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Le son du grisli
13 juin 2007

Interview de David S. Ware

SWare

Un bon jazzman serait-il un jazzman mort ? Si la question se pose encore, c'est que les rééditions de catalogues exploités jusqu'à la nausée et les usurpateurs montés de toutes pièces et imposés par les grandes maisons de disques n'arrivent pas totalement à occulter le fait que, dans l'ombre, quelques véritables créateurs – puisque bien vivants - oeuvrent encore. Mais leur champ d'action est restreint, et leur persévérance d'autant plus acharnée. Au nombre de ceux-là, David S. Ware peut faire figure de patriarche, compositeur émérite autant que recruteur affûté, à l'image de ses prédécesseurs, John Coltrane, Ornette Coleman, Charles Mingus, pour ne citer que ceux-là. Rencontre avec le saxophoniste à l'occasion de la sortie de Renunciation, enregistrement publié le mois dernier sur le label AUM Fidelity.

Votre dernier album, Renunciation, a été enregistré au Vision Festival de New York, en 2006. Quelques mois avant ce concert a circulé l’idée qu’il s’agirait sans doute de la dernière représentation de votre quartette aux Etats-Unis. Qu’en est-il réellement, et d’où est partie cette idée ? Cela n'est pas vraiment venu de moi, l'idée était d'attirer l'attention. J'ai accepté cette idée, et de faire passer ce message. D'une manière inespérée cela semble avoir attiré l'attention de beaucoup de gens. Mais une des raisons pour lesquelles j'ai accepté cela est que le quartette travaille très très peu aux Etats-Unis. D'autre part, le changement est une bonne chose, peut-être que cela va faire prendre conscience que le DSWQ n'est pas une chose acquise.

Ceci étant, vous semblez, depuis quelques années, relativiser tout désir de « reconnaissance ». S’agit-il d’une réaction vis-à-vis de difficultés à propager davantage votre musique, ou bien d’une démarche plus spirituelle ? J'ai décidé d'offrir ma musique aux forces de la nature, en particulier à l'être céleste nommé Ganesh, parce que ma musique ne m'appartient pas, de toute façon. J'en parle brièvement dans les notes du livret de l'album, il y a une force, ou un être intérieur, qui "nous joue", en tant qu'êtres humains. Nous sommes en quelque sorte les acteurs, plutôt que les "metteurs en scènes" de notre propre vie et ce qui se joue est toujours autre que ce que l'on croit. Si vous voulez comprendre qui est Ganesh et à quoi je fais référence, cette connaissance est disponible partout facilement aujourd'hui.

Cela a-t-il à voir avec le message du morceau qui donne son titre à l'album, Renunciation ? J'en parle aussi dans le livret du CD. C'est un concept spirituel : notre âme, l'âme humaine, est en état naturel de renoncement. L'âme est totalement transcendantale à ce monde. Si vous voulez en savoir plus, il faut pratiquer la méditation et étudier les Védas. On ne peut pas comprendre cela d'un point de vue intellectuel, cela n'est pas possible.

Pourriez-vous tout de même m'expliquer comment intervient l’élément mystique sur votre musique ? C'est l'essence de la musique, comme je viens de le dire, et mon genre de vie est centré autour la pratique de la méditation et de l'étude des écritures védiques. Ma musique vient de là parce que nous sommes d'abord des êtres spirituels et quoi que nous fassions dans ce monde, nous ne sommes pas ce que nous faisons. C'est au delà de ce que nous faisons. Si vous voulez mieux comprendre, il vous faut en faire l'expérience. Il faut faire l'expérience de la méditation et trouver ce qui se trouve en vous. Si ma musique a un message, c'est celui là.

Et en ce qui concerne la pratique musicale, comment un musicien ayant un rapport privilégié à la religion, quelle qu’elle soit, perçoit les oeuvres d'un musicien qui, lui, n'en a aucun ? La pratique musicale peut elle obtenir de bons résultats sans cette dimension mystique ? L'apprentissage des techniques dans l'étude de la musique et de celle d'un instrument, est essentiel. Mais dans la culture occidentale, en particulier eurocentriste, les fondations mystiques de la musique ne sont pas enseignées. Par contre, l'approche orientale est très différente. Parce que dans leurs traditions, en musique comme dans tous les domaines, tout est enseigné comme un chemin spirituel, une initiation. La musique selon les orientaux est plus une expression directe de la réalité transcendantale et ils ont une vision bien plus haute des rythmes, de ce que les rythmes signifient et aussi de ce que les gammes représentent. La connaissance de ce qu'est une gamme, de ce qu'elle représente, sa mise en relation avec notre univers et avec la planète, comment utiliser le son pour entrer en relation avec l'être suprême, tout cela fait partie de la structure de leurs connaissances et de l'apprentissage. Les mantras sont des formules spirituelles, des formules mystiques qui permettent d'entrer en relation avec le divin. Ainsi, en Orient, on est d'emblée dans un tout autre contexte. Lorsque l'on apprend à jouer d'un instrument, dès le début, la spiritualité joue un rôle fondamental, il n'y a aucune séparation entre l'aspect technique et l'autre, c'est la même chose, cela se confond. Cela ne peut pas être séparé parce que la musique est considérée comme une science spirituelle.

Pour revenir en Occident, comment jugez vous les changements qui sont intervenus ces 30 dernières années dans le « milieu du jazz » ? Est-il plus difficile pour un musicien de jazz de s’imposer aujourd’hui,  même avec votre aura ? Oui c'est plus difficile, tout est plus difficile en cette sombre période d'ignorance et de perte des valeurs spirituelles. La musique est d'ordre spirituel, elle rapproche les gens spirituellement, c'est pourquoi elle est difficilement acceptée, spécialement maintenant. Si vous étudiez les écritures védiques, il y est question d'âges de conscience. En ce moment, de ce point de vue, en terme de conscience, nous sommes au plus bas. Tout ce qui est d'ordre spirituel reçoit le moins de considération. La religion, particulièrement en Occident, est sans dessus dessous.

En ce qui concerne la reconnaissance de votre musique, l’histoire du jazz a connu de nombreux musiciens importants et mal jugés, en leur temps, par les critiques et le public. Vous arrive-t-il de vous résigner à faire partie d’une sorte de  « tradition  regrettable » ? Je n'ai aucun contrôle là dessus, les gens peuvent me caser où ils veulent. Je suis là pour réaliser ma propre destinée et atteindre les buts que je me suis fixés...

Pensez-vous qu’il existe aujourd’hui quelques musiciens de valeur qui bénéficient d’une renommée à la hauteur de leur talent ? Vous savez, les gens n'ont pas compris Bouddha, Jésus Christ, Krishna, Rama et tant d'autres qui n'étaient au monde que pour nous aider... Les grands génies en général sont incompris et pourtant ils ne nous apportent que des messages salvateurs, alors que dire?

... Sans doute qu'il faut pousser le « public » à chercher au-delà de ce qu'on veut bien lui imposer.  Au niveau du public, justement, avez-vous senti une évolution, accepte-t-il mieux votre musique aujourd'hui qu'hier ? Depuis le temps, il est possible qu'un peu plus de gens commencent à comprendre.

C'est aussi que votre groupe compte des membres d’exception, et que vous ne cessez d'approfondir avec eux la densité de votre jeu. Avez-vous déjà pensé qu’un jour, les amateurs de jazz appèleront cette formation votre « quartette classique » ? Oui, je pense que ce quartette deviendra un classique, certains le disent déjà. Même si nous n'avons pas encore été complètement acceptés... Nous pâtissons de toutes ces divisions et classifications imposées dans le jazz - avant garde, ceci cela - inventées afin de marginaliser certains d'entre nous.... Mais certains voient déjà au delà de ces catégories le rôle du David S Ware Quartet.

David S. Ware, juin 2007.
Guillaume Belhomme © Le son du grisli.

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