Interview de Steve Swell
Tromboniste échappé des ensembles de Lionel Hampton et de Buddy Rich, Steve Swell fait aujourd’hui figure de musicien d’avant-garde, souvent convoqué pour son savoir-faire (par Jaki Byard, Alan Silva, Jemeel Moondoc) et menant de front plusieurs projets : grands ensembles, la plupart du temps, aux compositions étudiées. Parcours, vues d’ensembles, et métaphysique obligatoire.
… Mon père jouait du saxophone alto et de la clarinette. Lorsque j’ai eu 9 ans, il m’a appris la clarinette, mais cela a duré très peu de temps, puisque l’année suivante, mon école, dans le New Jersey, m’a permis de choisir un instrument. A cette époque, je m’étais blessé le poignet, et il m’était impossible de continuer à la clarinette. Vu que le trombone me demandait moins d’effort physique, je me suis mis au trombone.
Comment s’est faite votre rencontre avec le jazz, et notamment avec le free ? Mon écoute sérieuse du jazz a commencé à peu près dans le même temps, vers 1970. A l’époque, la radio diffusait toutes sortes de musique. J’aimais beaucoup écouter Monk, Charlie Parker, Cecil Taylor et Archie Shepp. Il n’y avait alors pas cette distinction qui est faite aujourd’hui entre le free jazz et le jazz mainstream. On pouvait très bien entendre Cecil Taylor puis Dizzie Gillespie dans la même émission de radio. On pouvait aussi entendre Miles Davis et Pharoah Sanders programmés par des stations pourtant dévouées au rock’n’roll. Maintenant, à New York – comme partout dans le monde, je suppose –, tout est plus cloisonné. Concernant mon goût pour le free, même si j’aime vraiment tous les styles de jazz, c’est en écoutant Roswell Rudd que je l’ai découvert, pour me tourner ensuite vers ce genre en particulier. C’est dommage qu’il y ait aujourd’hui ce conflit entre free et mainstream. Je suis convaincu qu’il y a beaucoup à gagner à écouter tous les styles possibles et imaginables. Cela peut nourrir votre musique et vous aider à révéler votre propre style.
Quelques années plus tard, vous avez justement suivi des cours auprès de Roswell Rudd, mais aussi avec Grachan Moncur III et Jimmy Knepper. Pouvez-vous me parler de ces expériences ? Eh bien, il y aurait là de quoi écrire un livre. J’ai tellement de chance d’avoir pu apprendre auprès d’eux et, de temps à autre, il m’arrive encore de voir Grachan comme il m’arrive de jouer assez régulièrement avec Roswell. Tout en étant différents, chacun de ces musiciens m’a permis de mieux jouer, bien sûr, mais surtout, de devenir un véritable artiste. Beaucoup de cet apprentissage a à voir avec les personnes que sont ces musiciens, les aspects de leur personnalité qui font d’eux ce qu’ils sont et informent sur leurs propres styles. Pour Roswell, que je connais depuis 1975, je suis sans cesse impressionné par sa curiosité et sa sincérité autant artistiques qu’humaines. Il est tellement ouvert, et me rappelle, à chaque fois que je le vois, qu’il me faut l’être aussi. Le côtoyer vous fournit en énergie. Lorsqu’il m’arrive d’être engoncé dans mes petits drames quotidiens, connaître quelqu’un comme lui m’est d’un grand soutien. J’ai cette chance de connaître Roswell personnellement et j’ai appris à tirer des conclusions à cet égard : être plus humain, plus ouvert, ce qui ne vous fait pas devenir un meilleur musicien, mais déjà une meilleure personne. Mais poursuivons l’écriture de mon livre… Grachan, quant à lui, nous faisait jouer des standards de be bop comme Confirmation ou Donna Lee, des titres que je joue encore aujourd’hui. Mais il tenait absolument à ce que nous rendions ces thèmes en nous servant de positions alternatives au trombone. Ce ne sont pas des positions si faciles à jouer, elles vous obligent à quitter votre « zone de confort » et vous forcent à faire les choses différemment au point de rendre votre musique plus intéressante. Et puis, entendre jouer Grachan, comme écouter tous les disques enregistrés par lui, Roswell ou Jimmy Knepper, est une leçon à part entière. Je crois d’ailleurs qu’il est indispensable d’aller voir de la musique donnée en concert, c’est une expérience différente de l’écoute de disques. Quant à Jimmy Knepper, il est celui qui m’a imposé de recourir à l’interrogation sur mes façons d’insuffler de la vie à ce style de musique. Je me suis beaucoup interrogé là-dessus dans ma vie, et continue de le faire. Cela m’a beaucoup apporté. Avec Jimmy, nous jouions aussi beaucoup de duos violoncelle / flûte. Nous n’avons jamais vraiment joué du jazz ensemble.
Auprès de quels musiciens pensez-vous avoir ensuite le plus appris ? Il y a deux réponses à cette question. La première – et il n’est pas question ici de vouloir paraître évasif ou je ne sais quoi – est de dire que j’apprends véritablement à chaque fois que je joue avec quelqu’un, qu’il soit connu ou non. Je suis de temps en temps bousculé par un partenaire qui me fait penser et jouer différemment ou m’oblige à trouver la réponse adéquate – qu’elle soit un son, une mélodie, une technique alternative à mettre en place – à sa façon d’improviser. La seconde réponse que je ferai tiendrait de la longue liste – rangée sans ordre particulier – de musiciens auprès desquels j’ai beaucoup appris : Roswell Rudd, Ken McIntyre, Alan Silva, William Parker, Jemeel Moondoc, Cooper-Moore, Matt LaVelle, Gebhard Ullmann, Sabir Mateen, Will Connell, Peter Zummo, Dick Griffin, Grachan Moncur III, Chad Taylor, Michael Marcus, Jackie Byard, Cecil Taylor, Fred Anderson, Alvin Fielder, Kidd Jordan, Matt Heyner, Anthony Braxton, Prince Lasha, Rob Brown, Jackson Krall, James Finn, Lou Grassi, Perry Robinson, Lionel Hampton, Wilber Morris, Butch Morris, Joe Morris, Buddy Rich, Larry Ridly, Warren Smith, Bill Dixon, Joe Bowie, Joey Baron, Tim Berne, Herb Robertson, Joe Dailey, Bill Lowe, Raphe Malik, Barry Altschul, Hill Greene, Ken Vandermark… Et puis tellement d’autres.
Vous menez aujourd’hui plusieurs ensembles. Pourriez-vous me dire quels sont les points qui rapprochent et éloignent vos différents projets (Slammin’The Infinite, Fire Into Music, Nation of We et Unified Theory of Sound) ? Eh bien, les musiciens ne sont pas les mêmes, bien sûr, et les combinaisons sont différentes. Certains musiciens jouent à la fois dans Slammin’ et Nation, comme Sabir (Mateen, ndlr) et Matt Heyner. Et puis Jemeel (Moondoc, ndlr) joue dans Fire Into Music et Unified. En fait, autant que l’organisation et l’écriture me le permettent, je demande tout de chacun des musiciens présents dans l’ensemble, ou d’untel que je souhaite entendre avec tel autre, et je pars de là. L’approche musicale de Jemeel et celle de Sabir sont assez différentes. Sabir est un joueur énergique tandis que Jemeel a une approche unique du rythme et de l’harmonie. Ces deux styles m’intriguent, et je les apprécie au point que j’ai voulu les explorer au travers d’une collaboration qui me permettrait d’organiser une musique qui ne les obligerait pas à rogner sur leurs talents d’improvisateurs, ce qui a eu pour résultat une musique très particulière. Avec Slammin’ The Infinite, je pense avoir édifié une combinaison unique de joueurs très énergiques qui peuvent profiter de beaucoup d’espace, y installer des textures différentes et s’adonner à des pratiques instrumentales alternatives. En ce qui concerne Fire Into Music, mon approche est un peu harmonique, donne à entendre une emphase basée sur des mélodies anguleuses et des rythmes soutenus et endurants. Unified me donne, quant à lui, la chance de diriger un ensemble plus restreint dévoué à des approches rythmiques plus complexes, et, comme j’ai pu le faire l’année dernière en concert, d’inclure quelques chants à ma poésie. Avec Nation, enfin, il s’agit de son, et encore de son. Je le vois d’autant mieux maintenant que je développe une écriture plus complexe, qui requiert notamment l’usage de cordes. Avec tous ces groupes, il s’agit de ne pas se redire, le challenge est plutôt de rendre la plus petite sonorité complexe et mystérieuse. La redite rendrait la chose moins efficace, et je veux jouer de la musique qui agrippe l’auditeur et investisse son corps, sa raison et son âme.
Dans ces ensembles, y a-t-il des musiciens desquels vous vous sentez plus proches que d’autres ? Avec lesquels vous partageriez vos conceptions musicales ? Voilà une question difficile… Dans un groupe, il ne s’agit pas de fonctionner de cette sorte. J’essaye vraiment d’offrir à ces ensembles un terrain ouvert sur lequel évoluer, que ce soit sur scène ou dans la voiture qui nous mène là où nous devons jouer. Parfois, sur la route, on s’éparpille en petits groupes mais, heureusement, nous restons tous focalisés sur la musique. Alors, il n’y a pas de preuve plus évidente d’affinité que lorsque nous jouons ensemble, et cela fonctionne. Je regarde vraiment Sabir, avec son incroyable énergie, comme un élément qui me pousse à maintenir ce rapport à la musique, et qui me pousse au dehors de moi et de mes limites. Avec Jemeel, il s’agit d’entendre plus harmoniquement et d’essayer de trouver comment utiliser le trombone à propos. William Parker et Hamid (Drake, ndlr) vous font bien sûr travailler tout en vous laissant un espace qu’il vous faut vous-même trouver, et dans tous ces groupes, je pense avoir tiré bénéfice de musiciens qui se répondent l’un à l’autre quand il le faut, ou s’encouragent les uns les autres lorsque cela est nécessaire.
A propos, d’où viennent les noms de vos groupes ? D’une métaphysique inquiète qui guiderait vos pas ? En un certain sens, oui. Ce n’est pas le cas de tous les titres de mes compositions mais, souvent, ils expriment un aspect de ma personnalité que j’aimerais faire connaître aux gens, ou sur lequel ils pourraient s’interroger. Je pense que l’art de l’improvisation est une activité métaphysique – du moins l’est-il pour moi –, alors, pourquoi ne pas exprimer cela à travers des noms? Je crois que nous sommes des êtres spirituels et c’est pourquoi ce qui nous motive décide de comment nous nous conduisons, dans tous les secteurs de la vie. Cela n’a rien d’un truc « new age », mais un aspect bien réel de la vie pour moi. Cela ne veut pas dire non plus qu’il n’est pas question de prendre du bon temps, d’être drôle ou joyeux. Plutôt tout le contraire, en fait…
Comment choisiriez-vous de nous présenter vos derniers enregistrements ? Le disque du Nation of We est un document formidable qui m’a convaincu d’aller encore plus loin dans cette voie. L’expérience de ces musiciens donnant tout lors de cette séance, et pour très peu d’argent, est en effet très inspirante. Ils jouent tous si merveilleusement et en si bonne entente que ce disque me donne la preuve de la chance que j’ai de les connaître. J’espère que cette expérience pourra se poursuivre et que je pourrais les payer un peu mieux dans un futur proche. Depuis que je suis sorti de ces grands ensembles (ceux de Buddy Rich, Lionel Hampton), pouvoir enregistrer des choses de cette qualité est un rêve devenu réalité. Le concert que nous avons donné au Vision Festival est aussi un grand moment. Chacun joue à merveille et l’addition à l’ensemble de John Blum est un coup de chance – avec lui, nous avons aussi enregistré en studio, j’espère que cela sortira bientôt. Fire Into Music est aussi un bel album. Chacun a répondu aux attentes de cette occasion, et je suis heureux d’avoir pu enregistrer For Grachan, et de voir la belle tournure que cette interprétation a prise. J’ai vraiment eu beaucoup de chance de mettre en place ce que j’ai toujours souhaité musicalement tout au long de ma carrière, et de voir mes enregistrements produits un peu partout dans le monde.
Vous pensez avoir dit tout ce que vous désiriez pour le moment ? Non, jamais de la vie… Je sens qu’il y a encore à dire. Je ne sais pas si cela va changer. Je connais des musiciens qui n’ont plus ce sentiment, mais je ne suis pas dans le milieu depuis si longtemps que ça. Je fais aussi partie d’un groupe qui s’appelle Magical Listening Hour, qui explore davantage les textures sonores et un genre d’improvisation sérielle, et qui vient de sortir un autoproduit : Live @ The Seaport.
Parmi vos multiples projets, auxquels allez-vous vous consacrer dans un future proche ? Eh bien, Slammin’ The Infinite effectuera une tournée en Europe en avril prochain. J’espère avoir d’autres dates avec Unified à New York, où Nation of We jouera bientôt Phantasies On Donna Lee (Living Therater, mars 2008, ndlr). Avec Gebhard Ullman, je mène aussi un autre groupe, qui comprend Barry Altschul et Hill Greene, et avec lequel je partirai en tournée au printemps avant de donner quelques concerts en Europe. Roswell Rudd jouera aussi en compagnie de Barry Altschul et Henry Grimes au printemps et à l’automne 2008. Je pense aussi enregistrer un disque en solo, tandis que quelques enregistrements verront le jour dans l’année à venir. Enfin, je continue de travailler avec le groupe de Ken Vandermark, Bill Dixon, et le Basement Research de Gebhard Ullman, programmé à Cracovie. J’espère donc qu’on voudra bien dire que je continue à faire de la musique. A ma façon, et en compagnie de personnes que j’apprécie.