Interview de Fred Frith
Guitariste apparenté à l’avant-garde depuis sa révélation au sein du groupe Henry Cow, Fred Frith n’aura cessé de mélanger genres et approches musicales (improvisation, jazz, rock, post-punk) et de privilégier les collaborations fructueuses (Derek Bailey, John Zorn, Tom Cora, Eugene Chadbourne, Bill Laswell). Alors que l’on réédite quelques enregistrements datant de sa période new-yorkaise (disques de Massacre et Skeleton Crew), Fred Frith, ne se satisfaisant pas de quelques souvenirs, présente aujourd’hui The Compass, Log and Lead, récemment enregistré en trio.
Où et quand êtes-vous né ? Angleterre, 1949.
Quel est votre premier souvenir musical ? Ecouter mon père jouer du piano lorsque j’avais 4 ans.
Enfant, vous avez d’abord appris le violon. Pour quelle raison être passé ensuite à la guitare ? J’ai joué du violon dès l’âge de 5 ans, sans réellement progresser. Je ne peux pas dire qu’il y a eut la moindre histoire d’amour entre cet instrument et moi… Un jour, je devais avoir 13 ans, j’ai trouvé une guitare abandonnée qui traînait près de l’école. A l’instant où je l’ai ramassée, j’en suis tombé amoureux…
Qu’est-ce qui poussa ensuite un petit blanc anglais à jouer du blues, comme vous avez rapidement pu le faire au sein d’un groupe comme Henry Cow? Adolescent, j’ai été confronté au blues : beaucoup de bluesmen américains tournaient en Angleterre, il y avait des clubs dans chaque ville… Jusqu’à ce que l’Angleterre leur montre de l’intérêt, les artistes de blues Américains n’étaient pas considérés dans leur pays. Ils l’ont été seulement ensuite, après une longue période d’indifférence. Entre 1966 et 1969, j’ai vu jouer, entre autres, Muddy Waters, BB King, Lightnin’ Hopkins, John Lee Hooker, et j’ai même pu tenir la basse auprès de Champion Jack Dupree, qui a fini par s’installer dans ma région du Yorkshire, où il disait être bien plus heureux qu’à la Nouvelle Orléans. Il ne faut pas aller chercher plus loin que ça : j’étais imbibé de blues, que je chantais dans des clubs, bien avant même que n’existe Henry Cow. Mais cette période a été assez courte. A un moment, on ne peut pas s’empêcher de se demander ce que la musique a vraiment à voir avec vous. Je me devais de trouver ma propre musique, et ne pas me servir de celle des autres pour exprimer mes vues personnelles.
L’improvisation vous aura permis cela… Qui vous y a amené ? Moi-même. En partie parce que c’est ce que font les enfants lorsqu’ils découvrent un instrument de musique (à commencer par leur voix). J’ai improvisé à partir du moment où j’ai commencé à jouer de la musique, et j’ai eu la chance que personne n’ait cherché à me détourner de cette pratique, que ce soit mes parents ou mes professeurs de musique. Ensuite, il y a eu deux grands tournants. Le premier a été ma rencontre avec Tim Hodgkinson et une performance que nous avons donnée ensemble dans le cadre d’une pièce chorégraphique, qui avait pour sujet Hiroshima. Lui jouait du saxophone alto, moi du violon, et nous improvisions ensemble alors que nous nous étions rencontrés quelques jours à peine avant la première représentation. A l’époque, je connaissais seulement Threnody for the Victims of Hiroshima de Penderecki, et Tim et moi avons pourtant été capable de sortir quelque chose de beaucoup plus intense que tout ce que j’avais entendu auparavant. Une porte avait été enfoncée. Ensuite, après avoir vu John Lennon et Yoko Ono improviser au moyen de leurs voix et de feedbacks au Lady Mitchell Hall de Cambridge, je suis allé me procurer un disque solo du contrebassiste Barre Phillips, qui était présent au même concert. Il s’agissait d’un enregistrement qui datait d’un an (1968), réalisé dans une église et produit par John Surman, qui s’appelait Unaccompanied Barre. Le tout premier disque de contrebasse en solo. Ce disque, plus que n’importe quel autre, m’a donné l’envie d’improviser, de développer à la guitare un vocabulaire qui serait l’équivalent de ce que lui avait créé pour la contrebasse.
Malgré cela, vous vous êtes toujours défini comme un musicien de rock, plutôt que comme un improvisateur. Est-ce parce que la liberté n’est plus un des éléments majeurs de l’improvisation en musique ? Je pense que je me définirais toujours comme un musicien de rock. Je fais beaucoup de choses, mais elles ont toutes, plus ou moins, un rapport avec cette considération critique. Je n’ai pas entamé de carrière d’« improvisateur libre » ou de « compositeur contemporain », même si j’improvise et si je compose. Je me situe, en fait, où je me sens bien. J’ai souvent pu dire à Derek [Bailey, ndlr] que je pensais que l’improvisation était devenue un genre à part entière, avec ses règles propres et ses conventions. 25 ans plus tard, il a dit la même chose au magazine Wire, et cette idée a été reçue comme une preuve de sagesse, ce qui m’a fait sourire.
A ce propos, quelle est l’image que vous garderez de Derek Bailey ? Derek était un personnage surprenant, qui a changé ma vie. Pas parce qu’il m’a conduit vers l’improvisation – j’improvisais déjà lorsque je l’ai rencontré. Pas plus parce que nous jouions du même instrument. Lui et moi avons toujours approché la guitare d’une manière différente. Il s’agissait plus, pour moi, de ce que signifiaient le soutien et les encouragements qu’il m’a toujours destinés. Je l’ai rencontré en 1971, quand j’ai emménagé à Londres. J’ai grandi dans le Yorkshire, tout comme Derek, et je détestais Londres – et le Sud, en général, même si mes parents en étaient originaires. Quand je l’ai rencontré, j’étais le seul spectateur à un concert solo qu’il donnait, et nous sommes devenus amis sur l’instant – nous étions aidés par nos origines communes, pouvant évoquer ensemble le cricket pratiqué dans le Yorkshire, tout en parlant de tout et de rien autour d’un pâté de porc. En plus, il était d’un enthousiasme débordant – il assistait aux concerts d’Henry Cow et me donnait ses commentaires, toujours avec des mots choisis, et à cette époque je trouvais là un refuge réconfortant qui me changeait du monde incertain dans lequel j’évoluais. Nous avons su garder cette relation privilégiée, et c’était assez drôle de le rencontrer ici ou là - New York, Tokyo, Zurich – tout en sentant que rien n’avait vraiment changé depuis ces premières années, que nous avions su garder cette connexion singulière, et je lui serais toujours reconnaissant de m‘avoir aidé à prendre confiance en moi. D’ailleurs, ce qu’il a fait pour moi, il l’a fait pour un grand nombre de jeunes musiciens – j’avais 22 ans lorsque je l’ai rencontré. Il était profondément curieux, honnête, chaleureux et créatif, et portait en lui cette nature brute typique du Yorkshire au contact de laquelle j’ai grandi. J’éprouve une réelle tristesse de l’avoir perdu.
Pour revenir à l’improvisation, vous l’avez servie jusqu’à l’enseigner aujourd’hui à l’Oakland’s Mills College. Pouvez me dévoiler un pan de votre programme 2005-2006 ? Eh bien, Phil Minton viendra y travailler un de ses projets, appelé Feral Choir, et Joëlle Léandre nous rejoindra à l’automne pour un semestre entier, ce qui fait déjà beaucoup ! De mon côté, je travaillerai comme d’habitude l’improvisation avec mon grand ensemble, et comme nous délivrons maintenant un Masters Degree d’improvisation, de plus en plus de joueurs se mettent, ici, à improviser. Il s’agira pour moi de leur apporter toute mon attention.
Dans le livret de The Compass, Log and Lead, vous écrivez: “Aucun de nous n’est engagé exclusivement dans l’improvisation." Quelle différence faîtes-vous entre la musique improvisée jouée par des improvisateurs exclusifs, et celle jouée par des musiciens touchant aussi à la musique écrite ? Ce que j’ai voulu dire ici, c’est que nous sommes engagés dans différents processus de fabrication musicale, que nous ne sommes pas « exclusivement » improvisateurs. C’est qu’il y a toujours eu un peu de snobisme rattaché à ce type de pratique, certains improvisateurs reniant leur passé pour avoir soudain décrété que l’improvisation était un genre « supérieur », même politiquement ! Mon usage de l’improvisation vient plus de mon refus de ne rien rejeter de ce qui pourrait être utile à ma création musicale qui soit immédiat et vivant. Et il y a tellement d’improvisation ennuyeuse d’auto-discipline…
Comment présenteriez-vous ce dernier album ? Ce serait à peu près ce que j’ai pu écrire à son propos. Trois personnes curieuses et engagées, aux parcours différents, qui aiment se rencontrer de temps à autre pour voir ce qui sort de leur collaboration. J’aime beaucoup la tournure que les choses ont prise, assez proche de celle de mes jeunes années passées en clubs.
Justement, le label ReR Recommended ressort dans le même temps Killing Time, que vous avez enregistré avec Massacre [Fred Frith, guitare, Bill Laswell, basse électrique, Fred Maher, batterie, ndlr]. Que pensez-vous, aujourd’hui, de la musique de ce disque ? Fast and furious, comme à l’époque.
Epoque de votre vie à New York, qui aura durée 14 années et pendant laquelle vous aurez joué avec des musiciens tels que John Zorn, Tom Cora, Bill Laswell. Quel souvenir gardez-vous de tout cela aujourd’hui ? J’ai en fait du mal à croire la somme de travail abattue en si peu de temps, surtout entre 1979 et 1984 - Gravity, Speechless, Cheap at Half the Price, Killing Time, avec Massacre, Winter Songs et The World As It Is Today avec Art Bears, Memory Serves, avec Materials, With Friends Like These et Who Needs Enemies avec Henry Kaiser, Voice of America avec Bob Ostertag et Phil Minton, Learn to Talk avec Skeleton Crew, en plus d’avoir travaillé avec The Residents, Lindsay Cooper, Eugene Chadbourne, et produit quelques disques pour The Muffins, Etron Fou, V-Effekt, Curlew, Mizutama Shobodan et Dr. Nerve, sans parler des centaines de concerts donnés. Je me souviens de cette époque comme d’un amas d’activités incessante. Qui ont commencé à se calmer à partir du moment où j’ai eu des enfants.
Vous êtes aujourd’hui en charge du label “Fred records”. Pouvez-vous me parler de votre travail en tant que producteur ? Ce n’est pas vraiment ce qu’on pourrait appeler un travail… Le travail, à proprement parler, c’est ReR [le label duquel Fred Records dépend, ndlr] qui s’en charge. Moi, je fournis les enregistrements et mon ami Tom Kurth s’occupe de la conception graphique. Je travaille en étroite collaboration avec lui et avec l’ingénieur du son Myles Boisen, qui s’occupe du mastering. Mais cela reste du pur loisir ! Chris Cutler et moi nous mettons d’accord sur les disques à sortir, et j’ai tellement d’enregistrements inédits que tout cela devrait encore m’occuper pendant quelques années.
Et en tant que directeur artistique de label, vous montrez-vous plus indulgent avec les téléchargements libres lorsqu’ils concernent la musique improvisée ? Je ne me suis jamais soucié de ça. Je suis plus intéressé par le public – à savoir, s’il montrera encore de l’intérêt pour la musique – que par le problème auquel fait aujourd’hui face l’industrie du disque. Que des personnes sans scrupules et sans passion téléchargent et revendent de mauvais enregistrements, ça, c’est une autre histoire…
En ce début d’année, pourriez-vous me faire part de quelques-uns de vos projets pour 2006 ? 2006 ? Je vais poursuivre ma collaboration avec Evelyn Glennie, et avec Katia Labeque, aussi j’espère. Je jouerai en août au Portugal, avec le Rova Saxophone Quartet, et poursuivre un projet appelé Still/Urban que je mène en compagnie de l’Arte Quartet, en Suisse. Je dois faire un tour d’Europe pour quelques concerts en solo en mars et avril prochains, quelques autres avec Chris Cutler en Russie, avec Camel Zekri à Monte Carlo, et avec un orchestre symphonique à Belfast, si tout se passe bien.
Je vais m’attaquer à la sortie de nouvelles références pour Fred Records, et, la semaine prochaine, je commence le mastering d’un concert donné avec Anthony Braxton à Victoriaville, pour le label Victo. J’ai aussi une collaboration avec le vidéaste Heike Liss qui avance correctement (c’est un projet que nous avons présenté à Strasbourg l’année dernière). Et puis, quoi d’autre? Un trio avec John Zorn et Mike Patton à Denver. Je dois donc travailler avec les guitaristes que je préfère: Camel Zekri, Paulo Angeli et Janet Feeder. En somme, il y a toujours quelque chose sur le feu.