Interview de Ross Bolleter
Pianiste australien interrogeant les possibilités restantes de pianos en perdition – qu’il classe selon différentes catégories : neglected, abandoned, weathered, decayed, ruined, devastated, decomposed, annihilated -, Ross Bolleter présentait en 2006 sur le label Emanem un florilège de ses plus récents enregistrements : Secret Sandhills and Satellites. Occasion de revenir sur une obsession curieuse, un disque réussi, et sur l’association qu’il a créé en 1991 en compagnie de Stephen Scott, le WARPS, ou World Association for Ruined Piano Studies.
… A l’âge 11 ans, mes parents m’ont acheté un accordéon sur lequel j’ai appris à jouer des thèmes folkloriques, des airs d’opéra, des tangos, la Toccata et fugue en ré mineur de Bach. Mais dans les années 1960, l’accordéon avait plutôt mauvaise réputation, et, pendant mon adolescence, je me suis mis au piano : j’improvisais ou interprétais des versions de symphonies d’Haydn ou Beethoven, de lieds ; j’explorais des opéras comme Pelléas et Mélissande, Tristan und Isold, aussi… A l’université, j’ai appris l’histoire et la théorie de la musique, et me suis adonné au contrepoint et à la composition de pièces sérielles. A cette époque, Perth ne comptait pas de Conservatoire, alors, plutôt que de perdre mon temps à marteler des standards des 18e et 19e siècles, j’ai préféré me tourner vers la musique médiévale et me suis intéressé aux répertoires de Cage, Boulez, Ligeti, et d’autres. La musique contemporaine avait alors quelque chose de visionnaire, et j’ai élargi grâce à elle ma faculté à évaluer les possibilités musicales.
Puis, à vingt ans, j’ai étudié le piano classique auprès d’Alice Carrard, qui a été la première pianiste à jouer les Concertos pour piano de Bartok en Australie. Ça, c’était dans la journée… La nuit, je gagnais de quoi faire vivre ma famille au piano-bar du Hilton.
Quand est né votre intérêt pour les pianos en ruine ? J’ai découvert mon premier piano en ruine en juin 1987, alors que j’étais en vacances en famille à Nallan Sheep Station, Australie. Le propriétaire des lieux m’avait indiqué la présence d’un piano dans les environs, et, bien qu’il s’agissait pour moi et ma famille d’une période de vacances, je n’ai pu m’empêcher d’aller voir à quoi il ressemblait. Il était pourri… Je me suis approché, ai déposé mon enregistreur Marantz et ses micros sur le bois et j’ai commencé à jouer. Je me souviens des fourmis qui allaient et venaient sur l’instrument. La fille des propriétaires, qui devait avoir huit ans, m’observait tandis que je m’étais mis à genoux pour libérer les cordes graves coincées dans le mécanisme. Le piano s’est alors mis à gémir. Après quelques minutes, la mère de la petite a accouru et a couvert le visage de sa fille de sa robe à fleurs pour la protéger. La mère était sur le point de me dire quelque chose mais je lui ai montré les micros de la main droite, terminant ma performance de la main gauche. Elle a quand même fini par m’interrompre: “Vous avez terminé ?”. Alors, oui, j’avais terminé. Avant de finir sa vie dans son abri, ce vieux piano, un Jefferson, avait passé une année sur le terrain de tennis de l’endroit où nous séjournions. Il avait été exposé à la chaleur, avant de souffrir d’une crue subite. J’y ai trouvé à l’intérieur beaucoup de traces de boue. Quarante ans plus tôt, ce piano avait pris place dans un bar de Big Bell, une ville construite autour de mines d’or.
Et depuis, vous ne jouez presque qu’exclusivement sur pianos détruits… J’avais donné dans le piano préparé pendant trois années sans jamais être tout à fait satisfait du résultat. Ce vieux piano à Nallan Sheep Station avait, en quelque sorte, était préparé par la nature, évoluant au gré du temps et des négligences. C’était quelque chose de beaucoup plus sauvage que tout ce que j’aurais été capable de faire en continuant à préparer moi-même mes pianos. Le piano en ruine est un champ de possibilités illimitées. Alors, j’ai parcouru le pays à la rencontre d’autres pianos abandonnés.
Est-ce qu’improviser sur de tels pianos change votre manière de jouer ? C’est une question très intéressante. Je pense que jouer sur des pianos en ruine m’a fait prendre en compte des aspects du son que j’avais l’habitude de filtrer en jouant de façon conventionnelle – par exemple, je refusais tout bruit de pédale, luttais contre le plus petit grincement du mécanisme. Le jeu sur piano en ruine a modifié mon approche du piano en bon état. Lorsque j’improvise sur un tel piano, je vais chercher à mettre à mal la mesure ou à sortir des bruits qui pourraient me rappeler ceux d’un piano en ruine.
Est-ce aussi une sorte de réaction vis-à-vis du sérieux qui entoure en général la pratique de cet instrument ? Le piano en ruine bouscule le piano classique. Il renverse les styles et traditions de l’hémisphère nord que l’Australie s’est empressé d’adopter à travers un usage préétabli du piano, instrument qui peut faire figure de symbole de la culture musicale européenne, voire, d’un certain impérialisme culturel. Tout ce que le 19e siècle a pu produire de fabuleux, comme Schumann, Brahms et Chopin, se dessèche et se dégrade au contact d’un tas de bois pourri aux cordes rouillées. Sous cette forme, le piano trouve son côté aborigène, retourne à la terre. Mais, pour être honnête, cette musique sortie de ruines n’est pas seulement une réponse aux traditions musicales européennes – ce qui créerait une sorte de dépendance à ces traditions. J’estime que le piano en ruine a une puissance expressive qui lui est propre. Dans la mesure où je travaille chaque jour à la création sur de tels pianos, je pense que mon approche artistique tient aussi du sérieux – quoique j’espère quand même ne pas être trop lourd…
Ceci dit, un instrument dans cet état ajoute davantage d’imprévus à votre pratique de l’improvisation… Oui. Il y a toujours une part de chance dans l’improvisation. D’ailleurs, trop la planifier peut couper le musicien de mille possibilités fortuites. Un degré considérable d’incertitude fait naître les surprises et ouvre les portes de possibilités charmantes issues de la confusion et de l’échec. Les pianos en ruine sont davantage sujets à la dérive que les autres, et l’interprète doit s’adapter en conséquence. Plus généralement, il offre des possibilités et l’improvisateur doit répondre à cette offre. C’est pour cela que je ne m’approche pas des 4 pianos que j’ai installés dans ma cuisine avec une idée préconçue concernant ce que je pourrais tirer d’eux. Je n’y interprète d’ailleurs aucune pièce écrite. Je dois être à l’écoute de ce qu’ils peuvent offrir à tout moment et je soumets mon propre travail à ces possibilités là. Sur un piano en ruine, l’improvisateur est lui aussi à la dérive, confronté à davantage de risques.
En tant que créateur, vous connaissez sans doute aussi bien la composition que l’improvisation. Quelle différence faîtes-vous entre ces deux pratiques ? L’improvisation, à ses bons moments, profite au mieux de décisions prises sur l’instant et produit une musique qui, à en croire mon expérience, est différente de celle issue d’un processus plus délibéré. Néanmoins, il me prend de temps à autre l’envie de donner dans le contrepoint ou dans des complexités structurelles qu’il serait inenvisageable d’atteindre via l’improvisation directe. C’est pourquoi je compose en combinant mes improvisations. Pour ce faire, je commence par éliminer à peu près 95 % de mes enregistrements improvisés pour obtenir le matériau adéquat à ce processus. J’emmène ensuite les parties restantes en studio, les réinvente, les assemble. Ces dernières années, j’ai bénéficié de l’aide d’un jeune et brillant producteur, Anthony Cormican, qui utilise Protools avec une habileté et une finesse incroyable. Je suis obnubilé par les textures, les proportions que doivent suivre les différents éléments de ma musique, et m’inquiète du rendu des transitions d’un enregistrement à l’autre. Cette partie du travail est hautement réfléchie et prend beaucoup de temps ; elle demande de l’attention, de la réflexion. Et puis, je ne cesse de multiplier les essais, de tester des combinaisons. Cela peut me prendre des années pour confectionner un morceau. C’est comme ça qu’a été fabriqué la pièce intitulée Secret Sandhills (2001-2006).
Celle qui a donné son nom au recueil paru sur le label Emanem : Secret Sandhills and Satellites. Celui-ci revient sur 4 années d’enregistrement. Comment avez-vous élaboré une la sélection? La pièce Secret Sandhills était le coeur de mes attentes. De toutes mes œuvres, elle était celle que je voulais présenter au monde. En 2000, je suis tombé sur une peinture de Timmy Tjapangati, intitulée Secret Sandhills (1972) lors de l’exposition Papunya Tula: Genesis and Genius organisée à l’Art Gallery of New South Wales. Lorsque j’ai vu cette peinture, j’ai été envahi par sa puissance et j’ai commencé à noter les impressions musicales qu’elle faisait naître en moi. Mais je ne l’ai pas utilisé comme inspiration visuelle, j’ai préféré qu’elle parle d’une autre manière de la forme des improvisations que j’avais enregistrées les deux années précédentes sur six pianos différents – 4 provenant d’Alice Springs, région dans laquelle Timmy Tjapangati est né, et 2 autres provenant des Murchison Goldfields, dans l’Ouest de l’Australie. Entre ces deux points, il y a le désert, dans lequel est né et a grandi Tjapangati, désert qui prend la forme de ce que je pourrais appeler une « oeuvre de ruines ». Après avoir rassemblé ces improvisations enregistrées sur DAT dans la chaleur et la poussière – je me souviens de l’odeur des rats morts qui se trouvaient dans le fond de quelques uns des pianos -, je suis retourné à Perth et j’ai commencé à assembler Secret Sandhills. Avec l’aide d’Anthony Cormican, j’ai édité ces enregistrements et quelques field recordings. En un certain sens, il s’agissait là de la deuxième étape de ma « construction de ruines » - un procédé de composition qui a germé peu à peu en moi. Une précédente version de cette pièce datant de 2002 durait 42 minutes. Je l’ai réduit à 28 minutes pour les besoins d’une installation au Totally Huge New Music Festival de Tura en 2005. Au travers des sons de pianos que j’y utilise, je pense y exprimer la souffrance du peuple aborigène, celle causée par l’invasion de leur pays. Cette pièce est ma tentative d’apaiser le malaise dans lequel me met cette histoire. J’ai choisi les autres morceaux de ce disque en fonction de leur capacité à démontrer la variété de sons que peuvent offrir différents pianos en ruine, selon aussi que l’on en joue en solo ou à plusieurs. Parfois, une simple improvisation peut faire l’affaire, et tient lieu de composition. Beaucoup des « satellites » de Secret Sandhills… sont des improvisations brutes. Pour compléter mon propos, j’ai aussi choisi une pièce élaborée à partir d’un piano préparé. Je crois que ces pièces sont les plus fortes de toutes celles que j’ai créées ces quatre dernières années.
Ces 11 morceaux délivrent une atmosphère assez particulière, d’autant que vous y utilisez quelques field recordings… Vous semblez donner davantage d’importance à l’environnement de votre instrument qu’au vôtre, comme si chacun de vos pianos était un univers à part entière, est-ce que je me trompe ? Pour moi, l’environnement est aussi important que le piano. L’univers sonore de cet environnement et celui du piano en ruine sont intimement liés. Il s’agit ici, je pense, de piano comme de paysage, et de paysage comme de piano. Si je vais plus loin, dans une de mes pièces, appelée Dominion, j’expose virtuellement mon piano à l’eau (le disposant dans l’océan ou dans des marais, le confrontant à la pluie ou à des cours d’eau), histoire que ces intervenants se modifient l’un l’autre. Le son d’un piano en ruine est assez ouvert. Il accueille avec bienveillance l’irruption d’un aboiement, la mise en marche d’un camion ou la voix d’un propriétaire se plaignant de la sécheresse. L’intimité que le piano en ruine entretient avec son environnement pose en définitive cette question : « Qu’est-ce qu’un piano ? »
En studio, quelle est la nature de votre recours à l’overdubbing et quels en sont les effets sur vos créations ? L’overdubbing m’est d’une grande aide, et je l’ai utilisé sur Secret Sandhills pour servir un contrepoint et construire une texture particulière. En même temps, j’aime la clarté, et j’essaye de ne pas trop multiplier les couches sonores dans mes compositions. En réalité, je suis la plupart du temps en train d’enlever des choses de mes enregistrements – une sorte d’ « underdubbing ». Plutôt que l’overdubbing, je préfère souvent jouer de 2 ou 3 pianos en même temps. De plus, c’est un challenge, et cela permet de gagner du temps en studio. En ce qui concerne les possibilités digitales, j’aime tout particulièrement les réverbérations multiples qu’Anthony Cormican créée – à la fin de Secret Sandhills, par exemple. J’appelle cet effet le « murmuring warmth » [« chaleur murmurante », ndlr.]. Dans les années 1990, je revenais d’un concert lorsqu’en passant une voie de chemin de fer, je me retrouve perdu parmi un groupe d’aborigènes assis autour de feux. Ils parlaient à voix basses qui m’arrivaient de partout – des centaines de personnes parlant calmement dans une nuit de brume. Je ne peux décrire ce moment que par cette expression « murmuring warmth ».Certes, j’étais perdu, mais étrangement rassuré aussi.
En écoutant le morceau intitulé Save What You Can, il semble possible de faire un parallèle entre votre musique et un art que l’on dit brut. Avez-vous déjà envisagé cela ? Votre pratique artistique fantasme-t-elle les gestes du fou ou de l’enfant, que certains théoriciens de l’art ont pu évoquer pour expliquer l’œuvre de certains peintres ou sculpteurs ? Non, je ne vois pas mon travail comme étant de l’art brut. Je travaille intuitivement, mais cela n’a rien à voir avec la façon de faire du fou, ou celle d’un enfant. Plus profondément, je me nourris des traditions avec lesquelles je suis entré en contact, même si la musique que je joue ne sonne pas comme de la musique traditionnelle.
Quelles sont justement les influences qui nourrissent votre musique ? Quelques-uns des compositeurs qui m’ont le plus inspiré sont Bach, Beethoven, Chopin, Debussy, Janacek, Webern, Henry Cowell, John Cage, Pierre Boulez, Astor Piazzolla, Juan José Mosalini, Annea Lockwood, Stephen Scott, entre autres… Des pianistes de jazz, aussi, comme Thelonious Monk, Bud Powell, Red Garland ou Bill Evans. En ce qui concerne les improvisateurs, je peux citer Cecil Taylor, Evan Parker, John Rose, K.K. Null, Amanda Stewart, Jim Denley, Ryszard Ratajczak…
Selon vous, votre pratique improvisée a-t-elle quelque chose à voir avec une autre, ayant cours ailleurs dans le monde ? Je crois que mon évolution sur piano en ruine a quelque chose d’unique, mais j’ai indéniablement une dette envers Annea Lockwood - qui aura travaillé sur des pianos noyés, enterrés ou brûlés -, envers John Cage – et son travail sur piano préparé -, et Stephen Scott. Et envers bien d’autres improvisateurs, bien sûr, dont le travail n’a peut être pas grand-chose à voir avec le mien, mais qui ont pu changer mon entendement musical.
Pour finir, pouvez-vous nous en dire davantage sur le WARPS [World Association for Ruined Piano Studies, ndlr], association que vous avez créée en 1991 ? J’ai créé cette association avec Stephen Scott (pianiste et professeur de musique à l’Université du Colorado). C’est Stephen qui a trouvé ce drôle d’acronyme… L’association compte des membres de tous les pays. Elle a produit de nombreux enregistrements et tâche de trouver un lieu d’accueil pour tout nouveau piano en ruine dont elle s’occupe. A cet effet, nous avons créé le Ruined Piano Sanctuary, qui est un lieu ouvert qui accueille de nombreux pianos en ruine. En 2005, Tos Mahoney, le directeur artistique du Tura New Music, a suggéré que je glane des pianos en ruine à travers tout l’état pour créer une installation à l’Institut d’Art Contemporain de Perth, le Piano Labyrinth. J’ai parcouru le long de la Wheat Belt et les alentours de Perth, recueillant quelques pianos, enregistrant sur quelques uns d’entre eux, et parlant avec leurs propriétaires pour apprendre quelle était leur histoire. La photographe Vivienne Robertson voyageait avec moi. J’ai fini par créer un labyrinthe de 16 pianos dans le hall principal de l’Institut, les gens pouvaient y circuler et avaient le droit de jouer de ces pianos. Cette installation m’a prouvé l’intérêt des gens pour les sons particuliers de ces pianos. J’ai pu aussi remarquer que dès qu’ils ont compris qu’il ne s’agissait pas d’aborder l’instrument comme ils avaient pu sérieusement le faire étant enfant, ils se sont sentis libérés et ont commencé à interroger les pianos en ruine en inventant leur propre vocabulaire. Cette installation permettait à plusieurs visiteurs de jouer du piano en même temps, et c’était assez grisant d’entendre des personnes qui n’auraient pas osé jouer en public se laisser aller avec d’autres à l’improvisation. Puis, le 21 octobre 2005, les pianos du Piano Labyrinth ont été transportés à la ferme de Kim Hack et Penny Mossop, à 80 kilomètres à l’est de Perth. A l’aide d’une grue, Kim Hack a placé ces pianos sous et sur des arbres, sur des rochers, ou encore, sur le toit d’un abri, où ils se dégradent à leur rythme, de manière naturelle. Depuis, certains ont été envahis par les fourmis ; dans un autre, des rats ont élu domicile. C’est une façon de sacraliser leur déclin, comme le fait que je joue à intervalles réguliers de ces pianos et me sers des enregistrements pour mon travail de composition. Le Ruined Piano Sanctuary est ouvert depuis le 18 novembre 2006. A côté de son rôle de producteur d’olives et de fabriquant d’huile, Kim Hack est l’unique conservateur de ce sanctuaire. Quant à la photographe Vivienne Robertson, elle réalise des photos du sanctuaire. Elle confectionne un catalogue et, à terme, elle compte éditer un recueil de ses photos, qui seront accompagnés d’un texte que j’écrirais spécialement pour l’occasion.
Interview réalisée le 7 janvier 2007. Remerciements à Ross Bolleter.