Interview de Joe McPhee
Figure incontournable du free jazz et symbole de la scène new-yorkaise des années 1970, le multi instrumentiste Joe McPhee distribue aujourd’hui encore ses enregistrements éclatants, preuve supplémentaire que le meilleur arrive souvent de musiciens inassouvis. Court entretien pour marquer la sortie, à quelques semaines d’intervalle, de deux disques soignés, Remembrance (CJR) et Next to You (Emouvance).
Quand et où êtes vous né ? Je suis né à Miami, Floride, le 3 novembre 1939.
Quel est votre premier souvenir en rapport avec la musique ? Mon tout premier souvenir est une expérience assez traumatisante, que j’ai vécue à l’âge de 3 ans. En Floride, pendant un orage, notre maison a été frappée par la foudre et réduite en cendres. Le lendemain, je suis retourné à son emplacement en compagnie de mon grand-père… Je me rappelle alors une chanson qui passait à la radio, dont les paroles étaient: « Daddy I Want a Diamond Ring ». Je me souviens aussi de la mélodie. Mon deuxième souvenir à ce sujet est les cours de trompette que je prenais avec mon père.
Vous avez débuté en tant que professionnel aux côtés du trompettiste Clifford Thornton. Quel est le rôle exact qu’il a joué dans votre carrière ? Clifford Thornton a été l’un des moteurs essentiels de mon parcours musical. Je l’ai rencontré à l’époque où je commençais à essayer de me frotter au jazz, et il m’a fait découvrir une version écrite de Four de Miles Davis. Un peu plus tard, il m’a invité à participer à l’enregistrement de son Freedom And Unity. Ca a été mon premier enregistrement. En compagnie du fantastique Jimmy Garrison, qui plus est…
Quelles sont les images que vous gardez de la scène jazz new-yorkaise des années 1970 ? C’était comme vivre à l’intérieur d’un volcan… Hot, rapide, sans cesse en mouvement, politisé, légèrement dangereux parfois, lorsque vous n’y étiez pas assez préparé, mais aussi ouvert et accueillant. Il était simple de faire la connaissance des musiciens légendaires que nous connaissons aujourd’hui : Ornette Coleman, Jimmy Garrison, Elvin Jones, Jackie McLean, Dewey Redman, Sam Rivers, et tant d’autres.
Pourquoi avez-vous fondé, en compagnie du peintre Craig Johnson, votre propre maison de disque, CJR ? Que vous a-t-elle permi d’obtenir ? En fait, c’est plutôt Craig Johnson qui a monté ce label après m’avoir entendu jouer au sein d’un groupe local. Selon moi, posséder son propre label permet à un musicien d’avoir le contrôle absolu des décisions artistiques à prendre.
Cela vous a aussi permis d’enregistrer malgré la défaillance de votre propre pays à vous destiner l’attention que vous méritiez… Jusqu’à ce que vous trouviez un soutien de choix auprès du label suisse Hat hut. Pouvez-vous me parler de son fondateur, Werner Uehlinger, et de la relation que vous avez nouée ensemble ? Après être tombé sur les premières productions de CJR, Werner Uehlinger a profité d’un voyage d’affaires aux Etats-Unis pour venir nous rencontrer, Craig Johnson et moi, au domicile de Craig. Nous avons dîné ensemble et nous lui avons fait écouter quelques cassettes que nous pensions alors sortir sur CJR. Il a aimé cette musique et a décidé de publier lui-même une de ces cassettes. C’était une idée lancée comme ça, sans même qu’il envisage la création d’un label. Mais finalement, c’est à partir de là qu’est né Hat Hut Records.
A vos yeux, qu’est-ce qui a changé ces 40 dernières années concernant la scène jazz internationale ? Selon moi, le changement le plus important a été l’irruption chez des musiciens de toutes nationalités d’une faculté commune à développer leurs propres concepts de « jazz » et de musique improvisée, et de ne plus dépendre du seul modèle américain. Je pense qu’il est essentiel de reconnaître les origines d’une forme d’art sans pour autant en devenir l’esclave.
Aujourd’hui, tous les jazzmen connaissent assez bien l’histoire de la musique de jazz. Il me semble même qu’ils font de ce savoir un matériau de base à l’élaboration d’un langage qui peut apparaître très individualiste. Pour résumer : ils investissent un style qui a évolué au gré des réflexions collectives de musiciens, pour s’attaquer au domaine en indépendants, leurs collaborations n’étant plus qu’extensions de leur propre personnalité… Êtes-vous d’accord avec ça ? Oui, c'est exact! Et c’est bien regrettable. Il me semble que c’est plus ou moins au moment de la mort de John Coltrane qu’une évolution est apparue, qui s’est mise en tête de trouver le nouveau Messie. C’est une sorte de narcissisme. Et la mentalité vidéo clip d’MTV n’a rien fait pour aider.
Concernant votre propre évolution, comment l’estimez-vous entre la sortie d’un disque comme Nation Time et celle de vos derniers enregistrements ? Et qu’en est-il de l’évolution de votre jeu ? Pour répondre aux deux questions, j’espère m’être développé en tant que musicien aussi bien qu’en tant qu’être humain, et que je continuerai à le faire.
Votre actualité ne connaît presque plus de répit. Pouvez-vous me parler un peu de Remembrance et de Next to You ? Concernant Remembrance, Raymond Boni était à cette époque à Chicago pour un concert. C’était juste après la catastrophe du 11 Septembre, et Charles Gayle ne tenait pas à prendre l’avion jusqu’à Seattle où il devait donner un concert organisé par l’Earshot Jazz Festival. Le contrebassiste Michael Bisio nous a alors invité, Raymond et moi, à le rejoindre pour honorer ce concert. Craig Johnson, qui habite maintenant Seattle, nous a hébergé. J’ai enregistré le concert, et le reste, c’est de l’histoire. Le titre fait référence au 11 Septembre. Quant à Next to You, c’est en quelque sorte le travail d’une dizaine d’années. Notre quartette (Daunik Lazro, Raymond Boni, Claude Tchamitchian et moi) avons enfin au l’opportunité d’entrer en studio après une tournée. Ca a été une formidable expérience et nous espérons donner d’autres concerts ensemble cette année.
Vous paraissez apporter beaucoup d’attention à vos lectures… De temps à autre, vous parlez d’Edward de Bono, dont les théories vous auraient inspiré l’élaboration de la « Po Music ». Pouvez-vous m’expliquer ce concept, et est-il la clef de votre évolution personnelle ? Voici l’explication simplifiée de la Po Music : il s’agit de se servir du concept de provocation pour abandonner une série d’idées établies au profit de nouvelles. Voilà le concept que j’ai emprunté au Dr. De Bono. Po est un symbole, un indicateur de langage qui souligne qu’il faut user de provocations et montre que les choses ne sont pas forcément ce qu’elles ont l’air d’être. Par exemple, j’ai enregistré la composition de Sonny Rollins appelée « Oleo » sans être un joueur de bebop ; et le bebop est en lui-même une vie à part entière. Mon interprétation essaye de conduire la musique à un nouvel endroit. J’ai toujours espéré que mon nom (Joe McPhee) serait aussi un symbole de provocation… Une forme de langage.
Ce concept est-il facile à employer ou nécessite-t-il des conditions particulières ? Les concepts et les théories ne m’intéressent que si elles produisent des résultats. Tout change et tout devient possible.
Des résultats que l’on publie aujourd’hui au rythme insatiable de vos enregistrements… Ceux que vous menez, et ceux auxquels vous participez en tant que sideman. Ne vous arrive-t-il par de vous sentir comme l’un des derniers prophètes vers qui tous accourent pour recevoir la bonne parole ? Non ! J’ai assez de chance pour être encore capable de faire ce qu’il me plaît de faire, et avec les gens que j’apprécie.
Quels sont vos projets pour l’année 2006 ? En février, je jouerai à Anvers aux côtés de Dave Burrell, puis à Rome, à Paris (Sunside, le 25 mars, ndlr), à Amsterdam et Vilnius. En mai au sein du Peter Brötzmann Chicago 10tet, et en septembre, en France, avec Next to You Quartet. J’espère avoir bientôt un peu plus d’informations sur mes prochains enregistrements.
Joe McPhee, janvier 2006. Remerciements à Guillaume Pierrat.
Guillaume Belhomme © Le son du grisli