un monde de possibilités que peu d’instrumentistes savent présenter avec autant de force et d’évidence. Par ailleurs, le musicien est impliqué dans un nombre sans cesse grandissant de formations, aux approches stylistiques variées. Avec ses collègues de Mostly Other People Do the Killing, il offre une vision décomplexée, libre et fun de l’histoire du jazz, tandis qu’avec Nate Wooley, Axel Dörner ou encore Okkyung Lee, il se lance sans filets dans l’improvisation libre, toujours explorateur et fascinant.
Quelle est votre formation musicale et comment avez-vous commencé à vous intéresser à la musique improvisée ? Mon apprentissage de la musique a plutôt été conventionnel. Dès l’âge de 7 ans, j’ai suivi des leçons de trompette d’un chef de band à la retraite qui vivait près de chez moi. Quand il est devenu clair que je m’amusais beaucoup avec l’instrument et que (peut-être) sa pratique me préservait d’une foule de problèmes, mes parents m’ont très vivement encouragé à participer à un band d’été, plutôt orienté vers la musique classique. Et peu de temps après, j’ai commencé à m’intéresser au jazz. Mes parents avaient quelques CDs de jazz éparpillés dans la maison et, en plus, j’avais entendu quelques-uns des autres jeunes étudiants en musique s’amuser avec Take the A Train, des blues, ce genre de choses. Je me suis impliqué vraiment sérieusement dans la musique vers l’âge de 14-15 ans. Je suivais des cours le week-end au New England Conservatory (NEC) à Boston. Là, il y avait quelques professeurs fantastiques (un en particulier s’appelait David Zoffer) qui m’ont fait découvrir beaucoup de musiques : du jazz (Miles Davis, Ornette Coleman, Charlie Parker…) mais aussi la Seconde Ecole de Vienne, du Frank Zappa, de l’improvisation libre et même l’écriture pop. Au NEC, j’ai joué dans un orchestre de jeunes sous la direction de Benjamin Zander et nous avons notamment interprété quelques pièces difficiles comme le Concerto pour orchestre de Bartók ou la 5e symphonie de Chostakovitch, mais rien qui sortent des sentiers battus, j’en ai bien peur. J’ai fait l’Université à l’Oberlin Conservatory. J’y ai joué beaucoup de musique contemporaine (Hans Werner Henze, Luciano Berio, James Dillon, Ligeti, Jonathan Harvey et beaucoup, beaucoup d’œuvres de mes camarades de classe compositeurs) et pas mal de jazz bien entendu. C’est à Oberlin, grâce au climat ouvert et créatif et au dialogue que j’ai pu instauré avec mes amis et compagnons de cours, que j’en suis arrivé à m’intéresser pleinement à la musique improvisée. J’ai joué et expérimenté dans de nombreuses formules différentes, aussi souvent que possible, avec pourtant un nombre limité d’amis intéressés par ce type d’approche. J’ai notamment essayé la confrontation avec des systèmes électroniques, la combinaison de l’improvisation libre avec de la musique écrite (en dehors de la tradition du jazz), un peu de free jazz…. J’y ai rencontré des gens très intéressants qui sont restés mes amis et avec qui je joue toujours, par exemple Moppa Elliott (le leader de Mostly Other People do the Killing) durant l’automne 1999.
Certains considèrent parfois que la trompette est un instrument aux moyens limités. En même temps, ces temps-ci, il y a tous ces merveilleux musiciens (Mazen Kerbaj, Birgit Ulher, Axel Dörner…) dont l’esthétique est souvent définie comme ‘réductionniste’. Etes-vous intéressé par ce type de jeu ? Comment pouvez-vous comparer votre travail en solo à cette approche ? Tous les instruments ont des limites. Bien sûr, la scène actuelle de trompettistes qui utilisent des textures très réduites acceptent ces limites et jouent avec. Je pense que c’est également le résultat d’un changement de style et de goût dans le monde de la musique improvisée, l’influence des musiques électroniques, de la noise et de certains compositeurs comme Lachenmann se fait plus sentir. En plus, toutes ces personnes que vous citez sont des musiciens qui ont une individualité très affirmée et je pense réellement que leur jeu est le résultat de leur personnalité. Ce serait intéressant de spéculer ce que leur musique serait s’ils improvisaient au piano ou au saxophone (des instruments qui sont souvent considérés comme moins limités que la trompette). De plus, je ne sais pas si je dirais qu’ils travaillent exactement avec le même « langage ». Dans certaines situations (mon duo avec Nate Wooley par exemple) apparaît une certaine inclination vers des textures plus profondes, plus proches des sons électroniques et vers l’utilisation de notes isolées, presque sans construction de phrases. J’ai joué en duo avec Axel Dörner l’année passée et c’était très intéressant. Dans un certain sens, j’ai senti que même si les aspects techniques de notre jeu étaient semblables à certains égards, nos personnalités musicales étaient très différentes ! Ceci rend ce type de collaboration très excitant pour moi, d’autant plus que nous jouons le même instrument. Ainsi, encore une fois, tout cela dépend de la personne qui est derrière l’instrument !
Quand je vous ai vu en solo, j’ai été émerveillé par la façon dont vous jouez avec l’espace. J’ai trouvé dans cette manière certaines ressemblances avec le travail de John Butcher (avec lequel vous jouez parfois). Comme pouvez-vous décrire cette approche ? Et bien, comme je l’ai dit, il faut travailler avec les limites qui nous sont imposées ! Je me réfère ici non seulement à la limitation liée au fait d’être seul (bien sûr il est bien mieux de considérer ces limites comme des opportunités), mais aussi à celle qui peut être imposée par l’acoustique de la salle elle-même. Mes collaborations avec des musiciens traitant informatiquement le son en live (Joel Ryan, Sam Pluta et d’autres) m’ont donné une meilleure compréhension des espaces avec beaucoup d’écho, comme les églises. Il est possible dans ces situations de créer des couches de matériel simultanées, ou même d’élaborer une espèce de canon en lâchant un son et en attendant qu’il revienne et d’ainsi jouer en duo avec soi-même ! Même si c’est durant une brève seconde, cela peut arriver. Pour vraiment produire le son d’un contrepoint continu, l’astuce est de créer des moments successifs comme ça, et à la fin cela demande toujours beaucoup d’énergie. Les pièces où le son est plus étouffé constituent un autre défi que j’aime relever (comme des classes de cours avec du tapis ou des salles de conférence), mais malheureusement, peu de gens me demandent de jouer dans des immeubles de bureaux !
Comment avez-vous rencontré Evan Parker et comment en êtes-vous arrivé à sortir vos deux albums solo sur son label Psi ? J’ai rencontré Evan en étant juste un fan. En 2003, je l’ai approché à un concert à New York et lui ai donné un peu de ma musique. Plus tard cette semaine-là, nous nous sommes rencontrés à nouveau, avons discuté et sommes finalement restés en contact. Quand j’ai enregistré More is More, je lui ai envoyé en pensant qu’il l’apprécierait. C’est ainsi qu’il m’a proposé de le sortir sur son label. Depuis, nous avons développé une relation intéressante. Il est autant mon maître, mon ami que mon collègue.
Y a-t-il une signification spéciale au titre de votre dernier album solo Nature/Culture ? Oui, l’album reflète mon intérêt pour la musique comme un espace très personnel et non scientifique. Dans cet espace, la relation du corps humain à lui-même (réflexes moteurs, automatismes comme respirer, cligner des paupières ou éternuer) et au monde extérieur (réponse savante langage, style musical, la culture en général) est unifié dans un réseau unique et enchevêtré de son et de sens.
Il y a cet extrait du livret d’un de vos albums avec Mostly Other People do the Killing qui décrit particulièrement bien ce projet : “We try to make music that is fun, and for us, “fun” means risk and parody and chaos and pop and beauty and be-bop and dissonance and smooth jazz and sometimes breaking things.” Pouvez-vous préciser la part de composition et celle d’improvisation dans les morceaux du groupe ? Pouvez-vous également dire un mot à propos de l’aspect parodique (si on peut utiliser ce terme) de cette musique ? Il s’agit d’une citation de Moppa Elliott et je pense aussi qu’elle décrit très bien ce que nous faisons. Ici, je dois préciser une chose : la musique du groupe a déjà connu beaucoup de changements qui ne sont pas perceptibles à d’autres gens que ceux qui nous ont vu jouer et évoluer à New York durant les six dernières années (le groupe existe depuis 2003). Cela pose question que soudain, nous jouons pour une audience plus large à différents endroits du monde, parce que ces spectateurs entendent seulement une étape dans un long développement. Je crois que cela peut parfois être déroutant, mais j’aime beaucoup ce que nous produisons ensemble pour le moment. Chacun de nous quatre a digéré les morceaux composés par Moppa à un point tel qu’il n’y a pas de plan prédéterminé à la façon dont nous allons les interpréter. Moppa peut choisir le morceau avec lequel nous commençons, mais après ça, chaque membre du groupe peut se lancer dans n’importe quel autre morceau du répertoire (ou même un standard ou un morceau complètement différent). Si qui que soit ne souhaite pas suivre, il n’y a aucun problème à ce qu’il ne soit pas suivi. Il y a suffisamment de confiance pour cela. Le plus souvent, nous intégrons la référence et puis enchaînons sur le morceau suivant. C’est une manière très amusante de jouer, et bien qu’il soit évident que le groupe essaie d’une manière ou d’une autre de filtrer une certaine tradition et histoire musicale, le jeu me semble plus libre que dans beaucoup de formation pratiquant l’improvisation libre. Cela me fait penser que n’importe quel type d’improvisation implique un certain nombre d’éléments fixes : quand des musiciens comme Sonny Rollins ou Keith Jarrett jouent All of You, ils ne pensent pas en termes de changements d’accords ou de forme (je ne pense pas) – ils jouent librement ! C’est mon opinion en tout cas. Ainsi, dans MOPDTK, nous avons travaillé afin d’intégrer ces éléments fixes (dans ce cas, les morceaux de Moppa à propos de villes de Pennsylvanie). Nous pouvons réellement faire ce que nous voulons à n’importe quel moment et malgré tout, nous jouons toujours la musique de MOPDTK.
Quels sont vos prochains projets ? Un disque d’un quartet acoustique, enregistré lors du Jazz em Agosto Festival en 2009, sera disponible sur Clean Feed à l’été 2010. J’espère aussi sortir un autre disque d’un quartet dont Sam Pluta devrait traiter numériquement certaines pistes en studio. Nate Wooley et moi avons enregistré un album l’année passée et j’espère vraiment qu’il verra le jour cette année ! Il y a peu, le nouveau CD de MOPDTK Forty-Fort, a paru. J’imagine que ce groupe enregistrera encore cette année, Moppa n’arrête pas ! Enfin, il y a Carlos Homs, un pianiste new-yorkais avec lequel j’ai joué. Peut-être enregistrerons-nous quelque chose ce printemps.
Pouvez-vous citer certains de vos disques préférés ? Voici quelques albums qui ont été des révélations pour moi il y a quelque temps et d’autres qui sont de plus récentes découvertes que j’écoute sans cesse…
The Flying Luttenbachers : Systems Emerge from Complete Disorder (Troubleman Unlimited, 2003)
Evan Parker Six of One (Incus, 1980)
John Coltrane Transition (Impulse, 1965)
Anthony Braxton Quartet Dortmund (1976) (Hat Hut, 1991)
Glenn Gould Goldberg Variations (1981)
Roy Eldridge Dale's Wail (Verve, 1952)
The Zs Buck (Gilgongo, 2006)
Sublime Frequencies Choubi Choubi - Folk and Pop music of Iraq (2005)
Umayalpuram K. Sivaraman Garland of Rhythm (1988)
Miles Davis The Complete Live at the Plugged Nickel (1965)
Miles Davis Bootlegs of the 1969 Quintet
Keith Jarrett Trio Standards in Norway (ECM, 1995)
Michael Finnissy Verdi Transcriptions (1972-2005)
Peter Evans, propos recueillis en février 2010.
Jean Dezert © Le son du grisli