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Le son du grisli
28 août 2007

Interview de Josef Skvorecký

skovrecky

Ecrivain  tchèque  installé  à Toronto  depuis  1969,  Josef Skvorecký a signé quelques uns des chefs-d’œuvre de la littérature de son pays d’origine. Relativisant l’atmosphère grave d’époques historiques qu’il a lui-même vécu, il mêle dans la plupart de ses romans fatalité et insolence au son d’un jazz pour lequel il éprouve une passion véritable. Lire Josef Skvorecký est donc une nécessité, que l’on éprouve un intérêt pour la fiction (Miracle en Bohème, Les lâches, Le saxophone basse) ou pour les témoignages d’une vie animée par le jazz (Le camarade joueur de jazz).

… Dans les années 1940, mon père m’a acheté un gramophone à manivelle et dans une boutique de Nachod, ma ville natale, j’ai acheté un disque du label Brunswick sur lequel on trouvait I’v Got a Guy joué par l’orchestre de Chick Webb, et With a Vocal Chorus - à cette époque, on donnait moins d’importance aux noms des chanteurs. Pour la première fois de ma vie, j’ai entendu l’harmonie de quatre saxophones : j’ai eu l’impression d’entendre la musique des sphères célestes de Kepler. Puis est arrivée la voix. Une voix féminine qui swinguait, à moitié comprise et anonyme, qui chantait d’une façon qui m’était encore inconnue. Des années plus tard, j’ai appris qu’il s’agissait de la voix d’Ella Fitzgerald, encore toute jeune. Quelques années de plus et je l’écouterais dans un club de jazz de Toronto, toujours aussi énergique, pas encore en fauteuil roulant. Elle m’a transporté au paradis.

Vous avez écrit dans « Le camarade joueur de jazz » que le jazz avait été la seule révélation que vous ayez eue dans votre vie… Chick Webb et Ella Fitzgerald ont été une révélation pour moi, grâce à eux je suis tombé pour la première fois sur une musique qui me parlait vraiment. Avant cela, je n’éprouvais pas autant de plaisir à entendre la musique qui passait à la radio ou celle que l’on jouait occasionnellement à Nachod. Et je n’étais pas le seul à être touché par la magie de cette musique. Un étudiant du lycée, Miloslav Zachoval, a même fondé un groupe de swing amateur, que j’ai essayé d’incorporer avec un saxophone ténor que je venais d’acheter, mais cela n’a pas marché. C’était alors l’époque du swing, les groupes amateurs proliféraient dans le pays, pas seulement à Prague, mais aussi dans des villages très reculés, un peu à la manière dont les groupes de rock essaimeront quelques années plus tard. J’ai joint un autre groupe d’amateurs, certes pas aussi bon que celui de Zachoval, qui s’appelait Red Music. Le nom n’avait rien à voir avec une quelconque tendance politique, cela reflétait simplement notre manque de connaissance, étant alors séparés du monde par l’occupant nazi : il y avait un orchestre professionnel de swing, à Prague, appelé Blue Music et, comme nous ignorions l’existence de ce que l’on appelle la note bleue dans la musique noire, nous appelions nos groupes au gré des couleurs. Pendant ces années obscures, l’orchestre de Zachoval, les quelques disques Brunswicks enregistrés avant la fin de la seconde guerre et l’écoute de Radio Stockholm représentaient des balises de secours.

Quels sont les musiciens qui vous ont le plus marqué à cette époque ? En ce qui concerne les groupes, pour les plus connus, je citerais ceux de Chick Webb, Jimmie  Lunceford, Count Basie, Duke Ellington, Bob Crosby, Casa Loma (nous pensions qu’il s’agissait du nom du leader, et non de celui d’un château aux alentours de Toronto), Andy Kirk, Tommy et Jimmy Dorsey, le Hot Club de France (surtout les disques qu’ils réussirent à enregistrer pendant l’occupation). D’autres, moins connus, comme ceux de Lucky Millinder, Noble Sissle, Jay McShann, Harlem Hamfats. Bien sûr, il y a l’inoubliable Satchmo, des groupes vocaux comme les Mills Brothers, les Boswell Sisters et les Andrews Sisters – et Radio Stockholm, par-dessus tout, Radio Stockholm ! A cette époque, cette radio était la seule à diffuser du live sur les ondes et avait son propre groupe : quatre saxophones, une trompette et la section rythmique. Leur programme du samedi soir, que l’on pouvait captait depuis que la Suède était considérée comme un pays neutre, était pour nous une oasis au cœur des ténèbres de l’Europe occupée. Et puis, une fois, dans un cinéma local, j’ai entendu l’adorable voix de la chanteuse suédoise Alice Babs. Par je ne sais quel miracle, l’un de ses films, Swing It, Magistern, Swing It ! était diffusé dans le Protectorat de Bohème-Moravie. Je suis tombé amoureux de cette voix, tout comme, un peu plus tard, Duke Ellington, qui demandera à Alice de chanter pour lui lors de ses funérailles. Cette musique, le swing, a été mon premier amour musical. Et, comme il arrive souvent, je lui suis resté fidèle. Ce n’est pas que je limite cet amour au swing et aux big bands, j’appréciais par exemple Big Noise From Winnetka de Haggard et Bauduc, morceau que j’ai découvert sur un de ces vieux Brunswick, à tel point que j’avais intitulé un poème assez stupide Haggard’s Inspiration. Sinon, l’orchestre de Zachoval jouait aussi du dixieland, surtout des pièces de Bob Crosby. Dans la courte vie de la Tchécoslovaquie libre, qui dura jusqu’au putsch communiste de 1948, on a pu connaître une déferlante de dixieland après qu’un groupe australien, The Graeme Bell Band, est venu jouer à Prague et ainsi faire exploser le jazz Nouvelle-Orléans. Après le putsch, dans les premières années de son pouvoir, le Parti a essayé avec force de supprimer le jazz, sans y réussir pour autant. En 1955, moi et mes deux meilleurs amis – P.L. Dorůžka (qui deviendra le Président de la Fédération Européenne de Jazz) et Ludvík Šváb, un psychiatre de profession mais avant tout le guitariste d’un des plus beaux fruits donnés par la visite de Graeme Bell, le Prague Dixieland Band – avons organisé les premiers spectacles de jazz de l’ère communiste tchécoslovaque, sous le titre Really the Blues (un titre emprunté à Mezz Mezzrow). Ce qui a rendu la chose possible a été la présence d’un contrebassiste américain, Herb Ward, qui, avec sa femme Jacqueline, danseuse, avait demandé l’asile politique à Prague. Nous nous sommes servi de lui comme bouclier politique : les censeurs ne pouvaient pas interdire de scène un homme qui venait tout juste de demander l’asile politique. Aux Etats-Unis, Ward avait enregistré une ou deux pièces avec Armstrong, ce qui nous a servi pour faire un peu de publicité, et le show a été une réussite. Pourtant, après quelques concerts à guichet fermé, les Ward ont involontairement donné un coup de pouce aux censeurs. En tant que vedettes du spectacle, ils ont tout à coup demandé plus d’argent que ne le permettait la réglementation gouvernementale. L’existence de Really the Blues aura été courte, mais aura au moins fait naître un véritable engouement en Tchécoslovaquie: celui du revival du Charleston. Jacqueline apprit cette danse à quatre paires de danseurs du Théâtre National que nous avons engagés pour le show. Ailleurs dans le pays, quelques big bands ont survécu au putsch, tant bien que mal – par exemple, le groupe de Karel Vlach s’est vu reléguer au rang d’orchestre de cirque -, mais Prague fut gagné par une nouvelle mode: le be-bop. Evidemment, le Parti a tenté d’écraser ce nouvel engouement. L’un des initiateurs du bop dans le pays, Dunca Brož, s’est vu contraint à l’exil. Mais entre la période nazi et la période communiste, on importait des disques américains et des radios de l’ouest programmaient pas mal d’émissions de jazz. C’est pourquoi nous connaissions aussi Dizzy Gillespie, Charlie Parker, Thelonious Monk. Le jazz d’avant le free, quel qu’il soit, reste au fond de mon cœur. Pour paraphraser Armstrong : c’est cette curieuse façon de jouer de la musique... C’est la seule explication que je trouve à mon amour pour le jazz.

Vous vous intéressez aussi à la théorie, et dîtes, par exemple, ne pas être en accord avec Leroi Jones lorsqu’il écrit que le jazz puise son essence dans la contestation. Pour vous, le jazz s’apparenterait davantage à une forme de catharsis… L’un des malentendus que l’on rencontre le plus souvent quand on parle de la pratique du jazz au sein de régimes totalitaires consiste en ne pas saisir le fait que nous nous pouvions jouer et écouter du jazz sans protester dans le même temps contre l’un ou l’autre des deux régimes oppressifs qui ont réglementé mon pays. Avant tout, le jazz était pour nous une musique nouvelle et attractive, et c’est pour cela que nous l’aimions. Bien sûr, cette musique a fait enrager les pouvoirs en place, mais cela ne faisait qu’ajouter à ses charmes, sans lui être en rien indispensable. Nous avons aimé le jazz même après la libération, même une fois qu’il aura été remplacé par le rock ou d’autres styles musicalement moins intéressants. En fait, je ne me rappelle pas exactement ce point de mésentente avec Leroi Jones, mais je pense que cela devait tenir de cela. 

bluesvosliA Prague, vous avez rencontré un autre auteur américain passionné de jazz : Allen Ginsberg. Quels sont vos souvenirs de cette rencontre ? J’étais en fait la seule personne dont Ginsberg possédait le numéro de téléphone à Prague. Au milieu des années 1960, l’un de mes plus proches amis, le regretté Jan Zábrana, était en train de traduire l’une de ses œuvres, Howl. Zábrana était lui-même un excellent poète, mais en raison des circonstances politiques (ses deux parents purgeaient de longues peines en camps de concentration), il ne fût pas publié avant le milieu des années 1960. Comme son anglais était pauvre, il m’a d’abord demandé de faire une traduction littérale du texte de Ginsberg, qu’il retravaillerait dans un esprit plus poétique. Le poème était rempli de pièges à déjouer puisque qu’il comptait beaucoup de mots d’argots que j’avais forcément du mal à trouver dans mon vieux dictionnaire Webster. C’est pourquoi j’ai écrit plusieurs fois à Ginsberg pour lui demander des éclaircissements. Et, une nuit, le téléphone sonne, Ginsberg était à l’autre bout du fil. Je pensais qu’il appelait de New York mais, à ma grande surprise, il se trouvait à l’aéroport de Prague. Il venait de se faire expulser de Cuba pour avoir critiqué la politique sexuelle mise en place par Fidel, et comme il n’y avait pas de vol direct entre Cuba et les Etats-Unis, les policiers cubains l’avaient installé dans un avion à destination de Prague. Je l’ai donc emmené chez Zábrana où nous avons passé la nuit à discuter. Le lendemain, nous l’avons accompagné dans un club d’amateurs de poésie et de jazz, à la manière de ceux que l’on trouvait à San Francisco. Lorsque nous avons fait notre entrée, la poétesse Vladimíra Čerepková dit à sa voisine : « De nos jours, n’importe quel traîne-savates se donne des airs de Ginsberg ! », ce à quoi Ginsberg a répondu : « Mais, c’est moi ! ». Par la suite,  je lui ai demandé s’il serait intéressé de participer au concours de Roi de Mai organisé lors des célébrations de mai organisées à l’Université Charles. Il a accepté et, évidemment, les étudiants l’ont élu. Plus tard, il écrira un poème intitulé Kral Majales, c'est-à-dire « Roi de Mai » en tchèque. Quelques semaines après ces événements, il était assis dans mon appartement et me dit qu’il ne se sentait plus en sécurité à Prague. La nuit précédente, il avait été agressé dans la rue par un homme inconnu et vociférant « Buzerant ! Buzerant ! » - « homosexuel » en argot tchèque. Il avait décidé de quitter le pays dans les deux jours. Quelques minutes après son départ, quelqu’un frappe à ma fenêtre - nous vivions au rez-de-chaussée -, il s’agissait de deux agents de la police secrète. Ils me demandèrent si le poète américain « Ginstein » était avec moi. Je leur ai répondu qu’il venait de partir et ils ont disparu. Le lendemain, un des mes amis, qui travaillait à l’aéroport, me téléphone et me dit avoir vu deux agents de la police secrète escorter Ginsberg jusqu’à un avion British Airways à destination de Londres. C’était la fin de l’aventure pragoise pour Ginsberg, que j’ai revu lorsque ma femme et moi avons-nous sommes installés au Canada. Nous sommes allé lui rendre visite dans sa ferme de la Cherry Valley, puis dans son appartement de New York, et nous nous sommes rencontrés plusieurs fois à Toronto. C’était un homme aimable, prévenant, et j’aimais beaucoup quand il chantait ces chansons qu’il avait lui-même écrites. C’est probablement le seul point en commun que j’avais avec lui, et c’était la musique.

Ginsberg a souvent rapproché musique et écriture. Comment interagissent votre pratique littéraire et votre passion pour le jazz ? J’ai lu des articles qui tentaient de prouver que mon style littéraire trahissait des influences jazz. Je ne sais pas vraiment, même s’il est évident que la musique a une influence sur mes textes. Dans presque chacun d’eux on peut trouver des éléments propres au jazz. Le narrateur ou tout autre personnage peut être jazzman, ou alors des musiciens sont mentionnés. J’ai même fait de la contrebande de jazz dans mes histoires de détective : la solution de l’une d’entre elles, Ten Sax Solo, dans le recueil Les pouvoirs surnaturels du Lieutenant Borůvka dépend de la connaissance des tessitures d’un saxophone. Le plus loin que je sois allé se trouve probablement dans le roman Dvořák in Love, basé sur le séjour américain fait par le compositeur dans les années 1890. Dans l’un des chapitres, Dvořák est emmené par l’un de ses étudiants noirs, Will Marion Cook, dans un tripot de Chicago où il se trouve confronté au ragtime, mais aussi à un blues chanté par une femme. Il aime cette chanson, mais lorsque l’un des danseurs du tripot, une servante tchèque, lui traduit les paroles, il s’en trouve horrifié. Dvořák était un catholique convaincu et un homme très porté sur la morale, et le voici écoutant ce genre de blues à connotations sexuelles. Il n’y a pas de preuve permettant d’affirmer que Dvořák, pendant son séjour à Chicago, a écouté du ragtime ou visité un tel endroit. Mais le roman historique doit se permettre tout ce qui aurait été possible, envisageable. Par exemple, dans un roman sur la guerre civile, l’auteur peut faire parler personnage de fiction avec le Général Sherman, mais il ne peut pas faire gagner au Général Sherman la bataille de Gettysburg. Quand Dvořák a visité l’Exposition Universelle de Chicago, Scott Joplin jouait dans l’un des pavillons, et les prémices du blues – le vrai, celui venu du Sud du pays – existaient à cette époque.

Pour conclure, j’aimerais vous demander quel est le lien qui vous lie aujourd’hui encore à la musique et au jazz ? Je suis un aficionado. Je n’ai pas changé, et, à 83 ans, j’aurais du mal à changer. Le jazz est ma musique.

Josef Skvorecký, fin août 2007. Photo Andrew Danson. Remerciements à Martin Kristenson.
Guillaume Belhomme © Le son du grisli

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