Canalblog
Editer l'article Suivre ce blog Administration + Créer mon blog
Le son du grisli
15 mai 2006

Andrea Centazzo : Ictus Records' 30th Anniversary Collection (Ictus, 2006)

centazli

Dans l’histoire des musiques créatives au XXème siècle, il faut dire l’importance des labels discographiques créés puis gérés par les musiciens eux-mêmes. La liste est longue, qui fait défiler les noms d’artistes un jour confrontés aux sourdes oreilles ou aux sceptiques monomaniaques de la rentabilité, mais assez sûrs de leur fait pour décider enfin de tirer un trait sur les intermédiaires d’un business établi. Conséquence naturelle, même si l’exercice de la gérance est souvent difficile, les concessions artistiques faites jadis disparaissent de concert, les gestes retrouvent un peu de leur autonomie. Et de la nécessité émerge par enchantement un atout, qui jouera en faveur d’intérêts multiples : musical, bien sûr ; philosophique, aussi ; politique, parfois.

En 1976, le percussionniste italien Andrea Centazzo choisit d’avoir accès à ce champ des possibles. Sur le modèle des moins résignés et des plus audacieux des jazzmen américains de l’époque, et comme certains de ses pairs européens oeuvrant en faveur de l’improvisation, il décide de se charger lui-même de la diffusion de sa musique. En compagnie de Carla Luigi, sa femme, Centazzo met sur pied Ictus, premier label italien consacré à la musique improvisée, dont le catalogue est inauguré par Clangs, enregistrement d’un concert donné avec Steve Lacy. Dès lors, Centazzo multipliera les collaborations précieuses avec quelques-unes des plus importantes figures de la scène improvisée, qu’elle soit européenne ou américaine. Jusqu’en 1984 ; cette année-là - comme s’il fallait une preuve de plus que le public ne poursuit pas toujours de ses assiduités la qualité faite œuvres, et les lois économiques régissant à Rome comme à Wall Street les activités même honnêtes -, l’Italien ne pourra faire autrement que de mettre un terme aux ambitions de son label. Qui auront tout de même permis, le long de 8 années, un grand nombre de rencontres musicales exigeantes - parfois même radicales - et d’enregistrements distingués.

Entre 1995 et 2001, 12 d’entre eux ont pu être réédités, élus parmi l’ensemble, passant, pour permettre qu’on ne les oublie pas, du statut de vinyle à celui de CD. Or, s’il n’existe plus d’amateur assez exigeant pour n’être comblé que lorsqu’il peut tout embrasser, d’aucuns aurait pu regretter que la sélection faite s’attache plus à éclairer la présence des musiciens incontournables que l’on y trouvait que la somme de travail considérable abattue par Centazzo au profit du projet global qu’était son label. Pour cela, il aura fallu attendre l’heure d’une célébration particulière, celle du trentième anniversaire de la création d’Ictus. 2006, donc. Cette fois, c’est à une autre introduction au label que nous convient Andrea Centazzo et le producteur Cezary Lerski. Présentée sous un angle plus historique, animée par le désir que rien ne lui échappe, celle-ci fait figure de condensé irréprochable – en 12 disques tout de même - d’une collection complète. D’essentiel, voire, Centazzo ayant lui-même décidé de la forme à attribuer au programme d’un mémento fait célébration.

Ainsi, le parcours débute comme tout a commencé : avec Clangs. Si le disque immortalisait un concert donné en février 1976 par le duo Andrea Centazzo / Steve Lacy, il était, plus encore, l'origine de tout : de l'existence d'Ictus comme de l'évidence, pour le percussionniste italien, d'avoir son mot à dire en musique. Mais pas de précipitation pour autant. En effet, l'écoute de Clangs semble d'abord nous révéler les doutes légers d'un Centazzo qui chercherait les raisons à son refus poli de ne pas laisser Lacy à un exercice qu'il apprécie pourtant, l'enregistrement en solo. Et puis, oubliant les hésitations charmantes, le voici qui range ses interrogations au moyen naturel de ses interventions, soulignant ici à merveille l'envolée du soprano, ou participant auprès du maître à l'élaboration d'un blues moderne et grinçant sur The New Moon. Transmettant à son partenaire ce qu'il avait reçu de Monk, Lacy dévoile à Centazzo la méthode première à appliquer en concert : "Lift The Bandstand", ou se laisser emporter.

Par la suite, les deux hommes mettront en musique leurs retrouvailles, qui donneront lieu à presque autant d'enregistrements pris en charge par Ictus : In Concert, album sur lequel Centazzo et le contrebassiste Kent Carter offrent au saxophoniste l'appui irréprochable d'une section rythmique engageante - sur Stalks ou Feline, notamment ; Tao, où l’on retrouve le duo le long d'extraits choisis de concerts organisés en 1976 et 1984. Et Centazzo de révéler devant Lacy la couleur particulière sur laquelle il aura, entre temps, mis la main, au son des résonances des percussions de Tao #4, morceau qui prend acte de la transformation de l'inédit en véritable identité.

Ne restait plus à Andrea Centazzo qu'à partager un savoir-faire dès lors incontestable. Sur le champ improvisé, le percussionniste s'engouffre en compagnie du Rova Saxophone Quartet, et démontre avec The Bay d'autres prédispositions encore : celles de leader, et de styliste fantasque. Quand Trobar Clus expose une musique contemporaine tranchante, O ce biel cisciel da udin transforme un pseudo folklore décomplexé en free jubilatoire. C'est l'avantage de l'improvisation, qui ne peut se satisfaire longtemps de prendre l'apparence d'un seul et unique genre, et préfère se plier aux règles de l'exercice de style ou, encore mieux, à celles de la perte de références. Jeu que Centazzo apprécie plus que tout autre, pas effrayé de se frotter ici ou là à l'expérimentation la plus radicale.

Sur The New York Tapes, par exemple, où, en pleine ère No Wave, il décide d'enregistrer en sextette des pièces d'un bruitisme différent et faste. Se glissant dans l'amas des fulgurances collectives, les solos introspectifs de Polly Bradfield, Eugene Chadbourne, Tom Cora, Toshinori Kondo ou John Zorn instiguent sous les coups de leur visiteur une propagande de l'intuition, inflexible et frondeuse. Un peu plus tard, entre 1978 et 1980, Centazzo retrouvera certains de ces musiciens au sein de formations plus réduites. Aux Etats-Unis, toujours, où il multipliera les enregistrements en duos et trios, dont The US Concerts propose un panorama superbe. Aux côtés de Cora, Chadbourne et Kondo, mais aussi en compagnie de Vinny Golia, John Carter ou Ladonna Smith, il confectionne des improvisations sensibles qui, si elles versent dans l'expérimentation, ne l'empêchent pas de glisser ici ou là un peu de la subtilité des percussions japonaises qui accompagnent le déroulement d'une représentation de kabuki. Passeur éclairé, Centazzo n'est rien moins que le maître d'oeuvre d'une rencontre entre deux mondes qui n'ont pas besoin de traités écrits pour s'entendre.

Comme l'Italien n'a pas besoin de terres lointaines pour rêver à de nouveaux échanges. D'autres voyages, plus courts, feront l'affaire, autant que l'accueil chaleureux qu'il réservera à la fine fleur des improvisateurs européens de passage en Italie. Le prouvent deux ouvrages enregistrés en 1977 : Drops, sur lequel le percussionniste donne de la rondeur aux impulsions de Derek Bailey sur Drop One, ou instaure avec le guitariste un dialogue d'une élégance rare le temps d' How Long This Has Been Going On ; In Real Time, le long duquel le trio qu'il forme avec le pianiste Alvin Curran et le saxophoniste Evan Parker part, acharné, à la recherche de la phrase juste sur In Real Time #1 ou, au contraire, prend ses aises sur la progression aérienne et envoûtante qu'est In Real Time #5.

Venant compléter un aperçu déjà fécond des collaborations efficaces, Thirty Years from Monday et Rebels, Travellers & Improvisers font figures de florilèges conclusifs. Sur le premier disque, Alvin Curran, Carlos Zingaro, Lol Coxhill et Gianluigi Trovesi prennent place l'un à la suite de l'autre près de Centazzo, pour une série de duos enregistrés en 1977 et 1983, qui mettent au jour un monde de métal réverbéré, planant et bientôt poussé, sur Mantric Improvisation, jusqu'à la vision poétique insaisissable. Soit, un résultat assez proche de celui de Rebels, Travellers & Improvisers, autre témoin des mêmes années, qui compile les preuves d'une façon d'improviser dirigée sur la voie d'une musique contemporaine désaxée. Défendue en sextette - où prennent place Evan Parker et Lester Bowie - aussi bien qu'en trio, avec Lol Coxhill et le trompettiste Franz Koglmann.

Ainsi, Andrea Centazzo nous permet de constater une nouvelle fois que les frontières sont minces qui délimitent le jazz, les musiques improvisées et contemporaine. Et l'expérimentation ingénue ayant déjà montré qu'elle pouvait sans faillir briguer la respectabilité accordée généralement à l'érudition démonstratrice, de trouver grâce à lui de nouveaux exemples. Parmi ceux-là, les enregistrements réalisés entre 1980 et 1983 rassemblés sous le nom de Doctor Faustus. Sur ce disque, le Mitteleuropa Orchestra - formation à géométrie variable qui a vu défiler Enrico Rava, Albert Mangelsdorf ou Gianluigi Trovesi - dessine 7 interprétations monumentales, sphère musicale sereine capable de virer soudain à la valse déstructurée (Lost in the Mist) ou progression lente arrêtée de temps à autre par quelques schémas intrusifs tenant de l'électron libre (Doctor Faustus). Aux commandes, à chaque fois, un Centazzo aussi habile que Barry Guy lorsqu'il mène ses grands ensembles. Et le parallèle ne s'arrête pas là : à l'image du contrebassiste, la ténacité anime le percussionniste, qui remettait encore en 2005 ses prétentions sur le métier. En trio, cette fois, aux côtés du pianiste Anthony Coleman et du guitariste Marco Cappelli, pour trois nouvelles improvisations confectionnées en alambics. Présentées sur Back to the Future, en introduction à cinq autres enregistrements réalisés 25 années auparavant avec Davey Williams et Ladonna Smith. Façon judicieuse de boucler la boucle de cette rétrospective, de rapprocher le passé d'un présent consacré à la célébration d'un anniversaire, et d'inviter l'avenir à ne pas en rester là.

Au siècle dernier, le poète André Suarès écrivait : « Il en est de l’Italie légendaire comme des palais toscans : chargés de six ou sept cents ans, ils demeurent ; mais où sont les architectes qui les conçurent, et les maçons qui les bâtirent ? où, les princes, sobres et forts, dignes d’y vivre ? » Ictus n'a pas encore atteint l'âge de ces palais-là ; mais il en est un autre, plus jeune, et d'une forme artistique différente. Grâce aux 12 disques choisis du coffret Ictus Records'30th Anniversary Collection, Andrea Centazzo et Cezary Lerski nous en ouvrent les portes, pour que nous ne puissions plus rien ignorer de ses fondations, et que ne nous abandonne jamais les noms de son architecte, de son maçon, et des princes nomades qui y trouvèrent refuge.

Andrea Centazzo : Ictus Records' 30th Anniversary Collection (Ictus Records)
Edition : 2006.
Guillaume Belhomme © Notes du livret
.

Commentaires
Newsletter