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Le son du grisli
18 novembre 2005

Interview de Michael Blake

Blake

Ancien membre des Lounge Lizards de John Lurie, membre du Jazz Composers Collective, le saxophoniste canadien Michael Blake est, à 40 ans passés, une des figures charismatique d’une scène jazz new-yorkaise toujours aussi prompte à en découdre avec les combinaisons originales d’influences diverses et variées. Pour aborder la place de la musique de jazz face à l’étiquette qu’on en a faite, lire l’avis de Michael Blake, et écouter son dernier album, Right Before Your Very Ears, sorti cette année sur Clean Feed.

Comment es-tu venu à la musique ? Enfant, j’ai massacré quelques airs au violon et au piano. Après avoir essayé le sax d’un ami de mon père, j’ai voulu m’y mettre, mais mon frère pratiquait déjà l’alto, et il me fallait choisir un autre instrument. Finalement, on m’a mis à la clarinette, qui peut être considérée comme étant une bonne introduction au saxophone. A 17 ans, enfin, j’ai pu me consacrer au ténor.

Comment s’est passé ton passage de la pratique de l’instrument à l’entame d’une carrière professionnelle? John Lurie a-t-il joué un rôle de déclencheur ? En fait, j’ai commencé ma carrière professionnelle à 19 ans, et n’ai rejoint les Lounge Lizards qu’à 26 ans. J’avais donc une certaine expérience lorsque j’ai rencontré John. Mais il est vrai que le changement a été radical: le groupe avait réussi à obtenir une certaine reconnaissance, tant auprès du public que des gens du milieu. On y était bien payés et nous jouions, en plus, dans des endroits incroyables: clubs hip rock, théâtres ou festivals en plein air, devant quelques milliers de personnes.

A l’écoute de tes disques, mais aussi en parcourant tes interviews, on pourrait déduire que 3 jazzmen ont véritablement comptés pour toi. Je veux parler de John Coltrane, Roland Kirk et John Lurie Sur le fond, c’est exact. Ce qui ne veut pas dire que je ne m’intéresse à aucun autre musicien. Après l’évidence Coltrane, j’ai appris à connaître des artistes beaucoup moins célèbres, et je pense aussi porter une attention minutieuse aux jazzmen de légende. Et puis, je suis aussi admiratif devant des saxophonistes qui n’ont pas forcément grand-chose à voir avec le jazz, comme Roland Alphonso (Skatalites), Lee Allan (Little Richard), The Ethiopiques, Fela, etc.

Peux-tu me parler du Jazz Composers Collective (Collectif de musiciens de jazz new yorkais, ndlr)? Quel est ton rôle à l’intérieur de cette organisation ? A vrai dire, je n’y ai pas de rôle bien défini. Actuellement, même, notre charte est plutôt floue. Nous avons un peu laissé de côté notre rôle d’organisateur de concerts, à New York, pour nous concentrer sur nos devoirs de musiciens: nous avons participé à quelques festivals de jazz, dont 2 fantastiques basés au Brésil. The Herbie Nichols Project, que nous avons monté pour défendre ensemble un répertoire commun, existe toujours, mais je m’y investis un peu moins. Cela reste, avant tout, le projet de Ben (Allison) et Frank (Kimbrough). Ron Horton se donne beaucoup de mal pour rechercher et classer des morceaux inédits d’Herbie. Le collectif fut un merveilleux point de départ à la préparation de nouveaux travaux. J’ai beaucoup composé pour mes concerts, et cela m’a permis de creuser dans le répertoire de Lucky Thompson, que j’explore aujourd’hui avec mes formations.

Peux-tu justement me parler de celle avec laquelle tu as enregistré Right Before Your Very Ears ? J’y joue du ténor et du soprano, Ben Allison de la contrebasse et Jeff Ballard de la batterie. Cela fait 20 ans que je joue avec Ben. Jeff faisait partie de son groupe depuis pas mal de temps, mais ils n’avaient pas joué ensemble depuis des lustres, ce que je leur ai permis de faire à nouveau.

Le disque investit autant le champ du free jazz que celui du bop, entre autres. Mixer plusieurs courants accomplis de l’histoire du jazz est-elle une façon moderne d’aborder ce style aujourd’hui ? En ce qui me concerne, j’essaye d’écouter et de comprendre l’intégralité de l’histoire du jazz. Je ne veux pas dire que j’apprécie tout ce que j’y trouve, mais j’essaye vraiment de tout écouter. Les musiciens d’aujourd’hui qui travaillent à leur propre expression ont assez de technique, de goût et de connaissance, pour pouvoir parvenir à mixer tous ces styles. Et pourquoi, même, ne pas remuer tout ça? Je pense que c’est une chose que l’on retrouve chez les grands musiciens. J’aime Coltrane - surtout ses œuvres tardives -, mais j’aime aussi Lucky Thompson et Don Byas, et je veux trouver un moyen de faire sortir tout ça de mon instrument.

Ton site internet annonce: «Son travail efface élégamment les frontières entre les champs musicaux». C’est quoi, ces champs ? Pop, Rock, World, R'n'B, Latin, blah, blah, blah.

Le jazz arrive en premier… Pourtant, tu fais la différence entre «improvisateur» et «jazzman»… Selon, moi, voici la différence: un musicien de jazz est un improvisateur étiqueté. Un improvisateur est un musicien de jazz non étiqueté. Avec les Lounge Lizards, j’ai pu apprendre de nouvelles choses en musique, et s’est aussi révélé à moi un monde du jazz assez conservateur. Les musiciens de jazz m’ont paru avoir l’esprit étriqué, et leur activité était (est), pour la plupart d’entre eux, esclave des labels, du classement des critiques et des publicitaires. Même le free jazz m’est apparu être un genre prétentieux, embourbé dans sa propre rhétorique. A mon avis, ces 10 dernières années, les choses ont un peu progressé : il y a de plus en plus de labels singuliers, de magazines d’un nouveau genre, comme AAJ (All About Jazz, ndlr), et de plus en plus de pays sont retournés à une musique personnelle, originale, qui ne peut plus se satisfaire de copier ce qui vient des Etats-Unis. Il est pourtant difficile pour moi d’éviter ce recours au catalogage «jazz», étant donné que je joue du saxophone, et écris pour des instruments et quelques ensembles s’adonnant à la musique jazz. Mais quand le terme «jazz» finit par accueillir à bras ouverts une musique que je considère mauvaise, cela me gêne beaucoup. Si tu écoutes la radio, tu entendras la plupart du temps, rangés dans ce domaine, de la mauvaise fusion, ou des chanteurs, tous essayant maladroitement de recréer une atmosphère évanouie depuis longtemps. Avec un peu de chance, tu entendras une réédition qui sonnera toujours mieux que n’importe quoi d’actuel. Pourquoi les personnes en charge d’établir ce genre de playlists portent leur choix sur la pire musique disponible? Des centaines d’albums sortent chaque mois, et au moins une douzaine d’entre eux sont excellents. Mais ces types préféreront toujours un chanteur gentillet ou un «groove» efficace parce qu’il plaira plus à Monsieur Tout le monde. Or, ceux qui aiment le jazz – même Monsieur Tout le monde – saisissent le beau, l’angoissé ou l’étrange. Tant que c’est de la bonne musique, n’importe qui pourra l’apprécier. Peu importe comment on l’appelle.

Tu ouvres ton dernier album au son d’un bruit provocateur. Les maisons de disques ne t’ont jamais appris que ce genre de procédé pouvait effrayer Monsieur Tout le Monde, justement? Essentiellement lorsqu’il a décidé d’écouter un disque en magasin avant d’en faire l’achat…  Voilà une excellente question… Clean Feed, mon label, voulait commencer l’album avec un morceau différent, chose que je ne pouvais pas concevoir. Mais, «effrayer» des gens? Si cela les effraye, ils feraient mieux de se prévenir contre les actualités, et même contre la réalité ! Je pense que mes labels – Intuition, Clean Feed, Stunt et Songlines – veulent vendre quelques CD, comme tout le monde, mais ils tiennent aussi à œuvrer pour la crédibilité de leurs artistes. Si les vendeurs de magasins de disques connaissent leur métier, j’espère qu’ils conseilleront le bon album à chacun de leurs clients. Si Right Before Your Very Ears n’est pas celui-ci, peut être qu’Elevated ou Drift le sera.

Michael Blake, novembre 2005.
Guillaume Belhomme © Le son du grisli

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